La délinquance aux champs. Les délits champêtres à Saint-Avold (1708-1789).
par Pascal FLAUS
(extraits de l’article publié dans “Les Annales de l’Est” n° 1-1999)
Saint-Avold, petite ville de la Lorraine allemande, fait partie du duché de Lorraine depuis 1581. Fortement affectée par les guerres du XVIIe siècle, elle se relève après 1698. En 1708, elle compte 223 feux, soit un peu plus de 820 habitants, sans les religieux des abbayes. La croissance démographique se poursuit tout au long du XVIIIe siècle puisqu’en 1790 la population s’élève à 2 850 personnes. Située à flanc de coteau, à la lisière de la grande forêt du Warndt, baignée par la Rosselle, petit cours d’eau, elle n’a pas un ban très riche. L’enquête de 1708 le qualifie de : “terrain fort ingrat d’un petit rapport en seigle [ … ] il n’y a presque point de prairie”. Cette affirmation revient tout au long du siècle dans les documents et sert d’alibi pour demander des baisses d’impositions. Le 16 août 1751, par exemple, les officiers de la ville déclarent : “ il est constant que le ban de Saint-Avold est entièrement sablonneux, aride et stérile. On ne peut généralement y planter que des topinambours ou du blé de Turquie. Il n’y a aucune saison, les pâturages y sont rares, les prairies marécageuses, de sorte qu’il n’est pas permis de pâturer dans les bois “.
L’augmentation de la population, le développement de certaines activités économique, l’apparition d’une forme d’individualisme agraire et un marasme économique général exacerbent les tensions. Dès la période de reconstruction léopoldienne les délits champêtres se multiplient.
La question légale
Les bangardes
Jusqu’en 1581’, Saint-Avold est du ressort du temporel de l’évêché de Metz, la coutume de Metz et du pays messin s’y applique donc sous une forme appelée le Stadtrecht qui disparaît progressivement après l’intégration dans les duchés. En Lorraine, les questions agraires sont sous la surveillance des bangardes. En 1782, Riston définit leur rôle de cette manière : “La conservation des fruits champêtres est confiée à des personnes nommées bangardes qui sont choisies aux plaids annaux de chaque justice et qui prêtent serment “. L’analyse des plaids annaux de Saint-Avold permet de constater le respect des ordonnances édictées par les autorités ducales puis françaises.
Sur les 637 bangardes qui ont été en poste à Saint-Avold entre 1711 et 1789, les 2/3 sont issus du monde de l’artisanat : 60% sont des cordonniers, 20% des journaliers. Certains métiers apparaissent moins souvent comme celui de drapier ou de tanneur, qui se font en général remplacer car ce type de nomination est souvent incompatible avec l’exercice de leur métier. Le titulaire désigné peut donc démissionner, mais il doit présenter un successeur aux officiers de la ville. Ainsi le 13 mai 1 711 : “ Le sieur Rousse, attendu sa profession de tanneur et qu’il n’est pas originaire de Saint-Avold, a présenté la personne d’Augustin Blaise. Le syndic bourgeois et le substitut n’y sont pas opposés”.
Sitôt entré en fonction, le bangarde est sollicité de jour comme de nuit. En 1722, par exemple, sur les 58 délits constatés : 10 le sont la nuit, entre minuit et 3 heures du matin, 2/3 le sont entre 6 heures et 10 heures du matin au moment où les gens se rendent avec leurs animaux dans leurs champs. Après avoir observé un délit, le bangarde rédige un rapport qui est consigné sur un registre par le greffier. Ce texte est obligatoirement écrit en français après 1750 alors que la majorité des bangardes parle le dialecte francique et que 2/3 d’entre eux signent en gothique, l’autre tiers se contentant d’apposer sa marque au bas de l’acte. A partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, tous signent les registres.
Les affaires signalées sont instruites par un procureur syndic. Sur le montant des amendes payées par les contrevenants, il conserve 6 francs et remet 4 livres au greffier commis. Le reste est envoyé au chef-lieu du bailliage, Boulay après 1751, où, après vérification, il est versé au fermier du domaine à qui ce droit est affermé.
Un lent mouvement précisant et augmentant le rôle des bangardes
Au début du XVIIIe siècle, la situation semble se compliquer et les affaires se multiplier. Les plaids annaux sont donc régulièrement obligés de préciser le rôle des bangardes. Ceux de 1711 leur rappellent la nécessité de signaler tout désordre dans les 24 heures. Quatre ans plus tard, ils décident de désigner deux bangardes supplémentaires pour veiller à la conservation des jardins et dépendances autour des maisons “. A la même époque, des tensions naissent entre les bangardes et les estimateurs, ceux-ci accusant ceux-là de négligence. L’assemblée de 1727 tranche en signalant : “ Les estimateurs feront un rapport au greffe de ce siège de toutes les mesures qui viendront à leur connaissance hors des échappées sur lesquelles les délits ont été commis “. En 1735, le maire et les officiers désignent un bangarde supplémentaire, Nicolas Olier, pour surveiller la vigne présente en petite quantité sur les coteaux du Bleiberg. Malgré ces mesures, aux yeux des Naboriens, les délits se multiplient et les bangardes sont fortement critiqués. Les plaids: annaux de 1739 exigent que ces officiers soient garants de la validité de leurs rapports sous peine d’amende.
En juin 1751, à cause d’une réorganisation administrative générale, la ville perd son statut de siège d’une prévôté et entre dans le nouveau bailliage de Boulay. Les officiers de cette ville s’immiscent donc dans les affaires naboriennes. L’élection des bangardes est alors fixée à la Saint-Georges de chaque année en présence du subdélégué, des officiers de la cité et de-la bourgeoisie-assemblée. Un changement intervient encore en novembre 1760. Les officiers de la ville de Saint-Avold décident que le paiement des amendes champêtres se fera à l’avenir le 6 novembre. De plus; ils décrètent “ que le choix des bangardes et estimateurs se fera désormais de suite après la taxe de recouvrement des amendes ‘’.. En outre, devant la montée de la délinquance, le nombre des bangardes est porté à huit.
La législation nationale enrichit la tâche des bangardes. Un arrêt de la Cour Souveraine leur rappelle qu’ils doivent scrupuleusement veiller à l’exécution de l’édit de mars 1767 sur les clôtures. Un arrêt du 21 novembre 1770 leur demande aussi de “ faire leur rapport contre ceux qui conduisent leurs bestiaux sur les lisières des terres ensemencées après le 19 mars “. Localement, le règlement municipal du Ier avril 1774 va dans le même sens: un meilleur contrôle de l’action des ban gardes et un renforcement de leur compétence de police. On exige d’eux qu’ils soient plus précis dans leurs rapports en y “énonçant l’heure[ … l’endroit du canton et de signaler dans l’espace de 24 heures à compter de celle du délit “. Ils sont à nouveau déclarés responsables pécuniairement de leurs actes. Ils devront payer 3 livres par tête de bétail qui divague sans avoir été signalée. Sur cette somme,4 gros sont reversés au sergent de police, 3 gros aux officiers et 3 gros au greffier. On les prie de faire des rapports contre les voituriers qui font pâturer leurs animaux dans les cantons ensemencés de grains. Pour éviter tout litige et soutenir l’action des bangardes, tous les 24 juin, les officiers municipaux feront la tournée de tous les jardins et enclos pour reconnaître s’ils sont fermés et punir les contrevenants. De plus, pour mieux contrôler la circulation des habitants, il leur est strictement interdit de se rendre dans leurs jardins après 9 heures du soir. Autant de précautions qui obligent chacun à prendre ses responsabilités mais qui sont aussi la marque d’un durcissement de la question des délits champêtres.
Une délinquance au quotidien
Entre 1708 et 1789, il y eut 2 707 affaires dont 53% entre 1708 et 1750 et 47% pour la seconde moitié du siècle.
Le vol des fruits et légumes est un délit peu évoqué. Parce que les bangardes négligent les petits maraudages, les officiers de la ville décident de les motiver en leur octroyant une prime de 15 francs par délit découvert. Plus fréquents sont les problèmes posés par les troupeaux de brebis et de moutons, notamment ceux des meuniers, des bouchers, des charretiers qui pâturent indistinctement sur tout le ban. Par ailleurs, les communautés voisines empiètent largement sur le ban de Saint-Avold. Un exemple : le territoire de L’Hôpital étant sablonneux et couvert de forêts, les habitants envoient régulièrement leurs animaux aux limites du ban de Saint-Avold quitte à y pénétrer. Avec la communauté de Valmont et l’abbaye bénédictine les relations sont encore plus conflictuelles.
Sur les 2 707 délits enregistrés; 74 % donnent lieu à des prises de gage. La législation prévoit que, lors du délit, le bangarde puisse s’emparer d’un objet ou d’un animal su’il dépose au greffe ou à l’écurie municipale. Le propriétaire le récupère après paiement de l’amende. Toutefois, à partir de 1750 on assiste à une montée de la contestation. Le nombre d’insultes et de bagarres fait plus que doubler.
L’étude des mesus champêtres d’une petite ville telle SaintAvold permet d’appréhender une certaine forme de délinquance rurale. Les rapports font revivre la société d’Ancien Régime qui connaît de profondes mutations après 1750. La première moitié du XVIIIe siècle, et plus particulièrement la reconstruction léopoldienne (1698-1730) qui se prolonge jusqu’en 1750, voit le nombre de délits augmenter. La population croît, des terres sont en friches et des problèmes de propriété ou de bans mal définis subsistent. Néanmoins, les tensions sont contenues à cause d’une relative prospérité. Les bangardes connaissent les habitants, ils sont respectés et, bien souvent, il n’est pas nécessaire de prendre des gages pour s’assurer que les délinquants viendront devant le tribunal. Les altercations se résument à des insultes. Les Naboriens sont assez contents de leur administration du ban.
La situation change après 1750. La reconstruction est achevée, le ban est parcouru par une pléthore de troupeaux qui refusent de rejoindre le troupeau communal. L’entrée de la ville dans une nouvelle économie, marquée par le développement des activités liées au transport ou à la boucherie et au développement de grosses exploitations agricoles comme celle de l’abbaye, se fait parallèlement au développement de l’individualisme agraire, favorisé par l’édit sur les enclosures de 1767. Les vieilles pratiques communautaires résistent mal à ces transformations d’autant plus que les ressources du ban n’augmentent pas. Certains veulent trouver des pâtures pour leurs animaux, d’autres souhaitent pouvoir circuler plus librement à I’intérieur des finages, revendications qui se heurtent aux propriétaires de jardins ou de vergers qui multiplient les cultures de légumes ou de fruits. De plus, à l’enrichissement de quelques-uns répond l’appauvrissement du plus grand nombre. Un malaise économique et social est latent à Saint-Avold. La masse des délits n’augmente cependant pas, mais la législation de police du ban devient plus répressive et tatillonne. Les rapports des bangardes avec les habitants se durcissent. A présent, presque tous les délinquants sont gagés afin de s’assurer qu’ils se présenteront devant leurs juges ; mais nombreux sont ceux qui refusent de remettre un gage. Les insultes et les échanges de coups deviennent plus fréquents. Violences et délinquances se développent à l’encontre des représentants de l’autorité royale ou municipale rendus responsables de la situation économique dégradée après 1770.
Les trois tableaux qui illustrent cet article sont de Pieter Brueghel le Jeune.