Avant de devenir l’Hôtel de Ville de Saint-Avold, l’ancien château des Comtes de Hennin abritait le collège.

Collégien à Saint-Avold 1942-1945

Extraits de l’article de Charles SCHNEIDER paru dans le « Cahier du Pays Naborien » numéro 18

1942-1944 : Les années noires

Réfugiés dans le Poitou depuis septembre 1939, mon père, ma mère et moi-même rentrons en Lorraine en octobre 1940. Enseignants, mes parents ont accompagné la population mosellane en exode. Après l‘armistice du 22 juin, commencent à circuler les rumeurs d’un rapatriement. Dans la perspective de rester sur place, mon père va alors voir le Sous-préfet puis l’Inspecteur d’Académie pour leur demander un poste. Tous deux lui répondent que, venu avec les Lorrains, il doit repartir avec eux ; les instituteurs titulaires, démobilisés, reprenant leur place, il n’y aura pas de travail pour lui.

Lorsque nous nous présentons au centre de contrôle de Saint-Dizier, passage obligatoire pour les rapatriés, nos cartes d’identité nous sont échangées contre des documents provisoires, frappés de l’aigle noir à croix gammée : nous comprenons alors que nous allons devenir allemands.

Les années 1940 - 1942

À mon retour, j’intègre, de 1940 à 1942, l’école primaire allemande de Merlebach. Notre institutrice, mademoiselle H., à l’accent chantant, mutée de la province autrichienne de Styrie, doit faire preuve d’un patriotisme zélé en enseignant aux jeunes Mosellans la grandeur du Troisième Reich. Très pieuse, elle nous fait l’apologie des deux êtres merveilleux qui ont changé la face du monde : d’abord Jésus-Christ, puis, pour les temps modernes, Adolf Hitler, des bienfaits duquel nous allons être les bénéficiaires.

Dès les premiers jours, nous sommes initiés à l’écriture gothique, la Spitzschrift, un exercice assez laborieux, abandonné par la suite. Au cours de ces deux premières années, la population mosellane fait l’objet d’une germanisation accélérée, tant au point de vue de la langue, que de l’habillement, du mode alimentaire et de l’appareil administratif. L’usage du français est totalement proscrit, et, d’emblée les prénoms de la majorité d’entre nous changent : de Charlie, je deviens Kärlchen, le petit Charles, René est rebaptisé Renatus, Roger, Rüdiger, Geneviève, Genoveva, et Monique, Monika. Ne pas tenir compte de cet interdit entraîne de terribles représailles, et nous apprenons, à un âge tendre, à nous méfier instinctivement des délateurs zélés.

Connaissant l’attachement profond de mes parents pour la France, je comprends vite que je ne peux rien en laisser deviner : nombre de personnes de notre connaissance ont été enfermées, d’abord au centre d’internement de la Brême d’Or pour propos « antiallemands », et sont revenues chez elles dans un cercueil.

L’année scolaire 1942 -1943

À la fin du mois d’août 1942, j’ai alors 9 ans, en compagnie de quelques camarades de ma classe de Merlebach, je suis admis, bien que préscolaire, au lycée du Reich, la Reichsoberschule à Saint-Avold. Nous formons une joyeuse bande, à laquelle se sont jointes les filles nées la même année que nous. Dans l’enseignement secondaire allemand, la scolarité dure 8 ans.

Une chose m’enchante, c’est de prendre le bus de la Reichsbahn, autrement dit des chemins de fer du Reich, qui assurent le trajet Sarrebruck – Saint-Avold. Le premier jour de classe, mon père m’accompagne jusqu’à l’arrêt de l’autobus afin que je repère les endroits de départ et d’arrivée, et me recommande au chauffeur. Celui-ci nous dépose devant le lycée, installé dans les locaux de l’ancien pensionnat Sainte-Chrétienne, refaits à neuf.

Quel n’est pas notre étonnement de découvrir, dans le hall d’entrée, une immense fresque dans laquelle un jeune homme, représentant la jeunesse hitlérienne, HJ, et une jeune fille, membre du cercle des jeunes filles allemandes, BDM, encadrent la citation suivante : « La jeunesse allemande est agile comme un lévrier, dure comme l’acier Krupp et coriace comme du cuir ! » Cela me fait d’abord très peur, car je me vois mal courir comme ce chien rapide, ou m’endurcir comme l’acier et le cuir. Mais, doté dès mon plus jeune âge d’un esprit critique très développé et d’un certain pouvoir de dérision, je relativise la chose…

Avant de commencer cette première journée de classe, il est procédé à l’appel et, avec un certain nombre de camarades de Merlebach, j’intègre la 1A (la numérotation allemande est à l’inverse de la nôtre, et la dernière classe, celle de l’Abitur, porte le numéro 8). Cette répartition s’effectue dans le brouhaha et les hurlements, ce qui me change de la voix chantante de ma débonnaire institutrice autrichienne.

Nous faisons connaissance avec le directeur de l’établissement, le docteur S., un manchot qui a perdu son bras droit à la guerre 1914-18. Revêtu de la tenue brune du parti, l’homme, que nous appelons par dérision « Goldfasan », « le faisan doré », chaussé de bottes noires, mais sans casquette, nous fait d’emblée une démonstration de son autorité en frappant vigoureusement avec son moignon deux élèves qui bavardent.

Assez impressionnés, nous pénétrons en rangs et en silence dans notre salle de classe. Le portrait du Führer y trône à la place d’honneur, entouré d’un certain nombre d’oeuvres d’Albrecht Dürer, dont le Chevalier et la Mort et la Mère, ainsi que d’autres gravures censées nous familiariser avec l’art allemand.

L’“Adolf-Hitler-Platz” (aujourd’hui “Place de la Victoire”) en 1943.

Notre classe de 1A, qui correspond à la 6e, compte dans ses rangs une majorité de Mosellans, et quelques fils ou filles d’Allemands, nommés dans l’administration locale ou membres de l’appareil du parti. Saint-Avold, ville cantonale, est devenue Kreisstadt, ce qui de nos jours est l’équivalant du chef-lieu d’un arrondissement allant jusqu’à la frontière de la Brême d’Or. Le choix de cette ville a certainement été influencé par le grand nombre de villas et d’immeubles de l’avenue Clemenceau, désertées par leurs habitants restés en France, et où les hauts dignitaires se sont empressés de s’installer.

En automne 1942, la Wehrmacht triomphe encore sur tous les fronts, et le moral des occupants est au beau fixe. Très patriotes, nos professeurs ne manquent pas d’ironiser sur les déboires des adversaires du Reich. Nous abondons dans ce sens en chahutant et en riant bruyamment, non par conviction, mais parce que ces commentaires font diversion. Souvent, les cours sont interrompus par la projection, au cinéma Éden, de films de guerre vantant les glorieux combats des Stukas, des sous-marins ou des Panzers en Russie. Ces séances ont beaucoup de succès, car elles nous permettent d’échapper aux déclinaisons ou au vocabulaire anglais. Il arrive aussi que la relation de ces glorieux faits d’armes fasse naître des vocations, et certains de mes camarades craignent que la guerre ne finisse trop vite, les empêchant par là même de devenir, eux aussi, des héros.

C’est à cette époque que se déroule dans notre école, un événement tragique : lors du cours d’histoire, un élève lorrain de 7e ou de 8e – ce qui équivaut actuellement à la 1ère ou à la terminale – proteste violemment contre les allégations du directeur qui enseigne aussi l’histoire, et a dépeint le Traité de Versailles de 1919 comme un Schanddiktat, un traité de la honte. Le directeur, qui est aussi Chef de la Propagande du Gau Westmark, menace l’adolescent d’exercer des représailles sur sa famille, forcément « antiallemande » puisque le fils exprime des opinions aussi séditieuses. Terrorisé, notre camarade enjambe la rambarde d’un pont de chemin de fer entre Faulquemont et Metz et se jette sous un train.

L’année scolaire 1943-1944

Dès la rentrée, à la fin du mois d’août, nous commençons à percevoir une certaine désorganisation dans le fonctionnement du système en place. Il y a pénurie de professeurs, les hommes valides ayant vraisemblablement été envoyés sur le front, les femmes dans les industries de l’armement et les services auxiliaires de la Wehrmacht.

Les cars de notre ligne arrivent avec beaucoup de retard ou ne circulent pas du tout, car ils partent de Sarrebruck, qui est bombardée 28 fois ! L’US Air Force, intensifiant les raids de jour sur les villes allemandes, les alertes aériennes deviennent de plus en plus fréquentes. Dès la « préalerte », Voralarm, nous nous dirigeons rapidement, en colonne, vers l’abbatiale, pour trouver refuge dans la crypte où nous prenons place sur des caisses de bois renfermant les archives paroissiales. Celles-ci sont rédigées en latin, et les latinistes parmi nous les traduisent non sans fierté. Nous aimons bien ces alertes car elles signifient l’interruption des cours, et ne nous rendant pas compte du danger, nous les accueillons avec liesse.

Je viens d’entrer en 2A ; j’ai un nouvel enseignant avec lequel la discipline va se renforcer. Monsieur B., un collègue de mes parents, qui a obtenu en 1939 une licence de Lettres Classiques, a la charge des cours d’allemand, d’histoire, de géographie et de sciences. Animé certainement de louables attentions à mon égard, il fait preuve envers moi d’une rigueur particulière, ce qui a pour effet de me terroriser et de me faire perdre mes moyens, par crainte d’attirer ses foudres.

Souvent, par pénurie de professeurs, nous n’avons pas classe du tout. Comme personne ne peut non plus assurer les permanences, je sors du lycée, et, en attendant l’heure de prendre le car, j’arpente les rues de Saint-Avold dont j’explore les recoins, la plupart du temps en compagnie de M., habitant derrière la basilique une maison qui sera détruite par la suite. Ce camarade, devenu plus tard journaliste, décrira cette époque dans un roman à succès. Je visite ainsi avec lui le Felsberg, puis le Bleiloch, une ancienne mine de plomb qu’il connaît très bien.

Les alertes aériennes se font de plus en plus fréquentes. Un nouvel abri, un Bunker, a été construit à flanc de colline, Chemin des Dames, au Felsberg. Il est situé beaucoup moins loin que la crypte de l’abbatiale. Pour cette raison, nous ne nous mettons en route qu’au moment de l’alerte principale, Hauptalarm. Notre refuge est un tunnel creusé dans la roche, à angle droit, avec une seconde issue de l’autre côté de la colline. Il est doté, à l’intérieur, de bancs de bois et d’éclairages de secours : le Reich prend ses précautions…

Je ne vais pas tarder à vivre une autre contrainte : l’adhésion forcée à la Hitler Jugend, HJ, est suspendue au-dessus de ma tête, telle une épée de Damoclès. Elle est obligatoire dès l’âge de dix ans et je vais être obligé de devenir PIMPF, ce qui correspond à louveteau dans le scoutisme. Certains jours de classe, nous devons tous revêtir l’uniforme, foulard, chemise brune et culotte noire. Ceux qui ne le portent pas font figure de parias.

Cet hiver 1943 voit le déclin du mythe de l’invincibilité de l’armée allemande. Je lis avec attention la “Westmark”, notre quotidien régional, ainsi que “das Reich”, un hebdomadaire politico-littéraire de Berlin. On y parle beaucoup de Planmässiger Rückzug, le repli programmé, appelé repli stratégique par l’état-major de l’armée française en mai-juin 1940. Ces retraits doivent permettre d’attaquer à nouveau, avec davantage de vigueur et de pugnacité, afin de détruire l’ennemi, “ces hordes bolchéviques contre lesquelles les vaillants soldats allemands, au service de la civilisation, mènent un combat acharné”. On s’y gausse de la lenteur de la progression en Italie des Alliés, qui, malgré leur supériorité mécanique, ne peuvent pas empêcher la Wehrmacht de résister dans les régions montagneuses du centre du pays. On y évoque aussi le fameux « Mur de l’Atlantique », en construction, censé transformer l’Europe en forteresse.

Nous avons connaissance de l’existence des camps de concentration dans lesquels bon nombre de nos voisins ont disparu, sans espoir de retour, ainsi que des persécutions acharnées dont les Juifs font l’objet.

La nuit, nous entendons les avions américains vrombir au-dessus de nos têtes, lorsqu’ils vont bombarder Sarrebruck, Völklingen, Mannheim, Ludwigshafen, Kaiserslautern et Karlsruhe. Nous sommes réfugiés dans la cave de notre maison, et à 30 kilomètres des points d’impact, nous sentons le sol trembler. Notre voisin, un garagiste, a été autoritairement désigné pour conduire, dans un rayon de 200 kilomètres, le fourgon d’incendie du corps local des pompiers. À son retour, il nous décrit les scènes d’horreur qui se déroulent dans les villes touchées par des bombes au phosphore.

Au début de l’année 1944, la propagande nazie répète sans trêve que la nouvelle année sera celle de la victoire décisive, grâce à l’utilisation de “Wunder und Vergeltungswaffen”, armes miracles et armes de représailles. Un fort contingent de prisonniers de toutes nationalités – Italiens de l’armée de Badoglio ayant capitulé, Polonais, Serbes, Ukrainiens et Allemands de la Volga – travaillent dans les champs ou les ateliers. Quant aux prisonniers russes, parqués comme du bétail derrière des barbelés au pied des puits de mine, ils sont mineurs à Sarre et Moselle et font l’objet de traitements inhumains.

Dans les journaux, les annonces du décès de jeunes soldats, portant en en-tête la formule “Heldentod für Führer, Volk und Vaterland”, “mort héroïque pour le Führer, le peuple et la patrie”, se multiplient. La campagne de Russie, grande dévoreuse d’hommes, amène les Nazis à enrôler les lycéens, dès l’âge de 15 ans, en tant que Luftwaffenhelfer, auxiliaires DCA de l’armée de l’air. Ils doivent être incorporés près de leurs batteries, ont classe à mi-temps, afin de pouvoir passer, dès l’âge de 17 ans, un baccalauréat de guerre, la Reifeprüfung. Les garçons des trois dernières classes quittent l’établissement scolaire pour devenir servants de DCA près des villes et des centres industriels de la Sarre et du Palatinat. Nombre d’entre eux y laissent leur vie. Parmi eux, je me souviens notamment de S., fils de collègues de mes parents, mon aîné de 4 ans, qui s’est toujours arrangé pour me trouver une petite place à ses côtés dans les bus bondés ; je n’oublierai jamais son sourire lors du dernier voyage que nous avons fait ensemble.

Les obsèques de soldats tués à proximité, lors du bombardement d’un transport ferroviaire, se déroulent de façon savamment orchestrée. Saint-Avold est une petite ville de garnison, et l’unité de la Wehrmacht locale, sabre au clair, sort ses affûts d’artillerie, et accompagne la cérémonie des flonflons de ses fifres et tambours. Les victimes sont portées en terre au cimetière de Saint-Avold, après un discours dithyrambique, à vous donner froid dans le dos, affirmant que le peuple allemand ne se laissera pas terroriser par les attaques aériennes, mais en sortira encore plus fort et résolu, et que le Führer attend le débarquement des troupes alliées pour les rejeter à la mer, puis, avec toutes les forces vives disponibles, va s’attaquer ensuite aux Bolcheviks.

Au printemps, la pression aérienne exercée par les Alliés s’intensifie et la Luftwaffe disparaît pratiquement du ciel. De nocturnes, les bombardements deviennent aussi diurnes et nous pouvons suivre, grâce aux traînées blanches qu’ils laissent dans le ciel, les groupes de bombardiers. Une grosse bombe, larguée par un avion en détresse, détruit une maison située à 300 mètres de la nôtre, faisant périr une de mes camarades d’école. A Stiring-Wendel, village voisin, un cousin de mon père et son fils meurent dans les mêmes circonstances. Nous attendons tous un débarquement massif des Alliés, soit en Grèce ou en Yougoslavie, soit dans le sud de la France, soit dans la région de Calais. La fin du mois de mai arrivant sans que rien ne se passe, nous commençons à douter de la réalité de nos espoirs, arguant de l’invincibilité du mur de l’Atlantique, et remettant les événements à l’année suivante. Aussi, c’est comme un coup de tonnerre que nous parvient le 6 juin la nouvelle tant attendue : Radio Londres annonce un débarquement en Normandie. Nous allons enfin pouvoir compter les jours jusqu’à notre libération.

L’année scolaire 1943-44 se termine à la mi-juillet. En quittant le lycée, nous sommes persuadés, étant donné la rapidité de l’avance alliée, qu’à la rentrée nous n’irons plus à l’école allemande.

La propagande nazie fait paraître des photos montrant les ruines de la ville de Caen, détruite par des tapis de bombes, ce qui nous effraie car nous savons que nous serons, à notre tour, un jour ou l’autre, sur la ligne de front. J’ai encore en mémoire une image insolite datant de cet été-là : alors que je prends le bus, place de la Victoire, rebaptisée place Adolf Hitler, je vois d’étranges soldats, revêtus d’uniformes bleus, portant un casque de 1939, les fusils posés en faisceaux. Il s’agit de miliciens français, en route pour Sigmaringen, afin d’y préparer le refuge du Maréchal Pétain, contraint de quitter Vichy.

L’été se passe dans un état de fébrilité intense. Tous les jours nous parviennent des nouvelles de l’avancée des armées alliées, qui, après un second débarquement en Provence, remontent la vallée du Rhône. Comme nous habitons, mes parents et moi, au bord de la route nationale Metz – Sarrebruck, nous assistons à l’exode des autorités administratives et des civils, ceux que l’on appelle les Siedler, paysans colons dans les cantons francophones où ils ont pris la place des expulsés.

Été 1944 : le départ des Siedler.

Contrairement à ce que nous avons espéré, il y a, fin août, un simulacre de rentrée scolaire. Les lycéens qui, comme moi, viennent à l’école en bus, ne veulent pas prendre le risque de se faire mitrailler par les chasseurs bombardiers volant en rase-mottes, les JABO, Jagdbomber et nous restons à la maison.

Une fois l’armée Patton arrivée devant Metz, début septembre, les chasseurs de l’U.S. Air Force en maraude, se mettent à tirer sur les convois ferroviaires et sur tout véhicule en mouvement. Chaque voiture allemande ne se déplace qu’avec un guetteur assis sur le garde-boue et chargé d’alerter le chauffeur en cas de danger. Le plus célèbre de ces oiseaux de mort est le fameux P 38 Lightning à double fuselage, le Schwalbenschwanz.

Mis par ces événements en vacances forcées, nous allons, mes camarades et moi, encore gamins, assister, fascinés, au spectacle de la guerre et vivre notamment la libération de Saint-Avold, le 27 novembre, et celle de Merlebach, le 6 décembre.

1945 : Une année grise

Nous sommes profondément heureux d’être libérés, de redevenir français et de pouvoir vivre en paix. Nous avons craint une reconquête par les Allemands, lors de l’offensive Von Rundstedt, fin 1944, début 1945 – Forbach ne sera libéré que le 15 février et Bitche et Sarreguemines le 15 mars - car nous sommes à l’arrière du front allié situé à quelques kilomètres, et cette situation se prolonge pendant deux mois et demi. Les communications sont détruites, l’armée française guerroie au-delà du Rhin, et le ravitaillement est précaire. Nous survivons grâce à nos réserves et à quelques maigres dotations de l’armée américaine.

En juillet 1945, je me présente au concours d’entrée du Collège de Saint-Avold qui prépare au baccalauréat moderne, sans latin ni grec. La rentrée d’octobre, tant attendue, se montre décevante. Nous suivons les cours à mi-temps, dans les locaux de l’ancienne École Primaire Supérieure, l’EPS - actuellement l’Hôtel de ville - désaffectée pendant la guerre, ce qui en dit long sur son état de délabrement à l’époque.

Je reprends donc le bus pour me rendre au collège, cette fois-ci un Renault Diesel Bull Dog, qui a, auparavant, rendu de bons et loyaux services à la RATP. Il est toujours bondé et les voyages tournent souvent à l’aventure, vu sa propension aux pannes, nous forçant souvent à rentrer à pied.

Je retrouve Saint-Avold en piteux état : les Allemands ont dynamité les carrefours et, des maisons environnantes, il ne reste rien ou presque. La place de la Victoire a particulièrement souffert, et bien peu de constructions sont encore debout. La Poste, qui a été dynamitée, a disparu du paysage ; quant à l’abbatiale, nef éventrée, elle fait peine à voir.

Destructions, place de la Victoire.

Dans notre établissement scolaire, mixte, nous n’avons ni livres ni matériel pédagogique. Le papier de nos cahiers, dénommés “l’Incomparable”, est de très médiocre qualité, il boit l’encre et nos devoirs sont constellés de taches. Quant au corps professoral, ses origines sont diverses : certains enseignants sont issus de l’EPS d’avant-guerre, d’autres de l’enseignement primaire où ils ont été recrutés en hâte, d’autres encore viennent de l’intérieur, et quelques-uns, vraisemblablement mutés disciplinairement, sont originaires d’Alsace. La situation est renversée : alors que, les années précédentes, certains professeurs maîtrisaient mal l’allemand, cette fois, un petit nombre d’entre eux parlent mal le français, avec, de surcroît, un terrible accent alsacien.

Les résultats de la première dictée sont catastrophiques : elle est beaucoup plus difficile que celles du Certificat d’Etudes, et je fais quatre-vingts fautes. Cela peut se comprendre car, à l’école primaire, nous préparions ce genre d’exercices. Nous pouvions mémoriser les mots difficiles, inscrits au tableau, et chaque accord de grammaire avait été expliqué, commenté et inscrit dans nos mémoires. Au collège, il n’y a plus de préparation, les exercices sont truffés de mots qui nous sont inconnus et que nous transcrivons de manière phonétique.

Notre professeur, Monsieur W., conscient de nos lacunes, nous apprend le français comme s’il s’agissait d’une langue étrangère : cinq mots nouveaux par jour, des révisions hebdomadaires, mensuelles et trimestrielles. C’est le système des abaques, soit, environ cent vocables par mois. Au début, pour nous en faciliter la compréhension, nous en récitons encore la traduction allemande. En six mois de ce régime, notre vocabulaire s’enrichit considérablement. C’est une nécessité absolue, car, dans deux ans et demi, nous passerons le brevet des collèges, le BEPC, et un zéro, soit cinq fautes, est éliminatoire. Il nous reste encore beaucoup de chemin à parcourir !

Certains enseignants, ayant perçu nos lacunes, se montrent compréhensifs, mais d’autres nous accablent de reproches et nous déclarent indignes d’être au collège. Au regard des efforts titanesques que nous fournissons, ces remarques nous paraissent profondément injustes et décourageantes. Nos résultats dans les autres matières, telles l’histoire, la géographie, les sciences, l’instruction civique se ressentent évidemment de notre faiblesse en français puisque, là aussi, il faut rédiger.

Alors que peu de mois auparavant, il a été formellement interdit de parler français, c’est maintenant à notre patois francique que l’on fait une chasse impitoyable. Nous ressentons cela comme une oppression. Parler notre langue usuelle nous fait passer pour de mauvais patriotes, et même suspecter de « progermanisme », alors que c’est pour nous la seule façon de nous exprimer sans avoir à nous torturer l’esprit pour trouver les mots adéquats. Bizarrement, orientés d’office vers l’anglais première langue, nous n’avons pas de cours d’allemand, alors que perfectionner un savoir acquis bon gré mal gré pendant quatre ans serait, pour nous, un atout supplémentaire.

Les premiers mois suivant notre retour dans la Douce France sont particulièrement difficiles à vivre. Le pays est économiquement ruiné, les transports désorganisés. Nous n’avons rien pour nous chauffer, nous vêtir et nous avons faim : les tickets d’alimentation ou de textile qu’on nous a distribués ne peuvent être échangés chez les commerçants car, l’approvisionnement ne se fait pas ou très mal. Par contre, le marché noir est florissant.

Alors que mon dernier bulletin à l’école allemande a été très honorable, celui que je reçois au collège à Noël 1945 est très médiocre. J’ai douze ans et demi, je suis conscient de la situation difficile dans laquelle je me trouve et, dans mon for intérieur, je me sens une victime de cette guerre injuste. Il m’arrive même de regretter que mes parents ne soient pas restés dans le Poitou en 1940 : si j’avais pu suivre une scolarité normale, en France, ma situation serait tout autre.

Peu à peu, dans ma famille, le cours normal des choses se rétablit. Mes oncle et tante expulsés à Lyon retrouvent leur chez eux, trois de mes cousins déportés reviennent vivants, mais manquent à l’appel deux Malgré Nous. L’un d’eux a été porté disparu à Koenigsberg, autrement dit Kaliningrad, et l’autre, déserteur de la Wehrmacht, a été interné à Buchenwald. Mes parents se rendent compte des efforts que je fais pour me maintenir à flot en classe, et essaient de tempérer mon désespoir rageur, m’encourageant à persévérer et à prendre patience. Mes progrès en français étant indéniables, je finirai, à coup sûr, par en être récompensé.

Quand Noël 1945 arrive, nous pouvons mesurer le chemin parcouru depuis celui de 1944. Nous ne vivons plus dans la crainte, nous pouvons parler librement, malgré la contrainte linguistique. Certes, nous manquons encore de beaucoup de choses, nos rations alimentaires, frugales, étant malgré tout suffisantes. Mon père me redonne espoir, m’expliquant que dès que la production reprendra et que les transports fonctionneront à nouveau normalement, les choses s’amélioreront.

Je ne crois pas trop à ses propos optimistes, mais une lueur d’espoir me fait changer d’avis. Je possède une vieille bicyclette ayant appartenu à mon père. Cet objet, banal de nos jours, est pour moi un trésor et je me désole de son état : le pneu avant a été remplacé par un fragment de tuyau d’arrosage et le pneu arrière est très usé. Je vais à la mairie demander un bon pour deux pneus et deux chambres à air, arguant du fait que mon vélo me sert à me rendre au collège de Saint-Avold. Mes parents ont tenté de me faire prendre conscience de l’inanité de ma démarche, mais, surprise, le bon sollicité m’est accordé. En équipant ma bicyclette de deux pneus noirs de marque Wolber, je suis heureux. D’ici quelques mois, je ferai ma première communion et mes parents me promettent d’organiser, coûte que coûte, une belle fête de famille. La vie reprend son cours normal, peu à peu, je comble mon retard en français ; à dix-huit ans, je suis reçu au baccalauréat et commence six années d’études supérieures.