Le tragique XVIIe siècle à Saint-Avold

Extraits de l’article réalisé en 1998 par des élèves du Lycée J.V. Poncelet illustré par des gravures de Jacques Callot et paru dans le “Cahier Naborien” n° 14

Durant l’année scolaire 1997-1998, et dans le cadre de la préparation à l’option du Baccalauréat « Langues et culture régionales des pays mosellans », neuf élèves de classe de seconde du lycée Poncelet de Saint-Avold, encadrés par Pascal FLAUS, archiviste municipal, Jean-Yves PENNERATH et Hervé HOCQUET, professeurs d’histoire-géographie, ont étudié deux documents déposés aux archives municipales de Saint Avold. Ces neuf élèves sont Soraya BAADA, Marie-Claude BIGOT, Sarah GOTTWALLES, Rachel REINERT, Corinne SEBERT, Séverine SPANNAGEL, Sébastien BONARDI, Lothaire BRISTEL et Jean-François JUNG.

Le premier document est un recensement des maisons de Saint-Avold en 1658. Il indique pour chacune d’elle si elle est détruite ou non, son propriétaire et son éventuel locataire. Ce dénombrement ne précise hélas pas l’adresse. Le second document est un texte de treize plaintes du 9 janvier 1676 devant la municipalité de Saint-Avold. Ces plaintes précisent les différentes exactions subies par ces treize familles lors du cantonnement dans la ville des militaires à la solde du roi de France. Ces deux documents traduisent bien les malheurs de la population soumise à de nombreuses guerres dans ce tragique XVIIe siècle.

La Lorraine convoitée par la France et l’Allemagne durant presque un millénaire

Le partage de Verdun de 843 entre les trois petits-fils de Charlemagne voit la création de trois Etats : la Francie occidentale, devenue ensuite royaume de France, la Francie orientale, devenue ensuite Saint Empire Romain Germanique, et au centre la Lotharingie, royaume de Lothaire, Lothringen en allemand, et future Lorraine en français. Cette position médiane et les multiples découpages féodaux successifs aboutissent à l’apparition d’une Lorraine à la fois divisée en plusieurs Etats et constamment tiraillée entre royaume de France et Empire germanique.

La Lorraine du XVIIe siècle est formée, outre de multiples petites seigneuries, de quatre Etats principaux :

  • le duché de Lorraine et de Bar, unis depuis le début du XVe siècle sous la même couronne,
  • l’évêché de Metz,
  • l’évêché de Toul,
  • l’évêché de Verdun. Si tous ces Etats sont à l’origine terres de l’Empire germanique, les prétentions françaises et les conflits successifs en font passer progressivement des parties sous domination du royaume de France. Le « terrible XVIIe siècle » est une des périodes majeures de cet affrontement.

L’histoire de la Lorraine est donc celle d’une lente conquête par la France au détriment de l’Etat germanique. Dès 1301, le Comte de Bar doit hommage au roi de France pour la partie du comté située à l’ouest de la Meuse, désormais appelée Barrois Mouvant. En 1552, dans le contexte des guerres de religion, la « chevauchée d’Austrasie » permet aux troupes françaises d’Henri II d’occuper les Trois Evêchés. Le siège de Metz par l’empereur Charles Quint est un échec, il ne parvient pas à récupérer ses terres devenues françaises de fait; elles ne seront reconnues françaises de droit que presque un siècle plus tard, par les traités de Westphalie qui mettent fin en 1648 à une autre guerre d’origine religieuse, la Guerre de Trente Ans.

La domination française est cependant parfois contestée. Ainsi en 1581, le duc de Lorraine Charles III achète la châtellenie de Hombourg-Saint-Avold au duc de Guise, évêque de Metz et cardinal de Lorraine. Notre région tombe ainsi franchement dans le camp catholique, dirigé notamment par la Ligue, durant ces décennies troublées par les affrontements religieux. Le choix très net du camp catholique par les ducs de Lorraine successifs fait de Saint-Avold une terre régulièrement ravagée par les troupes des deux camps qui s’affrontent lors des multiples guerres de religion. La Guerre de Trente Ans est le plus meurtrier de ces affrontements, comme en témoignent notamment les gravures très réalistes de Jacques Callot.

La Guerre de Trente Ans (1618-1648) et le « tragique XVIIe siècle »

En 1618 éclate la Guerre de Trente Ans, à l’origine pour des raisons religieuses. Ce conflit commence par opposer les princes germaniques protestants à la famille impériale de Habsbourg, championne du catholicisme. La France de Richelieu, qui soutient financièrement les adversaires protestants de l’empereur, entre directement en guerre lorsque les Habsbourg semblent l’emporter. La Lorraine se trouve alors au milieu d’une confrontation européenne, en particulier entre le royaume de France et le Saint Empire Romain Germanique. La France et la Suède sont finalement victorieuses, laissant l’Allemagne, véritable champ de ruines, divisée politiquement et religieusement.

Le duché de Lorraine, rangé dans le camp impérial catholique, paie lourdement le passage des troupes et la défaite. Le peuple lorrain vit lui aussi une période très difficile, le passage des armées anéantit les réserves agricoles et ruine les habitations; beaucoup meurent ou fuient, et les survivants sont confrontés à la famine, aux épidémies, aux exigences fiscales… Le bilan est très lourd et durable pour la population : la Lorraine perd la moitié de ses habitants au XVIIe siècle, et Saint Avold ne compte plus que quarante-cinq habitants au milieu du siècle ! Le recensement de 1658 montre d’ailleurs que la grande majorité des maisons naboriennes est en ruines.

Les traités de Westphalie en 1648 consacrent l’annexion française des Trois Evêchés et de l’Alsace. Or, pour gagner ses terres alsaciennes depuis son royaume, le Roi de France doit traverser le duché de Lorraine, source de nouvelles occupations, de 1632 à 1661, puis de 1670 à 1697, d’autant plus que le duc de Lorraine Charles IV régulièrement ne tient pas ses engagements internationaux face au vainqueur français. Les deux documents étudiés, de 1658 et 1676, datent donc de ces deux occupations qui prolongent la Guerre de Trente Ans dans notre région.

Cette période est marquée essentiellement par ie règne du duc de Lorraine Charles IV de 1625 à 1675, avec quelques années d’interruption. Charles IV est plus un soldat qu’un homme politique. Il choisit constamment le camp impérial et combat son puissant voisin français, mais il est régulièrement battu. Il doit céder à plusieurs reprises des terres, céder aussi temporairement à deux reprises le trône ducal. Quand un traité international lui rend son bien, il ne respecte pas sa parole et ne tarde pas à le violer, ce qui lui vaut de nouvelles guerres et de nouveaux malheurs pour la population de ses Etats. Son neveu Charles V devient duc de Lorraine en 1675 et le reste jusqu’en 1690. Mais ce règne est tout théorique puisqu’il ne peut jamais accéder à son trône et se consacre à la guerre au service de l’empereur, notamment contre les Turcs. Ce n’est que son fils Léopold qui récupère le trône lorrain en 1697.

Le recensement des maisons de Saint-Avold en 1658

Ce document de 1658 adressé à « leurs Altesses », donc au duc de Lorraine Charles IV, fait état de destructions qui commencent en 1637, soit plus de vingt ans auparavant, vers la fin de la Guerre de Trente Ans, et dues au logement des soldats. La liste recense trois cent trente bâtiments, dont trois cent seize semblent destinés au moins en partie à l’habitation. Le but premier de ce recensement est de déterminer l’état des bâtiments.

Largement plus des deux tiers des bâtiments de Saint-Avold sont donc ruinés. Certaines précisions sont parfois données, puisque six maisons sont déclarées « en partie ruinées », une « presque ruinée délaissée », une « en mauvais état » et une enfin « ruinée au-dedans », ce qui prouve que les deux cent vingt-quatre autres notées « ruinées » le sont effectivement, puisque l’auteur prend le soin de préciser lorsqu’elles ne le sont pas totalement. Le cas des bâtiments neufs est lui aussi intéressant. Deux au moins sont des reconstructions de bâtiments ruinés, comme le précisent les expressions « ruinée puis rebâtie en étable » et « sera tantôt achevée de rebâtir, encore inachevée », et il est donc possible de les ajouter aux plus de 70 % de maisons détruites. D’autre part, ce faible nombre de quatre constructions ou reconstructions, ajouté à la reconversion d’une maison neuve en étable, semble indiquer qu’une grande partie de la population, qui a dû certainement fuir Saint-Avold en ruines, ne cherche que bien peu à y revenir. Une partie des habitants est certainement aussi décédée et peut-être faut-il envisager que certains, trop pauvres, vivent dans les ruines, attendant d’avoir les moyens de reconstruire.

Les adresses ne sont pas précisées dans cette liste, mais il est raisonnable de penser qu’elle a été faite par rue afin de ne rien oublier. Si cette supposition est admise, il faut souligner que les rares maisons intactes ne sont pas particulièrement groupées dans la liste, à quelques exceptions près, et Saint-Avold devait donc offrir le triste spectacle d’une ville aux ruines très nombreuses, avec ça et là une ou quelques maisons debout, et non un quartier entier préservé à côté d’autres totalement détruits ou abandonnés. L’atmosphère qui s’en dégageait ne devait pas pousser à l’optimisme et à la joie de vivre…

En analysant plus en détail, quelques tendances apparaissent : La plupart des bâtiments aujourd’hui appelés publics sont en ruines, c’est le cas de deux des trois fours, les deux appartenant à « leurs Altesses »; seul celui des sieurs de Varsberg subsiste. C’est aussi le cas des deux « escholes », de « l’étuve de la ville », de « l’hospital et sa grange ». De plus, à sept reprises il est signalé des granges, écuries ou étables ruinées, comme annoncé dans l’introduction « les maisons dites entières ne s’en trouve pas dix qui ait encor leurs granges et estableries »; l’activité agricole à Saint-Avold, qui doit satisfaire les besoins vitaux de la population, a donc énormément souffert. Quant aux quatre maisons signalées comme appartenant à la ville, elles sont louées à la « sage femme », à deux « paistres » et au « porcher », mais toutes quatre déclarées « ruinées ».

En revanche, d’autres bâtiments ont été épargnés; c’est le cas notamment de la plupart des bâtiments religieux, « couvent des religieuses » appartenant aux sieurs Arnet ou « maison curiale » louée à trois hommes, maison de messire Jacob curé d’Ebersviller et locataire, une maison des religieuses louée, et la « maison franche de l’Abbé de Longeville » où réside son prévôt. Faut-il y voir le respect des soldats face à des occupants ou propriétaires membres du clergé ? Mais une maison de l’Abbaye est ruinée. Ou faut-il simplement penser que les clercs ont été prioritairement relogés ? La réponse combine certainement les deux hypothèses. Autres bâtiments en partie préservés, ceux de la noblesse, à savoir 1’ « hostel de leurs Altesses » et une « maison à leurs Altesses », une « maison de sieurs de Wasperg » et leur four banal. Il reste cependant, comme souligné ci-dessus, les deux autres fours banaux de « leurs Altesses » ruinés, ainsi qu’une « maison de Créhange », peut-être propriété des comtes de Créhange proches. Personne n’a donc semblé totalement à l’abri, même si proportionnelle-ment les bâtiments religieux ou nobles sont moins touchés.

Le texte de plaintes du 9 janvier 1676

L’arrivée de soldats est toujours crainte : les casernes sont encore quasi inexistantes et ils sont précédés d’une réputation déplorable de vivre sur le pays sans ménagement, réputation non usurpée à la lecture de ce document… Saint-Avold, en cet hiver 1676, n’échappe pas au malheur. Treize témoignages donnent une idée des exactions d’une troupe de passage, même très temporairement puisqu’elle n’est restée que du 7 au 9 janvier 1676, deux nuits et une journée. Le désarroi des habitants est grand car le bilan est dressé le jour même du départ des soldats. Il semble d’après les archives que cette plainte n’ait donné lieu à aucune réparation car il n’y est pas fait mention ultérieurement.

Le nombre de soldats recensés dans les treize habitations est de près de trois cents, ce qui est énorme pour une population d’environ huit cents âmes à l’époque; le nombre de logés par maison est souvent de plusieurs dizaines, certainement en majeure partie dans les granges. Les autres habitants sont-ils dispensés du logement de troupes ? Ont-ils racheté cette obligation ? D’autres ont-ils une demeure trop petite et sans grange ? Certains ont peut-être logé des soldats qui se sont bien tenus et n’apparaissent donc pas dans cette plainte. De plus ce sont des troupes d’occupation étrangères alliées à la France : le texte recense près de deux cent trente Anglais et dix-sept Irlandais. Ils parlent donc une autre langue que celle des Naboriens, ce qui ne facilite pas le dialogue.

Les Naboriens se plaignent que les gens de guerre puisent dans leurs réserves de nourriture et singulièrement de boisson. Les distractions étant certainement rares, les beuveries étaient courantes chez les soldats. Le fait de nourrir les troupes de passage était normal à l’époque, mais l’exagération est difficilement supportable. Les soldats semblent particulièrement apprécier les meubles qu’ils emportent, peut-être pour les revendre un peu plus loin, et dans une moindre mesure vêtements et nourriture pour améliorer leur ordinaire futur. Les dénonciations de violences sont un peu moins nombreuses, mais concernent tout de même plus de la moitié des plaignants car la soldatesque enivrée devait difficilement se contrôler. Quatre tentatives de viol sont consignées dans la plainte, soit chez presque un tiers des plaignants et à deux reprises, plusieurs filles sont convoitées. Le plus étonnant est que, paradoxalement, aucune n’ait semblé aboutir. Comment imaginer que plusieurs soldats ou même dizaines de soldats, à une époque où le respect de la personne humaine est encore bien limité, et après avoir bu vin et bière sans retenue, aient pu être mis en déroute par la famille ou les voisins ? Peut-être l’intervention d’un officier appelé à l’aide a-t-elle été salutaire ? Ou peut-être faut-il plutôt y voir le désir des victimes éventuelles et de leur famille de sauver leur honneur public en prétendant que le viol a échoué… Il faut noter enfin que, dans son malheur, la population n’a cependant pas à déplorer de mort.

Les plaignants sont d’ailleurs majoritairement des plaignantes, dans sept cas sur treize; pour les deux veuves cela semble normal, en revanche, les cinq autres semblent déposer à la place du mari, ce qui montre un statut ou une reconnaissance sociale non négligeable, surtout lorsqu’il s’agit de dommages causés à la bonne marche de la famille.

Conclusion

L’étude de ces deux écrits naboriens confirme largement l’existence de grands malheurs qui frappent les populations lorraines au XVIIe siècle. Mais plutôt qu’à des statistiques, résultat d’études historiques, c’est à des personnes précises que les élèves ont été confrontés, à leurs malheurs concrets et à leur expression parfois naïve. Si beaucoup de questions demeurent après l’étude de ces deux documents, ils ont néanmoins touché du doigt l’objet même de l’Histoire : l’être humain dans toute sa réalité et sa complexité.