Charles III de Lorraine, d’après François Clouet
1581 - 1766 Du duché de Lorraine au royaume de France.
par Bernard Becker
Le 16 mai 1572, le cardinal Charles Ier de Lorraine, évêque de Metz, céda l’avouerie de Hombourg-Saint-Nabor à son neveu Henri Ier, duc de Guise, qui lui avança 18 000 florins or. À son tour, celui-ci céda par traité le nouveau fief au roi de France, puis revenant sur sa décision, il le vendit le 24 novembre 1581 pour 96 000 écus à son cousin Charles III, duc de Lorraine.
La ville fut alors intégrée dans le duché de Lorraine, état indépendant qui connaissait son âge d’or.
L’apogée de la Lorraine indépendante
Le long règne de Charles III fut un temps fructueux pour la Lorraine ducale. Ce jeune duc décidé avait du cran ; il savait faire la guerre, il était catholique et voulait le rester. Il avait été élevé en France et aimait ce pays, mais il ne voulait surtout pas le laisser venir aux mains des Huguenots. Il faut dire que ceux-ci lui coûtaient cher. Les duchés étaient bien mal placés, d’une part, entre Pays-Bas et Franche-Comté, tous deux espagnols, d’autre part entre Empire et France. Des troupes sans cesse traversaient le pays et les protestants allemands, qui voulaient rejoindre leurs alliés français, faisaient des ravages. Cela détermina Charles III à soutenir la Ligue catholique qui, par trois fois, se réunit à Nancy ou aux environs, car Charles III ne voulait pas que le protestant Henri de Navarre devînt roi de France ; il estimait, et on le conseillait dans ce sens, que lui-même était seul héritier légitime de la couronne. Quand le Navarrais fut devenu roi de France et catholique, le duc finit par s’entendre avec lui : des traités furent signés, à Saint-Germain en 1594 et à Folembray en 1595.
En matière religieuse, il ne sut pas s’élever jusqu’aux conceptions libérales de Michel L’Hospital et d’Henri IV, et il continua à seconder par des mesures rigoureuses l’active propagande des Jésuites de Pont-à-Mousson contre les calvinistes et les luthériens. Cependant, par une contradiction qui ne laisse pas de surprendre il rechercha pour son fils Henri, marquis de Pont, la main d’une princesse protestante. Il est vrai qu’il s’agissait de la sœur d’Henri IV et qu’une telle alliance rapprochait la famille lorraine du trône, le Béarnais n’ayant pas encore rompu les liens de son premier mariage et restant sans héritier direct. La princesse avait six ans de plus que le jeune prince. Elle était très attachée à la Réforme et n’était point femme à dire que la Lorraine valait bien une messe. Le roi accueillit favorablement la demande de Charles III. Lui aussi faisait ses calculs, et voyait dans ce mariage, des chances sérieuses d’une réunion de la Lorraine à la France.
Les Lorrains, qui aimaient à donner des surnoms à leurs ducs, décernèrent à Charles III le titre de “Grand”. Ce prince ne fut ni un conquérant, ni un aventureux, mais un sage administrateur, donnant sans bruit ses soins au gouvernement, appliqué aux affaires, réformant les lois, économe des deniers publics, n’ayant de passion que pour les travaux utiles.
Les funérailles de Charles III
« Le couronnement d’un empereur à Francfort, le sacre d’un roi à Reims et l’enterrement d’un duc à Nancy sont les trois cérémonies les plus magnifiques qui se voient en Europe ». Jamais cet adage ne semble avoir été plus justifié que pour Charles III qui s’éteignit en mai 1608 après un règne de soixante-trois ans. Ses funérailles durèrent plusieurs semaines, longues cérémonies où alternèrent bénédictions, honneurs rendus au cadavre, processions et messes. Claude de La Ruelle, maître des cérémonies, fut chargé d’en écrire une relation : “ Discours des cérémonies honneurs et pompe funèbre faits à l’enterrement du très haut, très puissant et sérénissime prince Charles, troisième du nom, par la grâce de Dieu duc de Calabre, Lorraine, Bar, Gueldres…” Mais le maître des cérémonies ne se contenta pas d’un récit précis et concret, il fit graver par Friedrich Brentel et Mathieu Mérian un ensemble de soixante-quatorze planches pour conserver le souvenir de cette somptueuse pompe funèbre. L’image dépasse et achève toutes les lectures et tous les autres imprimés; elle contribue à rendre le triomphe du prince immortel dans la mémoire des âges suivants : ceux qui n’ont pas vu verront quand même !
Le tragique XVIIe siècle
Deux faits, au XVIIe siècle, ont pesé lourd sur la suite des événements : la démolition des châteaux lorrains, dont celui de Hombourg, décidée en 1636 par le cardinal de Richelieu, qui a privé la Lorraine de sa parure médiévale et des signes visibles de son indépendance ; la signature des traités de Westphalie, qui donnent en 1648 à la France, avec les trois évêchés, les terres qui en relevaient.
Chevaleresque mais inconsistant, Charles IV fut mêlé à toutes les querelles européennes et crut habile, pour protéger son duché en pleine guerre de Trente Ans, de combattre la France, sa puissante voisine. Il négocia ainsi avec l’Angleterre et les Habsbourg contre la France et la Suède. Il reçut deux fois le frère du roi de France, Gaston d’Orléans, et favorisa le mariage de celui-ci, malgré l’interdiction de la couronne française, avec Marguerite de Lorraine. En signe de représailles, Louis XIII grignota son duché : Marsal (1631), Pont-à-Mousson, Bar-le-Duc, Saint-Mihiel (1632) ; il lui imposa le traité de Liverdun par lequel la France occupait Stenay, Jametz, Clermont-en-Argonne. Charles dut céder Nancy en 1633 pour avoir manqué à sa parole. Il dut enfin abdiquer en faveur de son frère, le cardinal François de Lorraine. Banni du royaume, il combattit dans les rangs impériaux à Nordlingen (1634), échoua devant Saint-Jean-de-Losne, guerroya en Franche-Comté, en Alsace, en Lorraine, en Artois, et signa avec la France le traité de Saint-Germain (1641) qui lui rendait ses États. Comme il ne respectait pas les clauses du traité, ceux-ci furent saisis et déclarés neutres en 1644. Écarté des traités de Westphalie, il participa à la Fronde et parvint en 1652 jusqu’à Villeneuve-Saint-Georges pour opérer une jonction avec l’armée de Condé, mais, brouillé avec le prince, il fut arrêté par les Espagnols qui l’accusèrent de les tromper. Délivré lors du traité des Pyrénées en 1659, il signa le traité de Vincennes (1661) qui lui rendait Bar-le-Duc et la Lorraine. Charles IV finit par céder en 1662 son duché à Louis XIV contre une rente viagère de deux cent mille écus. Le marché fut rompu l’année suivante et Charles combattit encore la France en 1674 et 1675.
Son neveu Charles V fut un duc sans couronne et sans terre. Il se mit au service de l’Empereur dès 1663. Le 1er août 1664, il s’illustre à la bataille de Saint-Gothard contre les Turc, mais ne rejoignit pas le pays de ses ancêtres, occupé sans discontinuer de 1670 à 1697. L’assimilation française s’accéléra dans les institutions.
Charles IV, duc de Lorraine et de Bar (Musée lorrain, Nancy)
Le duché en sursis
L’année 1697 marqua un nouveau tournant dans l’histoire compliquée des relations franco-lorraines. Sur la scène internationale, la date correspond à la signature du traité de Ryswick, convention importante qui rendit à Léopold, la jouissance de ses États. Ces derniers, amputés par les récents traités de 1659 et 1661, n’étaient guère plus que des lambeaux, ruinés par la guerre et les épidémies. Confisqués et occupés par la France, ils n’avaient jamais pu être visités par le duc Charles V. Aussi, le retour d’un duc sur le trône de Lorraine en 1697 peut-il étonner. Il marqua surtout, de la part de Louis XIV, la volonté de retrouver sur ses frontières de l’est un semblant de stabilité politique en attendant, bien-sûr, de nouvelles guerres. Ou de nouvelles opportunités pour annexer les duchés.
Lorsqu’il arriva à Nancy en 1697, Léopold était un jeune homme de 18 ans dont les États patrimoniaux étaient exsangues et la marge de manœuvre étroite. Filleul et neveu de l’empereur, il épousa quelques mois plus tard la nièce du roi de France.
Léopold fut un duc très apprécié de ses sujets qui lui donnèrent le titre de “Léopold le Bon”. Il entreprit la reconstruction de ses États afin d’effacer les traces des années de guerres et d’occupations qui avaient ravagé le duché pendant trois quarts de siècle. Il encouragea l’immigration et fit remettre en état le réseau routier avant de créer de nouvelles routes . À la fin de son règne, on pouvait circuler dans les duchés sans encombre et en toute sécurité.
Décédé prématurément en 1729, Léopold laissa la couronne à son fils François-Étienne. Mais ce dernier, élevé à la cour de l’empereur Charles VI, acquis pour ainsi dire au parti habsbourgeois, suscita la méfiance des ambassadeurs français, qui virent en lui une possible menace sur les frontières orientales du royaume.
Dans les années 1730, l’agitation suscitée par la crise de succession au trône de Pologne allait offrir à la France l’occasion d’éradiquer tout risque de débordement dans l’enclave lorraine. Roi déchu de Pologne, Stanislas Leszczynski devint en effet un personnage embarrassant, dont les velléités auraient pu menacer la stabilité de l’échiquier géopolitique européen. Bénéficiant un temps de la protection du comte de Deux-Ponts, le Polonais finit par se rallier au parti français dès lors que sa fille épousa le jeune roi de France Louis XV.
Par un habile stratagème principalement orchestré par le cardinal de Fleury, Stanislas finit par hériter, en 1737, des duchés de Bar et de Lorraine. François-Étienne de Lorraine, pressé par la France de renoncer à ses États pour hériter du grand-duché de Toscane et sollicité par l’empereur qui lui promettait en outre la main de sa fille, finit par accepter la transaction. Complexe et habile à la fois, elle vit donc la Lorraine passer sous domination française. Les traités, signés à Meudon et Vienne, prévoiyaient néanmoins de ménager la susceptibilité des Lorrains. Ils stipulaient en effet que les duchés ne reviendraint totalement à la couronne de France qu’à la mort de Stanislas. Ce qui n’empêcha toutefois pas la France de célébrer dès 1737, à travers une intense propagande, la réunion de la Lorraine au royaume.
François-Étienne de Lorraine, de son côté, poursuivit une belle carrière de monarque. Devenu François II de Toscane puis François Ier du Saint-Empire, il donna naissance, en épousant Marie-Thérèse d’Autriche, à la maison de Habsbourg-Lorraine, toujours existante aujourd’hui.
Léopold Ier, dit Le Bon (par Nicolas Du Puy)
La fin de l’indépendance
Stanislas, en ratifiant le rattachement des duchés au royaume, renonçait à exercer tout pouvoir réel et ses titres étaient surtout symboliques. La réalité du pouvoir, sous son règne, appartiendrait au chancelier nommé par le roi de France. Le 18 janvier 1737, le cardinal Fleury, principal ministre du jeune roi Louis XV, proposa Antoine Chaumont de la Galaizière, beau-frère du contrôleur général Orry. Antoine Chaumont de la Galaizière prit possession au nom de Stanislas, du duché de Bar le 8 février 1737 et le 21 mars de celui de Lorraine. Le chancelier exerça en son nom le même pouvoir et les mêmes fonctions que les intendants des provinces françaises.
Sous le règne de Stanislas, la France ne se soucia guère de ménager ses nouveaux administrés. Sur le plan fiscal, la Lorraine fut mise ·en coupe réglée et dut subir le poids d’impôts exorbitants, au premier rang desquels figuraient le vingtième et les très impopulaires corvées. Sur le plan politique, la France n’hésita pas à user d’autorité. Dans ce domaine, le cas de François d’ Aristay de Chateaufort est particulièrement révélateur. Conseiller à la cour souveraine de Lorraine, ce dernier protesta, en 1757, contre la levée d’un second vingtième. Il fut banni et contraint de se réfugier à Saint-Hyppolite en Alsace et trois de ses collègues furent démis de leurs fonctions ! Sur le plan militaire, la mise en place de la milice et des régiments « Royal Lorraine » et « Royal Barrois » prouve bien que les duchés étaient étroitement liés déjà à la France.
Mais c’est sans conteste dans les chantiers mis en place sous le règne de Stanislas qu’apparaît le mieux cette vaste politique d’assimilation. À Nancy, Stanislas fit détruire l’ancienne chapelle Notre-Dame de Bon Secours, érigée au lendemain de la bataille de 1477 et que les Lorrains regardaient comme un des symboles de leurs gloires passées. En lieu et place de l’édifice médiéval se construisit une église baroque dont le monarque polonais entendait faire sa sépulture. Parallèlement à cette démolition, La Galaizière chercha à éradiquer tout souvenir de l’ancienne famille ducale. Le palais nancéen fut désaffecté et en partie démoli. La croix de Bourgogne qui, chaque 5 janvier, réunissait quelques fidèles Lorrains soucieux de commémorer la victoire de leur nation sur le Téméraire fut volontairement laissée à l’abandon. Mais c’est encore la place royale, dite aujourd’hui place Stanislas, qui incarne le mieux les ambitions françaises. Inaugurée en 1755, au cours d’une cérémonie largement boudée des Nancéiens, l’œuvre est avant tout une ode à la France. Les grilles dues au talent de Jean Lamour foisonnent en effet d’écussons aux armes de France et au centre de la place trônait, à l’origine, une imposante statue de Louis XV.
Statue de Stanislas Leszczynski par Georges Jacquot. Elle remplace sur la place Stanislas de Nancy la statue de Louis XV détruite à la Révolution.
Arrivé au terme d’une vie bien remplie, devenu impotent et presque aveugle, Stanislas avait coutume de se lever chaque matin d’assez bonne heure pour prier et fumer sa pipe devant sa cheminée. Au matin du 5 février 1766, il s’approcha si près du foyer que sa robe de chambre finit par prendre feu. Paniqué, le monarque fit une chute et appela une aide qui tarda à venir. Après une longue agonie, Stanislas mourut le 23 février 1766, à 16 heures 10, dans son fauteuil installé au premier étage du château de Lunéville.
La Galaizière se chargea, dès le lendemain, de briser les sceaux ducaux et prit officiellement possession, au nom de Louis XV, des duchés de Bar et de Lorraine. La France, dès lors, liquida l’héritage dynastique lorrain. Le mobilier du palais de Lunéville fut vendu et dispersé aux quatre coins de l’Europe. Les bâtiments eux-mêmes furent transformés, dès l’automne 1766, en une caserne de gendarmerie.
Le cas de Salm et de Créhange
Le 23 février 1766, le processus d’annexion de la Lorraine à la France était donc arrivé à son terme. Le vieux rêve de Richelieu, de Mazarin et de Louis XIV était désormais réalisé: Le royaume de France s’étendait désormais d’un seul tenant jusqu’au Rhin … Pourtant, en 1766, toute la Lorraine n’était pas française. Quelques miettes de territoires continuaient de faire de a résistance. Il s’agissait notamment de la principauté vosgienne de Salm et du comté de Créhange. Pour la principauté de Salm, il convient de rappeler que la France en a fait le blocus pendant trois mois ! Les administrés, affamés, se rendirent au printemps 1793. Salm et Créhange, territoires encore affiliés à l’empire en raison de mariages et d’alliances, ne furent donc réunis à la France qu’en 1793, deux ans après que la Convention eut choisi de substituer les départements aux anciennes provinces.