Les gravures qui illustrent cet article sont dues à Henri Bacher (1890 -1934). Cet artiste lorrain né à Sarreguemines est surtout connu pour avoir illustré les trois premiers volumes des “Verklingende Weisen” de l’abbé Louis Pinck.

Les chansons de paysans en Lorraine germanophone avant 1870 d’après l’œuvre de Louis Pinck.

Extraits de l’article de Laurent Mayer paru dans le « Cahier Naborien » numéro 3

Jadis, les habitants de l’Est mosellan étaient très attachés aux vieux chants populaires de leurs ancêtres et de leur terroir. Cet attachement, renforcé par un conservatisme inné, explique la survie exceptionnellement longue de ces pièces d’un autre âge. C’est parce qu’elles étaient solidement gravées dans les mémoires, un peu comme les prières de l’enfance et profondément ancrées dans les habitudes et les coutumes, donc intimement liées à la civilisation agricole et villageoise, qu’elles purent se maintenir par delà les siècles.

Après une rude journée de labeur, les paysans et artisans concédaient volontiers, durant la grande veillée nocturne, une place de choix aux chansons de leur profession.

La forge, lieu de prédilection des veillées masculines, attirait par sa bonne chaleur et sa relative clarté hommes et jeunes gens à la tombée de la nuit. L’atelier du menuisier, du charron ou du tisserand jouaient souvent le même rôle. C’est là qu’ils parlaient de politique, abordaient les problèmes ne concernant que les hommes, racontaient leurs souvenirs de guerre et fumaient la pipe tout en jouant aux cartes. Mais la chanson y était tout aussi présente qu’aux veillées familiales; seul peut-être le répertoire changeait. Les chansons de soldats, de guerre et les ballades prenaient le pas sur les autres. Il est sûr aussi que les chansons de métiers, chansons essentiellement masculines avaient droit de cité dans ces réunions d’hommes.

Le travail en pleine nature ne manquait pas non plus d’offrir de riches possibilités et de nombreuses occasions de chanter. Les labours d’automne étaient un moment privilégié où l’on pouvait entendre les paysans derrière leurs lourds attelages entonner le “Loblied auf den Bauernstand”. . La moisson, la récolte des pommes de terre constituent d’autres occasions. Les bergers, eux, chantaient pour tromper leur ennui pendant les longues heures de garde des chansons qui retraçaient fidèlelement leur vie en contact avec la nature. Les Lorrains chantaient quand le coeur leur en disait et ils entonnaient les chansons comme elles leur venaient à l’esprit, en laissant parler leur cœur.

L’œuvre de Louis Pinck

Louis PINCK (1873-1940), rédacteur en chef du quotidien catholique “Lothringer Volksstimme” puis curé de Hambach, fut le dernier et le plus illustre d’une lignée de folkloristes lorrains ayant œuvré pour la survie et l’étude du chant populaire de Lorraine germanophone. Novateur dans sa démarche et sa méthode de travail, il sut galvaniser des centaines de chanteurs et s’entourer de collaborateurs compétents qui participèrent activement à ses recherches patientes et méthodiques sur la culture populaire. Ils contribuèrent à la constitution d’une des plus vastes collections de chansons populaires (de 2000 à 2500 morceaux) et à la publication d’un merveilleux recueil de poésie populaire : Les “Verklingende Weisen”. C’est le chef d’œuvre de la littérature populaire lorraine de langue allemande; un ouvrage en quatre volumes présentant avec leurs mélodies et de splendides illustrations, les 400 plus belles pièces de cette prestigieuse collection. Il sauva in-extremis un formidable patrimoine culturel qu’il légua à la postérité.

Son inlassable travail de collecte et de sauvetage culturel fut honoré, d’abord par l’Université J.W. Goethe de Francfort sur le Main qui lui conféra en 1929, le titre de Docteur h.c., et plus tard par l’Université de Bonn qui lui attribua le premier prix Görres, le 5 mai 1936. Cette distinction devait récompenser l’homme “qui a recueilli de la bouche des .chanteurs, durant des décades, avec courage, détachement, abnégation… la collection de chansons populaires la plus importante et la plus précieuse… qu’on ait constituée depuis un siècle”.

Il voulait conserver intactes les “Verklingende Weisen” pour pouvoir ériger à la chanson populaire et au peuple dont il était issu, un monument défiant le temps. Il comptait laisser à la postérité un document historique durable, témoin de l’âme et de la culture des Lorrains d’expression allemande, d’avant 1870, et par conséquent donner aux chercheurs et aux historiens des documents authentiques et des bases solides pour de futures études. PINCK vit dans la chanson populaire le domaine privilégié des études folkloriques et un moyen sûr de découvrir et de comprendre le mode de vie des Lorrains d’autrefois, de cerner leur personnalité et leur culture, d’entrer dans leurs préoccupations et de prendre conscience de leur état d’esprit.

L’étude des thèmes et des genres est révélatrice des goûts, des aspirations, des difficultés et des activités de tout un peuple. Elle apporte en outre des indications sur leur sensibilité, leur caractère et leurs moeurs. Le chant populaire, qui souvent déforme la réalité, l’amplifiant ou la simplifiant, conserve une valeur documentaire sûre si l’on sait faire la part des choses et analyser ce qui aux yeux des chanteurs est digne d’intérêt et qu’ils retiennent dans leurs chansons à travers lesquelles se reflète leur nature profonde. Par sa formule “Dis-moi ce que tu chantes, je te dirai qui tu es!” le Comte Théodore de Puymaigre a pressenti le rôle et l’intérêt de la poésie populaire.

Dans les lignes qui suivent nous allons donc pénétrer dans le monde et la civilisation de la Lorraine d’antan.

Les chansons de paysans

Avec onze pièces, elles sont relativement peu nombreuses, au regard de la masse des villageois vivant de la profession agricole : laboureurs, paysans et journaliers. La pauvreté relative de ce répertoire s’explique vraisemblablement par l’absence de liens corporatifs, en aucun cas par une négligence de PINCK. Ce dernier avait à cœur de donner à travers la chanson une image traditionnelle de la Lorraine dans laquelle la paysannerie occupait une place essentielle. Les morceaux sont avant tout une évocation de la condition paysanne et des activités à la ferme; certaines sont élogieuses alors que d’autres constituent de véritables satires qui soulignent les travers de ces hommes frustes.

La plus caractéristique est celle du pauvre paysan “0 ich armer lothringer Bur”, une complainte qui accuse les fatigues du travail des champs, les déceptions engendrées par une vie laborieuse et dure, et qui stigmatise la pauvreté, source de tous les ennuis, de tous les soucis et malheurs du pauvre paysan. Le tout est dit sur un ton d’où l’humour n’est pas absent et où perce parfois une pointe d’ironie :

Cette pièce retrace fidèlement les conditions de vie et de travail de bien des paysans lorrains d’avant 1870, trop riches pour mourir et pourtant trop pauvres pour vivre décemment. Seule une foi ardente et l’espérance en une vie meilleure dans l’au-delà les soutenaient et les empêchaient de s’abandonner au désespoir.

La minuscule exploitation agricole que beaucoup d’entre eux possédaient et dans laquelle ils pratiquaient encore une agriculture de subsistance n’assurait qu’un revenu médiocre. Insuffisant en tout cas, pour entreprendre d’importants travaux de restauration et de réparation de leur maison, vieille masure délabrée, héritée des générations précédentes. De surcroît, le paysan devait fréquemment se contenter de quelques lopins seulement, d’une terre souvent lourde. À la fin du XIXème siècle et au début du XXème prédominaient encore, comme le rappelle l’historien François Roth, les toutes petites exploitations. “Plus de la moitié d’entre elles (58 à 63%) avaient une superficie inférieure à 2 ha” et “1,4% seulement excédaient 50 ha”.

Si, comme le souligne le chant populaire, certains laboureurs possédaient trois chevaux, c’est qu’il s’agissait des plus aisés et que le labour dans la terre argileuse exigeait un puissant attelage.Pourtant leurs animaux de trait étaient tantôt poussifs et cagneux, tantôt édentés ou aveugles, quand ce n’étaient pas des bêtes malades qu’ils achetaient parce que les moyens financiers étaient limités. Parfois boeufs ou vaches faisaient 1’appoint.

François Roth nous rappelle qu’on “évaluait à la fin du XlXèuie siècle les recettes brutes annuelles d’une exploitation morcelée de quelques hectares à une quinzaine de sacs de blé, un à deux veaux, quelques porcelets, des volailles, des charrois d’hiver, soit à peine mille marks par an; tout juste de quoi faire vivre une famille avec une large part d’autosubsistance”. Aussi les plus pauvres devaient-ils s’endetter comme le rapporte la chanson populaire et le veau qu’ils élevaient servait à rembourser le boucher.

Par ailleurs le fourrage était rare et le paysan allait ramasser les feuilles mortes qui servaient de litière à son maigre bétail jusqu’à ce que cette pratique fut interdite.

Ses instruments aratoires, aussi bien la charrue que la herse étaient en piteux état. Et sa charrette n’avait, dans la chanson, qu’une ridelle à claire-voie,de sorte que les charges ne tenaient que par miracle. S’ajoutait à cette situation désespérante la perspective, non moins triste, de ne pouvoir, faute de moyens, se payer le charron, dont le travail était indispensable à la survie de l’individu et de la communauté.

Face à cette misère, le paysan lorrain tournait son regard vers Dieu et se languissait d’une vie plus prometteuse dans l’autre monde, comme le soulignent les chansons à thèmes religieux des “Verklingende Weisen”.

Dans certaines pièces paysannes, les chanteurs tentent néanmoins de donner un sens à cette existence misérable. “Der himmlische Ackersmann” insiste sur le sens et l’utilité du travail de la terre. Le labeur du croquant permet à toutes les créatures et notamment aux oiseaux de survivre. La troisième strophe de ce chant donne du paysan et de son travail une image éminemment positive qui s’inscrit dans les vues du Créateur, dont il a reçu comme mission la sauvegarde des êtres vivants. Par son travail, le manant participe à la préservation et à la défense de la nature. Préserver les êtres vivants de la famine, c’est assurer leur survie et péréniser l’œuvre divine. Cette façon de percevoir le paysan est très proche des conceptions des naturalistes modernes qui lui attribuent une place essentielle dans la chaîne alimentaire.

Le paysan de la chanson populaire est un personnage d’une grande humanité. Il souffre pour soulager les souffrances des autres, contrairement au chasseur, personnage plus inquiétant, qui fait souffrir pour assouvir son plaisir de tuer. Mais la rude besogne de l’homme de la terre contribue à enrichir les riches et les puissants.

C’est au paysan que le roi et l’empereur doivent leur richesse :

La pièce “Bauernstand” tente de réhabiliter, comme la précédente, l’activité agricole en utilisant une argumentation faisant feu de tout bois. Elle rappelle qu’Adam fut le premier paysan, que nous sommes tous descendants de paysans et que ces derniers nourrissent toute l’humanité. Rien n’est plus beau que le semeur au travail, plus utile que le moissonneur. Par leur travail, paysans et paysannes, alimentent les marchés en produits de toutes sortes : viandes, volailles, fruits, légumes et vins, et font vivre les villes. Il est rappelé quelle désolation et quelle famine causent les guerres, lorsque les agriculteurs doivent quitter leurs champs et que le commerce des denrées alimentaires est paralysé. La dernière strophe dévoile le but poursuivi dans la chanson : la défense et la réhabilitation des paysans :

Le mot “Zunft” (corporation) employé ici montre à quel point la paysannerie a conscience d’être inorganisée et témoigne de sa volonté de constituer un front uni pour affirmer son identité et lutter pour la sauvegarde de ce qu’elle considère de plus en plus comme un véritable corps de métier.

Les deux morceaux “Wer wohl ein reicher Bauer will sein” et “Wollt ihr wissen wie der Bauer” condamnent les vices de certains croquants : la brutalité et l’ivrognerie. L’un est le résultat d’une vie rude et pénible, l’autre la conséquence d’une misère profonde. Pour oublier leur sort peu enviable, les plus malheureux trouvent refuge dans la boisson qui leur rend la vie plus supportable. Mais femmes et enfants en supportent les conséquences :

L’ivrognerie est une plaie dans les campagnes d’autrefois. La chanson paysanne est parfois une exhortation véhémente à la sobriété, contrairement à certaines chansons bachiques. Elle met l’alcoolisme au pilori, tout en passant en revue ses méfaits les plus graves : oisiveté, dilapidation et faillite :

En pays lorrain l’oisiveté est vraiment considérée, de nos jours encore, comme la mère de tous les vices et le travail, la première des vertus. Si le paysan boit plus que les autres, c’est qu’il est souvent plus pauvre et plus misérable. Lorsque sa foi flanche, que le bonheur terrestre lui échappe et que la félicité céleste lui semble inaccessible ou hypothétique, à quoi peut-il bien se raccrocher si ce n’est à l’alcool ? C’est dans l’alcoolisme qu’il se réfugie, dans l’état d’ébriété qu’il se complaît car cela lui permet de secouer momentanément la lourde chape de plomb de la misère quotidienne qui repose sur ses épaules et d’oublier cette vie terrestre sans issue.

Néanmoins, la chanson d’émigrant “ïch verkauf mein Gut” prolongement de certaines chansons pessimistes de paysans, nous fait découvrir une troisième voie, une autre échappatoire, une issue à cette misère noire : c’est l’émigration lointaine vers les U.S.A., le Canada ou les colonies.

Pour se rendre à Metz, première étape de leur long voyage, les émigrants lorrains en route vers Le Havre et l’Amérique traversent avec leur charrette pauvrement chargée, les hameaux et les villages, et chantent ce morceau dont la note dominante est à la fois le dépit et l’espoir. Dépit d’être contraints de quitter leur terre et d’avoir perdu leur maigre patrimoine, amertume provoquée par la ronde infernale des huissiers et des notaires cupides et rapaces, mais en même temps, appréhension des risques à encourir et espérance d’une vie meilleure dans un pays prometteur, sorte d’eldorado. Les motivations profondes du départ ne sont pas très claires et semblent essentiellement négatives. Elles sont en rapport direct avec des difficultés financières de tous ordres et dont les origines restent assez vagues : mauvaise gestion, récoltes désastreuses, chute des prix des céréales ou déveine tenace !

En somme, le paysan dans les “Verklingende Weisen” mène une vie harassante, sorte de longue lutte pour sa propre survie, sans pouvoir espérer améliorer sa misérable condition. C’est aussi un rude combat pour assurer la survie de tous les êtres vivants, même des classes privilégiées qui vivent à ses dépens et dont il a conscience de se faire exploite. Leur richesse, leur oisiveté et leur superbe ne s’expliquent d’ailleurs que par le sacrifice que s’impose le petit peuple paysan et manouvrier.

Non content d’être tenu de travailler pour les nantis qu’incarnent le roi et l’empereur, il doit encore leur apporter lui-même sa récolte. Mais ce peuple de paysans accepte le joug sans trop rechigner, ïl se dégage du lyrisme populaire de Lorraine germanophone un incroyable esprit de résignation. C’est l’esprit d’un peuple qui a subi beaucoup de vicissitudes dans son histoire, qui a perdu le goût de la protestation et de la révolte et qui attend plus de l’au-delà que d’une amélioration de sa condition terrestre.

La paysannerie lorraine, peu exigeante, se contenterait pourtant de peu de choses. Le bonheur terrestre dont elle rêve et auquel elle aspire est simple comme en témoigne la chanson paysanne qui suit :

Cette pièce se fait l’écho des aspirations de ce peuple pour qui l’essentiel est une vie harmonieuse au sein d’une communauté villageoise soudée, dans laquelle chacun a sa place, une vie sécurisante, marquée surtout par l’absence de problèmes matériels et psychologiques, où tous puissent vivre dans l’aisance et s’entraider mutuellement. La chanson est un hymne à la solidarité villageoise. La paysannerie, l’artisanat et toute la communauté rurale y sont idéalisés. Le chant populaire semble conférer à la collectivité rurale la garde des valeurs morales et professionnelles : bonté, honnêteté, probité, sobriété, efficacité, conscience professionnelle, compétence, et des traditions ancestrales séculaires. Il véhicule l’image d’une vie campagnarde idéale, caractérisée par l’absence de douleurs, de problèmes, de contraintes et la recherche de plaisirs simples et naturels. En somme une forme d’épicurisme auquel évidemment aucun paysan ne pouvait accéder réellement, mais qui trouvait son expression dans le chant populaire dont l’action libératrice rendait l’existence supportable.