Oderfang : L’étang disparu

par Monique et Bernard Becker

L’étang d’Oderfang recouvrait jadis, dans un cadre naturel remarquable, une superficie voisine de 34 hectares. La résorption progressive de ce superbe plan d’eau intervint hélas, dans la décade 1950-1960, par suite de l’abaissement de la nappe phréatique, elle-même attribuée à la multiplication des forages d’eau douce réalisés dans le bassin et l’exploitation minière sous-jacente. Ainsi le pays naborien fut privé d’un ensemble du plus grand intérêt pour l’environnement et les loisirs.

La “petite rivière rapide”

Selon Henri Hiegel, dans ses “lieux-dits des eaux et des rivières”, la Rosselle portait le nom de “Rousella” en 1268, “Russella” en 1544, “Rossein” en 1594, “Rousselle” en 1683, “Rosselbach” en 1750. Rappelons qu’à la Révolution, Saint-Avold prit le nom de “Rosselgène”. On admet que c’est une appellation préceltique qui signifie “la petite rivière rapide”. Selon Wolfgang Haubrichs, de l’université de la Sarre, spécialiste en philologie, l’hydronyme “Rosselle” proviendrait plutôt d’un ancien “Rôsalâ” qui serait une dérivation avec un suffixe en “l” d’une racine indo-européenne “ros” (= couler) ou “rosâ” (= rosée).

Quoiqu’il en soit ; nous retiendrons l’image d’une “petite rivière rapide” même si elle s’est beaucoup assagie aujourd’hui. Elle prenait naissance dans le bois d’Essin (forêt domaniale de Longeville aujourd’hui) dans une zone de collines dont les versants verdoyants formaient de très importantes surfaces de collecte des eaux pluviales qui en augmentaient le débit. Elle se renforçait par plusieurs ruisseaux. Le premier d’entre eux venait des hauteurs de Boucheporn, le second d’un amas rocheux, le Judenloch, et le troisième des hauteurs du Lorentzberg. À ces trois ruisselets s’ajoutaient, sur un trajet de 5 km, un nombre important de sources ou de filet d’eau.

La Rosselle atteignait alors le moulin d’Ambach. Elle alimentait une petite étendue d’eau et faisait tourner le moulin, disparu aujourd’hui. Plus loin, elle recevait les eaux venant d’un petit étang, le Hungerpfuhl, disparu lui aussi, qui se trouvait au carrefour de la route de Porcelette et de Longeville. Enfin et surtout, elle alimentait l’étang d’Essin (rebaptisé par la suite “lac d’Oderfang”). À la sortie de l’étang, elle était barrée par une écluse qui retenait la masse d’eau à une certaine hauteur. Le trop plein se déversait dans un canal qui alimentait, une centaine de mètres plus loin, le moulin d’Oderfang. Puis elle poursuivait son cours et traversait Saint-Avold d’ouest en est. Sur ses 38 km de cours, elle faisait tourner plus de 50 moulins avant de se jeter dans la Sarre. C’est dire qu’elle était vigoureuse, autrefois, la “petite rivière rapide” !

On peut s’étonner du nombre de moulins alimentés par ce petit cours d’eau. Il faut se souvenir qu’en raison des difficultés de transport qui existaient autrefois et des entraves apportées à la libre circulation des grains, chaque seigneurie se trouvait dans la nécessité de pourvoir elle-même à ses besoins en farine. Dans son “histoire de la meunerie lorraine”, V. Pelsy écrit : « il n’y eut pas en Lorraine un ruisseau qui ne comptât un ou deux moulins, pas une source qui ne fut captée en vue d’utiliser sa force pour le broyage des grains, pas le moindre petit étang derrière la digue duquel ne s’élevait le moulin traditionnel. Partout où cela était possible, la force hydraulique remplaçait avec avantage la force animale ».

La Rosselle et ses premiers affluents (d’après une carte de J.C. Eckert et R. Maurer En bleu : les étangs disparus. Seul subsiste l’étang de la Merbette (en noir) Rectangles rouges et noirs : emplacement des moulins et des fermes.

Ce secteur, exploité jusque dans les années 1950 sous forme de prés par de nombreux agriculteurs de Longeville, Porcelette et Boucheporn, était jadis régulièrement entretenu par curage du lit de la Rosselle et maintien des drainages latéraux, ce qui assurait une évacuation régulière des eaux vers l’ancien Moulin d’Ambach et l’étang d’Oderfang. L’abandon de ces exploitations a entraîné la disparition progressive de ce drainage, les alluvions déposées transformant l’ensemble en un marais luxuriant, spécialement en amont de l’autoroute A 4. La Rosselle n’était plus désormais la “petite rivière rapide” d’autrefois et son débit baissa considérablement.

Oderfang

On ne sait pas exactement à quelle date ni pour quelle raison l’étang d’Essin prit le nom d’Oderfang. Peut-être est-ce en raison de la proximité du moulin, d’Oderfang qui portait déjà ce nom sous la graphie “Oderfingen” en 1580. L’étang s”est appelé successivement “Usselange” en 1414, “Ussing” en 1483, “Issing” en 1588 et “Essin” en 1704.

Au XVIe siècle on trouvait dans la seigneurie de Hombourg de nombreux étangs appartenant au duc de Lorraine ou à l’abbaye de Saint-Avold . L’étang d’Issing ou d’Oderfang, mentionné dès 1414, fut laissé en bail par le duc à l’abbaye de Saint-Avold en 1588 pour une durée de 45 ans à condition de l’aleviner de 6000 alevins et d’entretenir la chaussée qui menait à l’étang. En 1624, la pêche de cet étang rapporta 1837 Fr pour 3500 carpes, 458 Fr pour 335 brochets et 196 Fr pour 131 poissons divers.

Au XIXe siècle, l’étang continuait à faire le bonheur des pêcheurs. Dans un texte inédit de 1892 intitulé “Promenade sur les bords de la Rosselle dans les environs de Saint-Avold”, Philippe Bronder décrit les “Grandes Pêches” qui se faisaient tous les deux ans pendant la période du Carême car le poisson était alors plus facile à vendre. “On vide l’étang. On peut apercevoir maintenant la Rosselle semblable à un immense serpent dont les anneaux se déroulent en mille replis capricieux. Elle s’étend en courbes nombreuses et variées depuis la queue de l’étang jusqu’à l’écluse. L’eau a disparu mais elle a entraîné le poisson dans la rivière. Celle-ci en est remplie jusqu’aux bords. On peut en prendre par brassées… Les pêcheurs ramènent une quantité prodigieuse de poissons de toutes couleurs, toutes grandeurs et toute formes. Celui qui n’a pas assistée à cette pêche peut difficilement s’en faire une idée. C’est une véritable vision de la pêche miraculeuse. La carpe, le brochet; la perche, le goujon, la tanche, le barbot et bien d’autres encore sont en abondance”. Les brochets de 50, 60, 70 cm ne sont pas rares dans l’étang d’Oderfang. Pendant la pêche les habitants de Saint-Avold et des environs font amples provisions de poissons. Les aubergistes les hôteliers du pays naborien en achètent également beaucoup. Mais la plus grande partie est enlevée par un ou deux marchands de poissons de Metz.

Sur l’étang gelé, en hiver, on faisait parfois d’étranges rencontres comme en témoigne cette anecdote racontée par Philippe Bronder. Un jour d’hiver, des bûcherons se rendant à la forêt aperçurent sur la glace, au beau milieu de l’étang, une masse noire. La chose parut si extraordinaire à ces hommes qu’ils descendirent de la berge pour s’aventurer sur la glace aussi loin qu’ils pouvaient le faire sans danger. Quel ne fut pas leur étonnement quand ils aperçurent sur la glace un énorme sanglier. Ils quittèrent l’étang et revinrent avec de grandes perches. C’est ainsi que le sanglier fut attiré doucement et avec mille précautions sur la glace ferme et trainé sur le bord de l’étang. Était-il mort ou vivant ? Les bûcherons pour s’en assurer lui lancèrent quelques glaçons mais l’animal resta immobile. Après avoir examiné la “terrible bête”, on s’aperçut qu’elle était morte. Des chasseurs intervinrent alors pour dire que c’était eux qui avaient tué la bête et qu’elle leur revenait. Après de longues discussions, on décida de partager l’animal entre chasseurs et bûcherons.

Au début du XXe siècle, l’étang d’Oderfang devint le lieu de loisirs par excellence des Naboriens. Il fut d’abord fréquenté par les classes aisées. La baignade, mondaine et hygiénique, était considérée comme une activité de luxe. Les médecins assignaient alors des vertus thérapeutiques aux bains dans l’eau froide. Puis les bains concernèrent toute la population. Une plage fut aménagée. Plusieurs divertissements étaient proposés aux citadins : tremplins, canotage, pédalos ou encore aire de gymnastique. Un petit restaurant avec brasserie devint naturellement le complément du rivage où des sociétés de musique locales donnaient des concerts en été.

Dans un article intitulé “ Esquisse d’une histoire sociale du sport à Saint-Avold “, Pierre Pirot rappelle que c’est aussi a cette époque que les militaires allemands revendiquaient le caractère éducatif et utilitaire de la natation et souhaitaient imposer l’enseignement, le développement et le perfectionnement de cette discipline. La natation prit finalement une orientation sportive avec l’organisation de compétitions, de tournois nautiques dans des espaces séparés par des lignes d’eau où les dangers naturels étaient écartés.

En hiver, le lac d’Oderfang était encore une fois le prétexte à de joyeuses agapes. De nombreux Naboriens s’adonnaient à des activités ludiques surtout les glissades mais aussi par la suite à des sports comme le patinage malgré les interdictions des autorités municipales.

Récolte de la glace sur l’étang au début du XXe siècle (glace utilisée par les brasseries).

“Saint-Avold-Plage” et, à l’arrière-plan, les casernes De Brack et Lahitolle.

Après la seconde guerre mondiale, l’étang d’Oderfang connut des records d’affluence. On venait de loin, à l’époque, pour passer un dimanche agréable à “Saint-Avold-Plage” et l’on se restaurait ou se désaltérait à l’hôtel d’Oderfang. On profitait du soleil sur la plage de sable fin, on se baignait ou on faisait de la barque ou du pédalo. Aujourd’hui, seul subsiste l’hôtel transformé en Centre Aéré.

L’impossible reconstitution de l’étang

Dans les années 1980, on se mit à espérer une reconstitution de l’étang à la suite de fortes pluies et de la fonte des neiges. Une surface d’environ 10 hectares était inondée de manière relativement stationnaire et cela en contradiction avec les hypothèses d’inétanchéité du lit de l’étang.

Ceci explique le regain d’intérêt de la population en faveur d’une reconstitution, même partielle, de ce plan d’eau et le cortège de suggestions écologiques, parfois appuyées par la presse, pour restaurer ce qui pouvait l’être, d’un site unique apparemment sacrifié trop vite.

Dans ce contexte, il était souvent fait référence à l’étang voisin de la Merbette qui conserve ses eaux et maintient assez normalement son niveau dans la même zone topographique que celui d’Oderfang alors qu’il devrait subir les mêmes influences mises en relief pour expliquer la disparition de ce dernier. Aussi, compte tenu du profond attachement de la population à ce site écologique par excellence et de l’exceptionnel attrait touristique et de loisirs des lieux, la Municipalité de Saint-Avold s’est-elle préoccupée d’analyser les chances réelles de reconstitution de ce plan d’eau. Sous l’impulsion de quelques Naboriens décidés mandatés par le Maire, les réflexions et démarches isolées ont convergé dès 1983 vers une action coordonnée.

Selon les organismes compétents en la matière il importait de maîtriser en premier lieu les paramètres du bilan hydraulique, à savoir :

  • l’appoint d’eau lié aux sources,
  • l’appoint pluviométrique du bassin versant,
  • les pertes par évaporation,
  • les pertes par infiltration,
  • l’incidence des fluctuations de la nappe phréatique. Les campagnes de mesures effectuées, l’une de novembre 1984 à juin 1985, l’autre de janvier à juin 1986 en amont et en aval de l’autoroute ont montré que le débit de la Rosselle était désormais notoirement insuffisant pour les raisons évoquées plus haut. La source de la Rosselle elle-même n’était plus qu’un mince filet d’eau (photo ci-contre). On dut également tenir compte de la baisse de la nappe phréatique et du projet de rocade Nord - Ouest qui devait partir du giratoire Nord et traverser le lit de l’étang comme le montre le croquis ci-dessous. Cette rocade, programmée en début 1989, n’a toujours pas été réalisée.

Profitant des importantes quantités de matériaux disponibles à la suite de l’arasement des vieilles casernes Lahitolle et De Brack, les services municipaux ont fait remblayer une partie du lit de l’étang. Les énormes masses de terre déposées au fil des ans ont ainsi rétréci d’autant le lit de l’étang. On espérait reconstituer, comme on le voit sur le projet ci-dessus, un plan d’eau d’une surface approximative de 8 ha qu’on destinait à la pêche. Hélas, comme le montre la photo ci-dessous, il ne reste plus rien aujourd’hui de cet espoir de reconstitution et on chercherait en vain un plan d’eau à Oderfang.

Le “plan d’eau” ( ? ) le 2 mars 2013 (photo Bernard Becker)