La bataille de Morhange - Tableau d’Eugène Chaperon

20 août 1914 : Les batailles de Morhange et de Sarrebourg.

par Bernard Becker

Si, à première vue, le département de la Moselle semble avoir moins souffert du premier conflit mondial que la Meuse voisine, l’Aisne ou la Somme, il ne faut pas oublier que les plus sanglants et violents combats du début de la guerre se sont déroulés autant en Belgique et dans le nord de la France qu’en Lorraine, et pour une bonne part sur le sol mosellan. La bataille dite de Lorraine ou de Morhange-Sarrebourg, lourde défaite de l’armée française, a en effet ravagé plusieurs villages du sud du département entre le 18 et le 21 août 1914.

Les forces en présence

Dès la déclaration de guerre, les états-majors français et allemand déclenchent leur plan d’attaque. Le plan allemand Schlieffen est une large manœuvre d’encerclement fondée sur l’invasion de la Belgique avec contournement de Paris par le sud pour prendre l’armée française dans une nasse. Les Allemands sont en effet pressés de vaincre en quelques semaines à l’ouest pour pouvoir contenir la poussée russe à l’est. Face à eux, les Français appliqueront le plan XVII du général Joffre, chef de l’état-major depuis 1911, pétri de culture napoléonienne et désireux de réitérer la manœuvre d’Austerlitz. Négligeant le risque d’encerclement de son aile gauche, il attaquera au centre, entre les Vosges et les Ardennes, faisant confiance à ses ailes pour contenir l’adversaire. L’armée française croit en la prédominance de la manœuvre sur le feu. Elle mènera une guerre d’infanterie appuyée par le fameux canon de 75 (artillerie de campagne). Les Allemands font confiance, certes, à l’offensive et au mouvement mais ils privilégieront le feu de leur artillerie lourde sur la manœuvre. De surcroît, ils jetteront immédiatement leurs réserves dans la bataille pour faire face à l’attaque française en Lorraine.

Pour mener l’offensive, le plan XVII a organisé la concentration dans le sud de la Lorraine de neuf corps d’armée français, regroupés en deux forces : la 2e armée (commandée par le général de Castelnau) de Pont-à-Mousson à Avricourt et la 1ère armée (général Dubail) d’Avricourt à Fraize. Les 18 divisions d’active de ces corps d’armée sont soutenues par trois divisions de cavalerie et cinq divisions de réserve ce qui fait un total d’environ 600 000 hommes.

Pour faire face à une offensive française prévisible, l’état-major allemand a fait concentrer autour de Château-Salins, Sarreguemines et Sarrebourg la 6e armée allemande (commandée par le Kronprinz Rupprecht von Bayern, c’est-à-dire le prince héritier), forte de cinq corps d’armée, trois divisions de cavalerie et une brigade de Landwehr. Plus à l’est, la 7e armée est concentrée autour de Strasbourg, lui permettant d’intervenir en soutien dans les Vosges. Si les Français n’attaquent pas, sa mission est d’avancer sur Nancy, de fixer l’ennemi sur la Meurthe et la Moselle, le leurrer sur les buts de l’opération générale et l’empêcher de redéployer ses forces vers son aile gauche. L’Alsace-Lorraine, Reichsland sans armée propre, abrite en 1914 quatre corps d’armées (Armee Korpstruppen) : le XIVe, stationné à Mulhouse, le XVe, à Strasbourg et Colmar, le XVIe à Metz, Saint-Avold et Sarrelouis, et le XXIe à Sarrebruck, Haguenau, Sarrebourg, Morhange, Bitche et Dieuze. Les fantassins mosellans sont le plus souvent incorporés dans les “régiments lorrains” (Lothringisches Regiment) : le 130e à Metz, le 131e et le 144e à Morhange, le 135e à Yutz, le 136e à Dieuze, le 145e à Montigny, le 173e à Saint-Avold, le 174e à Forbach.

Les combats

Le front de Lorraine et d’Alsace est, dans la pensée du haut commandement français, un front de manœuvre. C’est lui qui doit agir le premier, non seulement pour assurer l’exécution de missions d’ordre purement militaire, mais aussi d’ordre moral. En se portant en avant, il donnera à l’armée et à la nation tout entière le réconfort de rendre à la France les régions annexées. Dès le 6 août, les armées intéressées sont prévenues du rôle qui leur incombe.

Côté français, l’ordre d’offensive générale est donné pour le 14 août au matin et place le 20e corps d’armée en face du couloir de Morhange, qui seul, sur cette partie du front se prête à des opérations militaires.

À cette époque, Morhange (Mörchingen) est une importante ville de garnison d’environ 7 000 habitants; la vie s’y organise presqu’exclusivement autour de l’armée. Le cimetière créé par les autorités militaires en 1893 comporte dès sa création une partie pour les militaires et fonctionnaires militaires, et une autre pour les soldats décédés à l’hôpital de Morhange. La présence militaire est très forte également à Sarrebourg (10 000 habitants en 1910) même si la ville a un tissu de petites activités commerciales, artisanales et industrielles propre. Quant à Dieuze (5 852 habitants en 1910), l’activité se concentre autour de la saline et de l’industrie chimique mais la garnison donne le ton.

La place de Morhange en 1910

C’est donc dans ce secteur que les opérations militaires vont se dérouler. Le tableau présenté en tête de cet article laisse supposer que les fantassins français s’élancent dans la bataille avec enthousiasme. Dans sa “Notice communiquée gracieusement à M. Le Maire de Morhange par le Général commandant le 20e corps d’armée” (publiée en 1921), ce dernier confirme : « La joie est dans tous les cœurs à la pensée qu’on va bientôt fouler la terre lorraine, perdue depuis 44 ans ».

Les 15, 16 et 17 août, l’offensive est continuée. Au début tout semble relativement aisé pour les troupes françaises. « La progression s’est effectuée facilement. Les éléments de l’ennemi, restés en contact, se sont repliés au fur et à mesure de notre avance. Quelques coups de fusil sont échangés, notamment aux lisières des bois et des villages, des patrouilles de cavalerie française recherchent l’abordage de celles de l’ennemi, mais il ressort nettement de l’attitude prise par celui-ci qu’il ne cherche pas à s’opposer à notre avance dans cette région ».

La journée du 19 août, par contre, est dure pour les troupes françaises (pertes importantes, longues distances sous une chaleur accablante, manque de ravitaillement, opération en cours depuis déjà cinq jours). Au soir du 19 août, cependant, le 20e corps a atteint les objectifs qui lui avaient été assignés par le général de Castelnau.

« À Morhange, les Allemands immigrés de la Nouvelle Ville, peu rassurés pour le lendemain, jugèrent prudent de se mettre en lieu sûr. Ils commencèrent dès 2 heures de l’après-midi un véritable exode vers les villages du Bischvald, tandis que les habitants de Morhange assistèrent en spectateurs à la marche en avant du 20e corps et étaient impatients de voir arriver l’armée française. Du haut des maisons, des toitures et des terrasses élevées, ils admiraient l’élan des colonnes progressant rapidement malgré le feu de l’artillerie ennemie. Le spectacle ne manquait pas de grandeur. Le ciel chaud et brûlant d’août se remplissait de petits nuages blancs des shrapnells, les obus se croisaient en l’air au dessus de la ville. On avait l’impression que l’artillerie française évitait de toucher une maison. Cependant, vers 8 heures du soir, le tir se rapprocha de la ville, les obus éclataient dans les vignes, dans les jardins et dans les rues du Chemin de Ronde et de la Kappellenstrasse. Le père Cahé, figure bien connue à Morhange, fut tué devant sa porte et son fils gravement blessé ».

De nombreux renseignements fournis par des reconnaissances d’avions et les confidences d’habitants du pays permettent au général Castelnau de savoir que ses troupes se heurteront le lendemain à une position organisée par l’ennemi sur la ligne approximative Frémery Marthil ‑ Hauteurs sud de Baronville - Morhange ‑ Bensdorf ‑ voie ferrée de Bensdorf à Mittersheim. Tous ces rapports ne permettent cependant pas encore au général de conclure qu’il se trouve en face de la zone principale de résistance allemande.

La nuit du 19 au 20 est particulièrement agitée. Partout crépitent des fusillades. Au nord, dans cette zone mystérieuse qui s’étend de Delme jusqu’à Morhange et Bensdorf, l’ennemi est groupé en forces et guette. De temps en temps il révèle sa présence par des projecteurs qui trouent les ténèbres.

Le lendemain, 20 août, dès 4 heures du matin, les Bavarois, après avoir mis en action leur artillerie lourde, attaquent en force.. La bataille de Lorraine est pour les soldats français la découverte du feu allemand, le feu qui tue sans qu’on voie l’ennemi qui tire : le bombardement allemand commence avant l’attaque, en rafale brutale, inattendue, foudroyante, provoquant la panique et la fuite des fantassins français qui, encore vêtus d’uniformes datant du XIXe siècle, avec des capotes bleues et des pantalons rouges, constituent des cibles idéales.

Malgré de terribles pertes, les unités françaises tentent de résister. Les actes d’héroïsme se multiplient, mais dès 8 heures, Foch est obligé de consentir à un premier repli sur Seille. L’après-midi, le général de Castelnau ordonne le repli général de la 2e armée sur la Meurthe, le 20e corps recevant la mission de couverture sur la tête de pont de Château-Salins.

« Bien que se méfiant beaucoup d’un traquenard tendu par l’ennemi, personne parmi les combattants ne prévoyait l’ampleur de la contre-offensive ennemie qui, se déclenchant le 20 dès l’aube, nous coûtera si cher et mettra tant d’amertume dans les cœurs en nous obligeant à abandonner ces chers villages reconquis ».

Le Kronprinz proclame : « Soldats de la VIe armée ! Des considérations d’ordre supérieur m’ont contraint de réfréner votre ardeur guerrière. Le temps de l’attente est passé. Nous devons avancer maintenant. C’est notre heure. Nous devons vaincre ! Nous vaincrons ! »

L’attaque française en Alsace et en Lorraine facilitera le travail de propagande des militaires allemands : la menace d’une invasion du Reich était bien réelle !

Le gazomètre de Morhange détruit par la première bombe française.

Soldats français blessés dans la cour de la caserne de Morhange au lendemain des combats du 20 août.

Plus à l’est, la 1ère armée française entre dans Sarrebourg dans l’après-midi du 18 août. Un combattant du 95e R.I. raconte : « À 13h30, les compagnies de tête arrivent à la lisière de la ville. Elles se regroupent en colonnes par quatre, pénètrent dans Sarrebourg par les différentes voies qui y donnent accès, er cherchent le plus rapidement possible à gagner les lisières opposées. À droite, le 2e bataillon, pénétrant par la lisière sud-est, va immédiatement occuper l’hôpital militaire. À gauche, le 3e bataillon, le colonel Tourret en tête, s’engage dans la rue centrale et va occuper la lisière nord-est aux abords de la grande caserne d’infanterie. Le colonel Reibell arrive peu après, installe son état-major à l’Hôtel de Ville, où se tient également le bureau du colonel Tourret.

Nos troupes sont bien accueillies par la population. Au moment de l’entrée des premiers éléments dans la ville, beaucoup de portes et de persiennes restent closes, et peu de gens circulent dans les rues. Mais bientôt les habitants s’enhardissent, déposent devant leurs portes des seaux de vin, de bière, d’eau additionnée de grenadine, et du chocolat. Des poignées de cigarettes tombent des fenêtres au passage de certaines compagnies. Puis la foule s’amasse sur les trottoirs et regarde curieusement nos soldats. Beaucoup d’habitants parlent français et on ne cache pas sa sympathie. Nos hommes, heureux d’être en pays conquis en même temps qu’en pays ami oublient toute leur fatigue des journées précédentes.

L’ennemi n’est cependant pas loin. Il rappelle sa présence par quelques obus qui tombent sur la ville. L’un d’eux met le feu au magasin à fourrages. Avant la nuit, nos postes en observation aux casernes d’infanterie signalent que l’on aperçoit de 800 à 1.000 Allemands en bras de chemise, creusant activement des tranchées sur les pentes des hauteurs à trois kilomètres de la ville, entre Sarraltroff et Réding. De notre côté nous tenons fortement les lisières nord et est de Sarrebourg, sur la ligne caserne d’infanterie - caserne des uhlans.

Le lendemain, des obus de gros calibres tombent sur les casernes et sur la ville. Bien vite on s’aperçoit que des espions pullulent dans la ville. Tous les moyens sont employés : signaux par les fenêtres et les lucarnes, téléphones installés dans les caves et les cours, individus se mêlant aux troupes et cherchant à obtenir des renseignements. Le lieutenant-colonel de Chaumac prescrit aux sapeurs et à la compagnie du génie qui est à sa disposition de couper tous les fils téléphoniques de la Poste et des différents établissements de la ville. Ainsi les fils téléphoniques tombent à terre; la compagnie de jour fournit des patrouilles qui perquisitionnent dans la ville et, en peu de temps, font une abondante moisson d’espions pris en flagrant délit de conversation avec l’ennemi par signaux.

Dans la soirée, on apprend que l’attaque de la 32e brigade qui devait s’emparer des hauteurs de la rive droite de la Sarre entre Sarrebourg et Réding a échoué et qu’elle a subi de lourdes pertes. La supériorité de l’artillerie lourde allemande s’accentue sur notre 95e R.I. Qu’adviendra-t-il demain ? »

Le kronprinz Rupprecht de Bavière sur le champ de bataille de Sarrebourg. Tableau d’Anton Hoffmann

Les combats du 20 août 1914 dans Sarrebourg. Le “Bayerische Infanterie-Leibregiment” prend possession de la ville.

Le 20 août, Sarrebourg et sa région sont le théâtre de combats acharnés. L’armée française se heurte aux positions fortifiées allemandes établies sur les hauteurs au nord-est de Sarrebourg et n’arrive pas à franchir la Sarre le matin du 20. À partir de 11 h, c’est aux trois corps d’armée allemands de contre-attaquer, forçant les 8e, 13e et deux brigades du 21e corps français à battre en retraite. Le nombre des victimes - près de 10 000 dans les deux camps - témoigne de l’âpreté des combats. La 1ère armée recule d’une quinzaine de kilomètres, y compris dans la vallée de la Bruche, mais conserve ses positions plus à l’est sur le Donon. Cependant, à la suite de l’échec de la 2e armée, Dubail donne l’ordre de se replier sur Blâmont le 21.

Après leur écrasante défaite de Morhange et de Sarrebourg, les troupes françaises se replient vers Nancy où le général de Castelnau enterre ses troupes dans des tranchées, comme il l’a vu faire aux Allemands, permettant ainsi la résistance puis la “victoire” du Grand Couronné. Dans certaines unités, la retraite française a pris l’allure d’une débandade et la presse nationale stigmatise le caractère “léger” des combattants français. La 26e division a même laissé son artillerie au prince Rupprecht à Sarrebourg. Joffre “limoge” ses généraux à tour de bras. La victoire de la Marne n’en sera que plus miraculeuse et donnera l’occasion d’une grande réconciliation nationale.

Le bilan humain de ces premiers combats en Lorraine est catastrophique. On évalue à quelque 35 000 les soldats reposant dans les cimetières et nécropoles d’Abreschviller, Avricourt, Bisping, Brouderdorff, Château-Salins, Cutting, Delme, Dieuze, Gosselming, Hattigny, Lafrimbolle, Lagarde, Lidrezing, Lorquin, Morhange, Munster, Plaine-de-Walsch, Riche, Sarraltroff, Sarrebourg, Vergaville et Walscheid… Encore faudrait-il ajouter ceux dont les corps n’ont pas été retrouvés. Côté allemand, les soldats mosellans paient très tôt leur tribut à la boucherie, notamment ceux du 131e régiment d’infanterie, un Lothringisches Régiment, venu de Morhange.

Les généraux Noël Edouard de Castelnau et Auguste Dubail. Le kronprinz Rupprecht de Bavière.

Des civils emmenés dans des camps d’internement en Bretagne

Lorsque l’on songe à la Première Guerre mondiale, c’est l’image du Poilu dans sa tranchée qui vient aussitôt à l’esprit. Les historiens ont longtemps négligé les civils, dont on redécouvre, depuis quelques années seulement, le rôle capital dans le conflit. Les civils, eux aussi, sont des combattants, sur l’autre front, celui de l’arrière : les femmes soignent les blessés, remplacent les hommes aux champs ou à l’usine, les retraités reprennent du service. Les civils assument la logistique matérielle et morale de la gigantesque machine de guerre. Mais ils en sont aussi les victimes : fusillés, réfugiés apeurés qui se répandent sur les routes en cohortes lamentables, ou encore internés, otages détenus dans des camps.

À partir d’août 1914, des milliers d’étrangers appartenant aux puissances en guerre avec la France sont internés dans des camps. Séminaires, couvents, écoles, îles bretonnes, l’abbaye du Mont-Saint-Michel sont transformés en lieux de détention improvisés pour les otages alsaciens-lorrains.. Parmi eux figurent de nombreux civils qui ont été arrêtés au cours de la brève incursion des troupes françaises en Lorraine annexée, des prêtres, des notables (maire, instituteur, greffier, juge de paix, notaire) ou de gros agriculteurs de Lorquin, Avricourt, Abreschviller, Barchain, Héming, Hermelange, Hesse, Niderhoff, Schneckenbusch, Voyer, de nombreux Alsaciens des cercles d’Altkirch et Mulhouse. Détenus à part, examinés par une commission spéciale, ils sont l’objet d’un classement en quatre catégories : otages, “Austro-Allemands”, suspects et “Alsaciens-Lorrains d’origine française”. Ces derniers bénéficient d’une “carte tricolore” qui les assimile aux réfugiés français. Mais, pour beaucoup, la parenté de leur dialecte avec l’allemand fait naître des soupçons, et le regard des populations et des fonctionnaires n’est pas toujours bienveillant. Oubliés de l’histoire, les anciens internés seront tardivement indemnisés.

Après avoir été longtemps occultée, la réalité des camps d’internement français de la Première guerre mondiale. ne fait plus de doute aujourd’hui même si le grand public persiste à les ignorer.

Civils internés en 1914 dans l’abbaye bénédictine de Kerbéneat réquisitionnée par l’Armée.