“Da Grossa Fora Colenna” Le grand almanach de Saint-Avold.

Par Bernard BECKER

Au temps des almanachs

Le mot almanach, dérivé de l’arabe “al manah” “calendrier”, est attesté en latin médiéval. En 1303, le terme “almenach” est utilisé pour une éphéméride où figurent les positions du soleil et de la lune. Avec l’invention de l’imprimerie et de l’estampe, ce type de calendrier va se développer et se diffuser très largement, sous deux formes. La première est celle d’un livret comprenant le calendrier proprement dit, enrichi de conseils pratiques et de prédictions. La seconde est celle d’une feuille volante, destinée à être placée sur un mur, où le calendrier est accompagné d’idéogrammes et d’une image pieuse ou satirique. Ces deux formes portent le nom usuel d’almanachs, mais la seconde est aussi appelée almanach illustré, calendrier mural, almanach ou calendrier mural illustré.

Très peu représentés aux XVe et XVIe siècles, ils restent rares sous le règne de Louis XIII (environ 20 pièces connues). En effet, il faut attendre non seulement que la taille-douce s’installe à Paris et que les officines éditoriales et commerciales acquièrent une certain surface, mais surtout que soit compris par le pouvoir tout le parti que l’on peut tirer de ce type d’image sur le plan de la propagande. En ce domaine, le règne de Louis XIV est exemplaire et c’est à cette époque que les almanachs sont les plus nombreux (plus de 600 pièces connues) et les plus beaux car les meilleurs artistes de l’estampe y participent souvent. C’est aussi à ce moment que l’actualité prend dans les images une importance considérable, aux dépens des sujets facétieux et légers. La production se maintient tant bien que mal sous le règne de Louis XV (environ 120 pièces connues), puis devient presque inexistante à la fin du XVIIIe siècle.

Les producteurs des almanachs sont de grands éditeurs d’estampes parisiens, comme les Landry, les Moncornet, les Jollain, les Bonnart, les Langlois, ces derniers ambitionnant même de réaliser une histoire en images du règne de Louis XIV. Les artistes, dessinateurs et graveurs, sont souvent restés anonymes, car les almanachs sont généralement le fruit d’un travail collectif d’atelier où l’éditeur assume le premier rôle.

L’un des almanachs les plus anciens est “Le Messager boiteux “, qui paraît encore de nos jours et ce depuis 1708 ! “Le Messager boiteux “ se revendique comme relatant les observations astrologiques de chaque mois, le cours du Soleil et de la Lune et les foires d’Allemagne, Suisse et de plusieurs départements de la France qui avoisinent la Suisse. À l’origine, cette publication était l’édition en français d’un almanach bâlois, donc alémanique, qui datait de 1677. Amplement diffusée par les circuits locaux et régionaux de colportage, cette traduction connut un tel succès auprès des populations suisses de langue française, notamment dans le pays de Vaud, mais aussi auprès des populations frontalières de Franche-Comté (rattachée à la France depuis 1678), que “Le Messager boiteux “, désormais conçu à Vevey, ne fut plus édité qu’en français. Sur ce modèle existèrent, épisodiquement, plusieurs “Messagers boiteux” départementaux.

L’Almanach des Muses, publication poétique annuelle, fondée en 1765 par C.-S. Sautreau de Marsy, connut un grand succès. Cet almanach, qui porte d’ordinaire comme sous-titre “Choix de poésies fugitives”, souhaita se distinguer des autres publications de ce genre en proposant, en plus d’un florilège de poésies récentes ou de romances (avec leurs partitions), des notes critiques ainsi que des informations sur l’actualité littéraire ou théâtrale ; il parut jusqu’en 1833.

L’Almanach royaliste était une publication de propagande monarchique légitimiste, apparue en 1873 à un moment où, après l’effondrement du Second Empire, la restauration monarchique fut sur le point de se réaliser. Portant en exergue “Dieu et le Roi”, cri de ralliement des royalistes lors des guerres de Vendée, cet almanach était consacré au passé et à l’avenir de la monarchie française : en épigraphe sur la page de titre, une citation : “Hors de la monarchie héréditaire, il n’y a ni repos, ni grandeur, ni prospérité pour le pays, condamné par une nécessité fatale à passer incessamment de la licence à l’oppression, de l’anarchie au despotisme”.

Les almanachs ont abordé tous les domaines, y compris celui de l’humour et de la parodie. Dans cette veine, on ne peut manquer d’évoquer l’Almanach Vermot, véritable institution qui fête ses 125 ans d’existence en 2011 : on lui doit le désormais classique “comment vas-tu…yau de poêle ?”. Plus sarcastique, plus iconoclaste aussi, l’Almanach illustré du Père Ubu d’Alfred Jarry, enrichi des lithographies bicolores de Pierre Bonnard, constitua à la fois une curiosité littéraire, une œuvre artistique et une originalité typographique.

Force est de constater que les almanachs n’ont plus le même impact aujourd’hui. Du XVIIe siècle au début du XXe siècle, les almanachs étaient une lecture très populaire et figuraient après la Bible parmi les ouvrages les plus imprimés et les plus lus. Certains comportaient même des pictogrammes afin de pouvoir être lus en rébus par les analphabètes. Les moyens modernes de communication ont balayé tout cela !

Le grand almanach de Saint-Avold

C’est à Philippe Bronder que l’on doit “le grand almanach de Saint-Avold” (“Da Grossa Fora Colenna” en langue locale) qui ne connut hélas que trois numéros : 1891, 1892 et 1893. On sait peu de choses de Philippe Bronder. Il est né à Saint-Avold en 1843, dernier d’une famille de sept enfants. Il se marie à Altviller avec Barbe Richert dont il aura deux filles. Il est à la fois instituteur, libraire et éditeur. Il est surtout connu pour avoir publié, en 1868, une “Histoire de Saint-Avold” (rééditée en 1989) qui fit longtemps autorité. Une rue de la ville porte aujourd’hui son nom.

Au début de l’année 1890, Philippe Bronder songea à une publication annuelle qui, outre les éphémérides et des renseignements divers tels des conseils de jardinage, serait essentiellement consacrée à la sauvegarde des traditions locales, des chants et des légendes en usage dans le pays naborien et dont il pressentait la prochaine disparition. L’idée séduisit un certain nombre de souscripteurs et le premier “Grossa Fora Colenna” vit le jour le 31 août 1890, jour de la fête de Saint-Avold.

Année 1891

Dans cette première édition du “Grand Almanach”, Philippe Bronder, s’adressant aux souscripteurs, tient à préciser ses objectifs. Il le fait en ces termes : « Voici un jeune almanach qui pour la première fois va pénétrer au milieu de vos demeures. Ce n’est plus un étranger à l’allure timide ou effrontée désirant frapper à vos portes; c’est un ami impatiemment attendu. Vos nombreuses et sympathiques souscriptions l’ont appelé à vos foyers et lui promettent un bienveillant accueil.

Dans ces nombreuses pages illustrées, il vous apporte des bouquets de légendes et de gais récits, véritable écrin cher aux amis de Saint-Avold. En venant au milieu de vous, le “Grossa Fora Colenna” n’a eu qu’un désir, celui de vous être agréable; qu’une pensée, celle de réunir quelques unes des nombreuses histoires que l’on se racontait autrefois pendant les soirées d’hiver. Réunis au coin du feu, avec quel plaisir et quelle attention, on écoutait les aînés quand ils déroulaient devant nous les annales du pays et la tradition locale émaillée de légendes terribles et de contes fantastiques.

De nos jours, il faut bien l’avouer, nos multiples occupations nous font négliger les causeries du foyer, les vieilles légendes, qui avaient tant d’attraits pour nos pères, nous font sourire.

Bientôt même elles seront complètement inconnues. L’almanach, après les avoir recueillies de côté et d’autre, vous les offre. Vous les lirez et après vous vos enfants en feront leur récréation et le “Grossa Fora Colenna” restera dans vos familles comme un souvenir de ce bon vieux temps qui a passé.

Nous avons vivement recommandé à l’almanach de ne pas paraître avant que l’année 1891 ne lui ait ouvert ses portes. Mais il nous a été impossible de calmer son impatience; c’est pourquoi vous le voyez arriver aujourd’hui, fête de Saint-Avold, ce 31e jour du mois d’Août de l’an de grâce 1890 ».

Outre la liste des “fêtes et dévotions chères aux fidèles de Saint-Avold”, l’almanach propose quatre grands récits : “Saint Nabor au pays de Saint-Avold”, “Les mystérieux habitants du Bleyloch”, “Clotilde de Varsberg”, “Das Wahrelicht de la Révolution” (épisode de Saint-Avold au temps de la Terreur) et des articles documentaires consacrés au “Mammouth antédiluvien des environs de Saint-Avold”, aux “Coquillages des Mers de Saint-Avold”, à la nouvelle chapelle Notre-Dame, à la pierre tournante d’Altviller et à la “Bonne-Fontaine” de Moulin-Neuf. Le tout est agréablement illustré et le dialecte local n’est pas oublié.

Année 1892

Dans son message aux souscripteurs, Philippe Bronder se félicite de l’accueil réservé à la première édition de son “Grand Almanach de Saint-Avold” et n’hésite pas à citer quelques appréciations de lecteurs. Si l’un d’entre eux estime que “cela sent un peu le jésuite”, la plupart trouvent l’almanach “superbe” et encouragent son auteur à continuer.

Cette deuxième édition invite le lecteur à découvrir ou redécouvrir la chapelle Sainte-Croix et lui propose une longue visite de Hombourg-Haut, “ses sites, ses monuments, ses antiquités, ses ruines et ses légendes”. On y trouve également, entre autres textes, deux longs récits historiques : “Ivan Platoscoff, épisode de l’invasion de 1814” et “Les compagnons du devoir, épisode de Saint-Avold au XVIIIe siècle” ainsi qu’une légende, celle du Chasseur Errant que nous reproduisons ci-dessous, à titre d’exemple.

Le chasseur errant

Une vieille légende de Saint-Avold

Enfants et jeunes gens, éloignez-vous du Steinberg quand le soleil se couche à l’horizon et que le disque de la lune commence à paraître derrière les arbres de la forêt ! Craignez l’approche du Chasseur Errant qui rôde sur la lisière du bois et vous entraînerait dans son obscur palais, au fond des gouffres d’où nul mort n’est jamais revenu. Ouvriers, promeneurs et chasseurs, fuyez cet ogre sylvestre si vous ne voulez pas devenir la proie de sa meute vorace à laquelle vous ne sauriez échapper, malgré votre courage et vos armes.

Ainsi commence la légende du Chasseur Errant, maître souverain du vaste Steinberg.

Vous qui riez si malicieusement, n’avez-vous jamais vu l’immense et profond entonnoir du “Staïnbergaknopp” qui donne accès à la demeure du Chasseur Errant ? N avez-vous jamais vu ce terrible roi du Steinberg, fantôme insaisissable que n’ont pu atteindre encore ni les flèches de l’antique chasseur ni les balles de la carabine moderne ? Interrogez les anciens et les vieilles traditions de Saint-Avold, ils vous diront le nombre de personnes qui l’ont vu passer au galop à travers les taillis de la forêt et ceux qui ont entendu le son du cor appelant la meute infernale. Combien vous raconteront qu’ils l’ont vu poursuivre ses victimes jusqu’au “Würtzmil” ou au Moulin-Neuf !

Heureusement pour le pays, la puissance du Chasseur Errant, s’évanouit aux premières lueurs de l’aurore; il n est plus à craindre dès que le soleil se lève. Il s’efforce alors de regagner au plus vite les retraites les plus cachées de la forêt.

Depuis longtemps, bien longtemps déjà, le Chasseur Errant habite le Steinberg, condamné à errer jusqu’à la fin des temps en punition de ses crimes et de son ingratitude.

Le seigneur Dormen, dont le nom signifie grand chasseur, était cousin de la fée Mélusine et même, dit la légende, de la comtesse Bertsam, métamorphosée en crapaud et qui attend sur le Hérapel qu’un jeune et beau pâtre vienne la délivrer et lui rendre sa première vie.

La fée Mélusine, alors dans toute sa puissance, avait construit, dans une nuit, sur le sommet du Felsberg, le plus admirable palais que l’on ait jamais vu sur terre. Elle l’offrit au seigneur Dormen et ce jour fut fêté par des réjouissances extraordinaires, auxquelles furent invités les Lutins, les Génies, les Fées et les Farfadets de la contrée. La légende ne nous dit rien des sorcières qui nous paraissent n’avoir pas encore existé à cette époque reculée.

Au dessert, la fée Mélusine, dans sa belle robe azur et or porta un toast en ces termes : « Je bois à votre santé, puissances supérieures qui m’entourez, je bois à votre santé, prince Dormen. Puissiez-vous être toujours pour la contrée, l’arbitre de la paix et la protection des malheureux. Faites fleurir, prince, l’agriculture si nécessaire à l’humanité et étendez sur le pays les bienfaits de vos immenses richesses. Mais si jamais cette fortune devait vous faire dévier de la voie de la justice et de la raison, j’appellerai à moi mes amies pour vous punir, car j’aurai perdu en vous toute confiance ».

Elle dit et les invités disparurent aussitôt, retournant dans leurs montagnes, dans leurs forêts ou près de leurs rivières. Le prince demeuré seul dit : « Sotte fée, tes conseils et tes menaces me laissent également indifférent ».

À partir de ce jour, le prince se montra intraitable, dur et cruel pour les pauvres gens. Il rançonnait sans merci les voyageurs égarés sur ses domaines. Ses obscurs souterrains étaient remplis de malheureux retenus prisonniers sans motif et cruellement tourmentés. Son château était toujours ouvert aux riches et aux puissants; ce n’étaient que fêtes, réjouissances, chasses et orgies nocturnes.

La fée Mélusine apprit cette conduite et en eut un grand déplaisir. Malheureusement, par une fatalité dont la légende ne nous a pas transmis les détails, la fée Mélusine avait été métamorphosée en dragon ailé et enfermée dans un puits profond du château de Hellering. Mélusine, au fond de son puits, pleura amèrement et attendit, mais en vain, le secours du prince Dormen. Ce dernier continuait sa vie de dissipation et s’inquiétait fort peu de la pauvre fée.

Heureusement pour la prisonnière, tous les sept ans, pendant sept jours, elle recouvrait sa liberté et sa puissance. À sa première sortie, la fée Mélusine se rendit en toute hâte au palais du Felsberg. En traversant le Steinberg, elle passa dans la rapidité de son vol à travers un gros chêne qui lui barrait le passage. Cet antique représentant de la forêt existe encore aujourd’hui, on l’appelle le Chêne-Percé, le Chêne de la Fée, ou le Chêne de la Sorcière.

Arrivée près du château du prince Dormen, la fée s’arrêta un instant. Elle admira les fines sculptures des constructions et les gracieux clochetons de ses tourelles. Elle vit entrer et sortir une foule de princes charmants et de princesses plus belles que le jour. Elle reprit aussitôt sa course et, de ses ailes, effleurant le château, elle souffla sur les tourelles et ce superbe monument fut aussitôt réduit en poussière. Les cailloux, dit la légende, si nombreux sur le Felsberg, ne sont que les larmes durcies des nombreux infortunés qui ont péri dans cette catastrophe. Et le passant s’arrêtant effrayé disait : « Qu’est devenu ce superbe palais ? N’était-ce point ici la demeure du prince Dormen ? ».

Pendant ce temps, le prince chassait dans la forêt un gibier rare promis à ses invités. Quand il fut de retour, il chercha en vain son manoir; l’herbe avait déjà couvert la place des ruines. La colère s’empara de lui. Il lança ses injures contre le ciel et, plein de honte et de colère, il courut s’enfermer dans les plus ténébreuses solitudes du Steînberg.

Sept jours après, la fée Mélusine revenait de son voyage et se dirigeait vers Hellering. En passant par le Steinberg, elle rencontra Dormen au milieu des rochers, entouré d une meute nombreuse. « Homme impitoyable et félon chevalier, dit-elle, en punition de tes forfaits tu seras obligé d’errer dans ces bois jusqu’à la fin des temps. Le monde te fuira comme un être malfaisant et t’appellera Chasseur Errant. Grande sera ta puissance pendant la nuit, noire comme ton âme, mais au lever du jour tu redeviendras plus faible qu’un petit enfant. Crains alors l’approche de l’homme ! ».

À cette voix terrible et vengeresse, le Chasseur Errant trembla comme la feuille des arbres agitée par le vent, les rochers se fendirent de tous côtés et les arbres furent renversés par un souffle enflammé sorti des abîmes. La fée disparut. Aussitôt la terre céda sous le poids du Chasseur Errant. Elle s’abaissa peu à peu et il fut porté ainsi tout doucement au fond d’un noir gouffre, abîme insondable dont il fit sa demeure maudite. C’est là qu’il habite encore aujourd’hui et qu’il renferme ses nombreuses victimes.

Et c’est pourquoi, enfants et jeunes gens, éloignez-vous du Steinberg quand le soleil se couche à l’horizon et que le disque de la lune commence à paraître derrière les arbres de la forêt.

État actuel du château de Hellering où, selon la légende, était emprisonnée la fée Mélusine.

1892, c’est le quarantième anniversaire de l’arrivée du chemin de fer à Saint-Avold. Voyons ce qu’en dit Philippe Bronder dans son almanach.

Chemin de fer et diligences

En 1892, il y aura quarante ans que le premier train du chemin de fer brillamment décoré de fleurs et de couronnes, orné d’oriflammes et de drapeaux fit son entrée dans la gare de Saint-Avold. Quelque temps après, il se produisit à la gare même de Saint-Avold un déraillement qui vint jeter une teinte de tristesse sur cette belle inauguration. La locomotive s’enfonça en terre, le mécanicien fut tué sur le coup et le sifflet d’alarme mis en mouvement par le choc fit retentir au loin pendant plusieurs heures ses notes stridentes comme un glas funèbre.

Depuis ce jour, le chemin de fer devint la bête noire, une machine inventée par le diable pour nous amener l’antéchrist. Les braves gens de Saint-Avold n’avaient peut-être pas tout à fait tort. Aussi ne s’embarquait-on pas sans précautions et sans s’être mis préalablement en règle avec ses affaires. Combien partaient le matin emportés par les nombreux trains dans toutes les directions, qui ne revoyaient plus le foyer de leur famille ? Y a t-il eu des progrès depuis ? Les nombreux accidents de chemin de fer que nous rapportent les journaux nous donnent une douloureuse réponse.

Et cependant que de prodiges réalisés ! Le développement du commerce, de l’industrie et de l’agriculture, la facilité des relations provinciales et internationales, les grandes distances franchies en peu de temps, la poste multipliant ses envois et plus sûrement et à meilleur compte. Pouvait-on regretter alors la vieille diligence qui mettait cinq heures pour aller à Metz et quinze jours pour vous conduire à Paris ? Les personnes dont la bourse était légère mettaient un morceau de pain dans leur poche et faisaient le chemin à pied.

Aujourd’hui les gens de Téting, Pontpierre et lieux circonvoisins viennent au marché de Saint-Avold en chemin de ter. Perrette elle-même n’a plus à craindre de voir tomber son pot au lait ou son panier d’œufs et ne risque plus de dire : « Adieu, veau, vache, cochon, couvée ». Nous allons à Paris et à Berlin avec autant de tranquillité que nous ferions une promenade dans les près .de Hombourg.

Ô ternpora ! ô mores ! disait un vieux latin avec lequel j’ai lié connaissance autrefois dans ce bon collège de Sierck, voué depuis à d’autres destinées. Pendant quelque temps et jusqu’à l’établissement du chemin de fer entre Saint-Avold et Sarrebruck, le train amenait chaque matin à 10 heures la fameuse Malle attelée de six chevaux blancs. Dès que la voiture était signalée les sergents de ville faisaient place dans les rues et la Malle passait au grand galop par Saint-Avold. Elle courait sans s’arrêter jusqu’à Sarrebruck où voyageurs et dépêches reprenaient le train.

Année 1893

300 souscripteurs ont réservé cette troisième édition du “Grossa Fora Colenna” ce qui réjouit bien sûr son fondateuir dont le but ne change pas : « raconter de belles histoires où l’on trouvera “mé ôlt Dingess as Noïvigkeiten” ». Outre une “causerie” sur la fête de Saint Nicolas à Saint-Avold, des articles sur les inondations de la Mertzelle et les mines et minéraux des environs de Saint-Avold, l’essentiel de ce numéro est occupé par deux longs récits (38 pages sur un total de 72). “La déesse Raison et le temple du Felsberg” n’est pas signé. On peut donc penser qu’il est de Philippe Bronder comme tous les autres textes de l’almanach depuis sa création. Le second, par contre, “Marguerite”, a été écrit par un lecteur naborien, Émile Grass. Un autre Naborien, Alexis Grunevald, a réalisé de très belles gravures qui seront souvent reprises par la suite notamment par Jean Morette.

Le récit d’Émile Grass relate l’histoire vraie de Valentin, un jeune militaire qui, dans les années 1750, part de Metz pour se rendre à pied à Hellering afin d’y retrouver un camarade de régiment. Arrivé en vue de Saint-Avold, il rencontre un groupe de jeunes filles (l’auteur les appelle “Saint-Avoldiennes”), parmi lesquelles “une jolie brune”, Marguerite. Le groupe devise joyeusement tout en se dirigeant vers la ville. Le père de Marguerite, Feda Stoffel, forgeron et échevin, rencontre les jeunes gens et, trouvant Valemtin sympathique, il lui offre le gîte et le couvert pour la nuit. Le jeune militaire découvre ainsi Saint-Avold. « À chaque carrefour s’élevait une gracieuse fontaine ornée de la croix de Lorraine ou d’une statue de saint et qui lançait dans un bassin circulaire une eau limpide en jets inépuisables. Autour de la vasque, c’était un va et vient continuel de servantes jeunes ou vieilles mais toutes au caquet non moins intarissable. De belles vaches laitières venaient s’y abreuver en suivant docilement l’enfant ou le vieillard qui les tirait par une corde. Des écoliers, échappés à la férule du magister, grimpaient sur la margelle et, s’accrochant aux tuyaux, faisaient dévier le jet d’eau en douche glacée sur les assistants. C’était alors des éclats de rire et des clameurs de dépit et les polissons se sauvaient pour recommencer leurs vilains tours un peu plus loin. Des paysans, venus le matin au marché s’en retournaient dans la campagne, les bras pesamment chargés d’emplettes qu’ils avaient faites en ville. Les marchands, sur le seuil de leur boutique, hélaient les chalands. Un Juif circulait en demandant d’une voix dolente : “Ka Lumpen ?… Ka Lumpen ?…” c’est-à-dire : “Avez-vous des loques à vendre ?”. Un berger précédait un troupeau de moutons bêlant et des cochons, orgueil du pays, regagnaient, seuls, leur étable au retour de la pâture en grognant et en trottinant dans les jambes des passants ».

Scène de rue à Saint-Avold : la fontaine Sainte-Marie par Alexis Grunevald

Le soir venu, dans la maison de ses hôtes, Valentin raconte comment son père et lui ont sauvé la vie du Comte de Cerny attaqué par des Croates, ce qui lui valut d’être présenté au roi Louis XV. Décidément, ce garçon plaît à Feda Stoffel… et à sa fille aussi car il a surpris des regards qui ne trompent pas. Le lendemain matin, il propose au jeune militaire de reprendre son ancien métier et de travailler avec lui. Le regard de Marguerite est suffisamment convainquant pour que le jeune homme n’ait aucune hésitation. C’est ainsi que Valentin devient “Saint-Avoldien” ou plutôt, comme on dirait aujourd’hui Naborien. Le mariage a lieu en l’église paroissiale Saints-Pierre-et-Paul et le soldat d’hier devient le plus habile ouvrier de l’atelier de Feda Stoffel.

L’édition de 1893 du “Grand Almanach de Saint-Avold” s’achève par une intéressante étude historique : “Les fortifications de Saint-Avold” et un croquis qui sera souvent utilisé par les historiens du siècle suivant.