Les expulsés mosellans en 1940

par Henri HIEGEL

Extraits de son article paru dans les “Mémoires de l’Académie Nationale de Metz” (1982)

Le Conseil Général de la Moselle a présenté de novembre 2010 à mai 2011, au service départemental d’archives de la Moselle puis dans de nombreuses communes, une exposition relatant les vagues d’expulsions en Moselle pendant la Seconde Guerre Mondiale, exposition qui a connu un grand succès. Les vagues d’expulsions ont marqué l’identité mosellane. Pendant les années de guerre, le fossé s’est creusé entre “ceux qui sont restés” et “ceux qui sont partis”, fragilisant ainsi, un peu plus, l’équilibre mosellan et faisant naître chez certains un sentiment anti-allemand. Retour sur ces événements tragiques.

De décembre 1918 à octobre 1920 les autorités françaises expulsèrent 111 915 habitants de l’Alsace et de la Moselle, se composant de quelque 100 000 Allemands d’origine ou nés dans les deux provinces, et pour le reste des Alsaciens-Lorrains, censés être trop compromis dans la collaboration avec les Allemands. Le nombre des expulsés de la Moselle est estimé à 30 000. Ils avaient le droit d’emporter 2 000 marks par personne et 500 par enfant, ainsi que 30 kg de bagages. Certains fonctionnaires, comme les professeurs de lycée, avaient le droit de déménager avec leurs meubles, lorsqu’ils étaient maintenus en fonction un certain temps. De 1940 à 1944 les autorités allemandes et nationales-socialistes procédèrent à la même action de nettoyage, la “Säuberungsaktion”, soit par expulsion ou “Ausweisung” vers la France de 1940 à 1943, soit par transplantation ou “Umsiedlung” en Allemagne et les pays de l’est de 1941 à 1944. Hitler approuva l’action de nettoyage le 6 août 1940.

Les expulsions de juillet à octobre 1940

25 000 Mosellans partirent par la force en six vagues : 1 131 à la mi-juillet, 4 307 les 16 et 17 août, 11 230 du 28 au 31 août et du 5 au 7 septembre, 7 542 du 16 au 18 septembre, et le reste en octobre. La vague du 16 et 17 août fut provoquée par le rassemblement des Messins le 15 août place Saint-Jacques, où ils déposèrent au pied de la statue de la Sainte Vierge des fleurs de façon à former le drapeau tricolore. Le matin du 16, Mgr Joseph Heintz, évêque de Metz, fut conduit en auto à la ligne de démarcation à Chalon-sur-Saône. C’était la réplique à l’expulsion de Mgr Willibrod Benzler en 1919.

Les expulsés comprenaient les Français de l’intérieur ou les “Vollfranzosen”, sauf les contre-maîtres des usines et les spécialistes, comme l’archéologue Emile Delort, que son homologue allemand, le Rhénan Wilhelm Reusch, réussit à maintenir à Metz, les Nord-Africains, les vanniers et les romanichels, des prêtres francophiles, des religieuses, les juifs dont le linguiste Léon Zéliqzon, pourtant un professeur formé par l’université allemande, les soldats qui avaient déserté l’armée impériale de 1914 à 1918, les soldats qui avaient formé à Metz l’Association des Malgré-nous, les internés de 1914 à 1918, particulièrement ceux qui avaient été enfermés à Ehrenbreitstein près de Coblence, les Mosellans, qui avaient servi en Rhénanie et en Sarre, les engagés volontaires dans l’armée française de 1914 à 1919, les membres du “Souvenir Français”, fondé et dirigé par le typographe J.P. Jean, et particulièrement les membres des comités locaux, les membres de certains cercles littéraires, comme celui de Sarreguemines, des Mosellans, qui avaient acquis en 1919 et 1920 des immeubles allemands, certains communistes et cégétistes, des membres de la police d’État et des municipalités et du contre-espionnage et les condamnés criminels. En outre furent expulsés les députés, revenus ou restés au pays, comme Paul Harter, de Forbach et Emile Peter de Sarrebourg. Par contre Robert Schuman, député de Thionville, fut arrêté en septembre. Seuls Victor Antoni, conseiller général de Fénétrange, Eugène Foulé, conseiller général de Grostenquin, Joseph Straub, conseiller général de Sarralbe et Joseph Kirsch, conseiller général de Phalsbourg, purent rester et se compromettront dans la collaboration.

Ordre d’expulsion

Comment la Gestapo dressa-t-elle les listes d’expulsion ?

Elle se basa d’abord sur des listes, faites avant la guerre, soit à partir du “Livre d’Or du Souvenir Français”, publié en 1929 par J.P. Jean, soit par les renseignements, fournis par les agents des services secrets allemands, l’ “Abwehr” et le “Sicherheitsdienst”. Aussi les autorités allemandes recherchaient-elles parfois des personnalités décédées. Un habitant de Lorry-Mardigny renvoya la Gestapo au cimetière pour arrêter le chanoine Charles Ritz, directeur du “Lorrain”, décédé depuis le 20 janvier 1939. Les autorités allemandes trouvèrent des listes aux sièges des sociétés patriotiques. Le préfet de la Moselle, Charles Bourrât, avait fait brûler à juste titre les papiers de son cabinet avant l’entrée des Allemands le 17 juin à Metz au risque de détruire des sources irremplaçables pour les historiens, mais les papiers des Services de renseignements ne furent pas tous évacués ou détruits et les Allemands y trouvèrent une foule de renseignements compromettants pour les Mosellans restés.

Dans les archives de la sous-préfecture de Sarreguemines, non évacuées depuis septembre 1939, et les papiers de la Sûreté militaire à Château-Salins, la Gestapo découvrit des listes d’engagés volontaires et de communistes, arrêtés fin 1939. L’un d’eux, un cheminot sarregueminois, échappa à l’expulsion, servant dans l’escadrille du Reichsmarschall Hermann Goering, mais sera déporté en 1943 pour faits de résistance. Enfin et surtout des listes furent dressées à partir des nombreuses dénonciations aux services de sécurité, le S.D., à la Gestapo, la police secrète d’État ou la “Geheime Staatspolizei” et aux commissions d’expulsion. Ces dernières se composaient d’Allemands, de Mosellans germanophones, d’officiers et de sous-officiers de l’armée impériale, d’agents des services secrets et de naturalisés.

Comment se firent les expulsions ?

La Gestapo arrêtait les expulsés à toute heure, même la nuit et n’importe où. Parfois les expulsés ne purent même pas revenir à leur domicile. Par personne adulte ils n’eurent le droit d’emporter que 2 000 F et 50 kg de bagages et par enfant 1 000 F et 30 kg. Les scellés furent posés sur les appartements ou les maisons, mais la plupart du temps les gestapistes s’emparèrent du surplus d’argent, des livrets des caisses d’épargne, des bijoux, des vêtements ou des réserves de vivres. Les expulsés furent conduits tantôt en autobus à la nouvelle frontière, celle de 1871 à 1914, tantôt acheminés par trains à la ligne de démarcation. La plupart échouèrent au Palais d’exposition de Lyon, où l’accueil fut, tout au moins au début, très précaire. Ils couchèrent longtemps sur la paille. Un médecin de Thionville y créa un service médical et le préfet Bourrât à partir d’août 1940, le Service des réfugiés d’Alsace et de Lorraine.

La délégation française à la Commission d’Armistice de Wiesbaden protesta le 3 septembre contre ces expulsions, notamment contre celles de Mgr Heintz et du préfet Bourrât. Le 8 octobre le maréchal Pétain adressa par radio l’expression de sa profonde sympathie aux expulsés. Le 6 novembre, le ministre de la Justice Raphaël Alibert inspecta le Palais d’exposition de Lyon, mais le ministre de l’Intérieur interdit la publication de son allocution aux expulsés. Les journaux de la zone libre élevèrent également des protestations.

Les expulsions massives de novembre 1940

Le 21 septembre 1940, le gauleiter Joseph Bürckel annonça qu’il avait l’intention de procéder à un échange de population avec la France afin que la Westmark fût entièrement germanisée. Le 31 octobre, trois collaborateurs de Bürckel informèrent Otto Abetz, ambassadeur allemand à Paris, qu’à partir du 4 novembre environ 100 000 Mosellans de langue française ou de sentiments français seraient transférés en zone libre. Abetz et le ministre des Affaires étrangères Joachim von Ribbentrop firent vainement valoir que ce transfert était contraire à la politique de rapprochement franco-germanique, amorcée à Montoire le 24 octobre. Vainement aussi le chef de la commission allemande d’armistice, le général Otto von Stülpnagel, refusa-t-il d’annoncer à la commission française que quelques dizaines de milliers de Mosellans, qui avaient soi-disant opté pour la France, arriveraient à la ligne de démarcation. Le 2 novembre, Adolf Hitler approuva la décision de Bürckel, sous prétexte que ce transfert s’inscrivait dans la mise en ordre de la carte ethnique de l’Europe. Le même jour, le transfert fut annoncé au gouvernement de Vichy et après les négociations avec le président du Conseil Pierre Laval, Bürckel retarda le commencement du transfert au 11 novembre et annonça qu’il avait lieu avec l’approbation du gouvernement de Vichy, ce qui provoqua un démenti formel du ministre de la Justice Alibert.

Comment furent préparées les listes des expulsés ?

Depuis le 21 septembre, les autorités civiles et militaires faisaient dresser des listes des personnes, parlant uniquement le français et censées être de sentiments français ou refusant d’entrer dans la “Communauté du peuple allemand”, la D.V.G. ou la “deutsche Volksgemeinschaft”.

Comment les autorités connurent-elles les personnes ne parlant que le français ? La Gestapo demandait aux écoliers si leurs parents parlaient le français ou l’allemand. Les maires et les greffiers furent invités à donner les noms des personnes sachant l’allemand, sous prétexte d’organiser des cours du soir pour se perfectionner dans cette langue. Les listes d’expulsion furent rarement dressées par des Mosellans, à part les naturalisés. Tantôt les expulsés furent convoqués dans les mairies pour être informés de leur transfert dans le Warthegau (la Pologne) ou en France. Tous optèrent pour la France, avec la crainte d’être envoyés quand même dans le Warthegau. Parfois il n’y eut aucune consultation ou avertissement. Un petit nombre d’inscrits s’humilièrent en déclarant qu’ils étaient nés Allemands de 1871 à 1918 et qu’ils voulaient mourir Allemands. Des francophones, ayant de la parenté en Lorraine germanophone, réussirent parfois à se faire rayer des listes. Des non-expulsés, parlant à la fois le français et l’allemand et craignant l’enrôlement dans l’armée allemande, déclarèrent vouloir partir. Même des Mosellans dialectophones en profitèrent pour aller en France. Ferdinand Herzog, conseiller d’arrondissement du canton de Sarralbe, partira avec sa femme et ses dix enfants de nouveau en Charente, quoiqu’il eût œuvré avant 1939 dans le Parti chrétien social de l’autonomiste Victor Antoni pour le maintien des droits acquis et de l’enseignement de la langue allemande dans les écoles.

Les listes étaient souvent mal faites, refaites plusieurs fois ou mal recopiées. À Rodalbe on dressa une liste des expulsés et une liste des restants. Le 15 novembre, les restants partirent en Dordogne et, quand les Allemands s’aperçurent de l’erreur, tous refusèrent de revenir, malgré les insistances de la Croix-Rouge allemande en juin 1941. Des incidents survinrent les jours où les listes furent dressées. Après s’être inscrit, un habitant de Hesse partit à la maison chercher sa croix de fer, gagnée dans la Première Guerre mondiale et la jeta sur la table où siégeait la commission d’expulsion.

En octobre, les Mosellans francophones vaquèrent encore normalement à leurs occupations. Les paysans firent les semailles d’automne, tuèrent le cochon et mirent la viande au saloir. Ils avaient fait aussi la récolte des pommes de terre, des fruits et des vignobles. Mais à partir du 1er novembre, à l’annonce des expulsions prochaines, les travaux cessèrent et on fit bombance et enterra les objets les plus précieux et même les bonbonnes de mirabelle. Dans la nuit du 10 au 11 novembre, Bürckel fit apposer dans les localités francophones l’affiche de transfert en couleur rouge sang. Ce transfert était présenté comme une contribution à la paix entre l’Allemagne et la France. Celle-ci rapatriait ses compatriotes comme l’Allemagne l’avait fait au Tyrol du Sud, en Volhynie et Bessarabie. Le transfert se ferait dans le plus grand ordre et les transférés seraient indemnisés en France suivant les inventaires dressés par les autorités allemandes.

Le transfert fut effectué du 11 au 21 novembre dans le plus grand désordre. La police de sûreté et de protection arrêta avec un préavis de quelques minutes à deux heures les expulsés au matin de très bonne heure, même à partir de 3 heures jusqu’au soir très tard. Des vieillards de plus de 80 ans, des enfants en bas âge et des malades subirent le même sort que les adultes. Le 21 novembre, les vieillards et les infirmes de l’hospice Sainte-Anne près d’Albestroff furent expulsés avec les religieuses. À Vic-sur-Seille, les vieillards de l’hospice et les nourrissons de la maternité prirent également le chemin de l’exil. Des prêtres furent arrêtés à Faulquemont et ailleurs avec les fidèles pendant la célébration de la messe, des mariages et des enterrements. À Hesse, on embarqua un sourd-muet de nationalité allemande et un malade sur une chaise.

Des autobus, réquisitionnés en Allemagne, même à Berlin, conduisirent les expulsés aux lieux de rassemblement, puis aux gares d’embarquement de Sarrebourg, Avricourt, Réchicourt-le-Château, Dieuze, Château-Salins, Metz, Moyeuvre-Grande et autres. Les incidents se multiplièrent. Dans les autobus et dans les gares on chantait la Marseillaise et arborait le drapeau tricolore. À Château-Salins, les anciens combattants, ayant servi dans l’armée allemande, jetèrent leurs décorations allemandes sur le quai au moment du départ. À Château-Salins et à Metz, les expulsés refusèrent de se laisser ravitailler par la Croix-Rouge allemande. À Delme, ils refusèrent de remettre les clefs à la mairie. À Moyeuvre-Grande, à la gare, les expulsés et les restants chantèrent ensemble la Marseillaise et arborèrent le drapeau français.

Quel est le nombre des expulsés de Novembre ?

Du 12 au 23 novembre, 66 trains d’expulsés mosellans arrivèrent à Lyon. 58 771 expulsés furent dénombrés soit 59 % des 100 000 annoncés par Bürckel et un peu plus d’un tiers des 150 000 que Bürckel voulait expulser primitivement. Plus de trois quarts de la population des cantons de Delme, de Château-Salins et Vic-sur-Seille partirent de force. À Delme, 523 habitants sur 588, à Bacourt, 116 sur 173, à Donjeux, 82 sur 82, à Juville, 136 sur 140, à Laneuveville, 243 sur 250, à Obreck, 97 sur 98, à Dieuze, 90 % de la population, à Hesse, 226 sur 600, à Tarquimpol, 123 sur 127. À Metz, 10 000 personnes partirent le 21 novembre et à Vigy, toute la population. À Moulins-lès-Metz, comportant 1 745 habitants, 188 furent expulsés en août, 69 en septembre et 600 le11 novembre et à Fontoy, 700 sur 3 690. Les trois derniers trains, arrivant le 23 novembre à Lyon, transportaient les expulsés de la région de Forbach, de Sarreguemines, Bitche et Sarrebourg. De Kalhausen, partirent 23 personnes, dont 14 d’origine russe et une famille de huit personnes, dont le chef avait crié “ Vive la France !” dans une réunion de la D.V.G., et un célibataire qui était volontaire. Le curé, âgé de 79 ans, suivra en juillet 1941 pour refus d’entrer dans la D.V.G.

L’arrêt des expulsions de novembre 1940

Brusquement, le 21 novembre à 24 heures, les expulsions s’arrêtèrent. Dès le 20 novembre, l’office d’information français annonça que sur ordre de Hitler les expulsions seraient arrêtées. Le 22, Bürckel lui-même annonça par affiches, collées à 5 heures du matin, puis par voie de presse la suspension des expulsions en précisant que dorénavant tous les Mosellans restés étaient des Allemands sans restriction.

Si Hitler lui-même mit fin à ce transfert massif de la population mosellane, c’est qu’il reçut des informations de hauts fonctionnaires allemands. L’ambassadeur Otto Abetz, de Paris, réussit, certes avec beaucoup de peine, à avoir avec Hitler une entrevue, au cours de laquelle il fit valoir que ce transfert était un sabotage du rapprochement franco-allemand et engageait les Français à se rallier au gaullisme, les expulsés ayant crié “Vive de Gaulle !” en arrivant à Lyon, et permettait à l’Angleterre de développer une vaste propagande anti-allemande. Le chef de la Présidence de l’Empire, le ministre d’État Otto Meissner, originaire de Bischwiller près de Haguenau, fut informé des conditions inhumaines du transfert par le romancier Ernst Mungenast, né à Metz, et par la folkloriste Anna Merkelbach, née à Lemberg près de Bitche de parents lorrains et sœur de l’abbé Louis Pinck, l’auteur des “Verklingenden Weisen lothringer Volkslieder” , par le peintre et poète Alfred Pellon, né à Metz de parents mosellans, et par le publiciste alsacien Fritz Spieser, de la Huneburg près de La Petite-Pierre, et transmit ces informations à Hitler. Mungenast, Pellon, Madame Merkelbach et Spieser étaient précisément en train de participer à la composition du livre “Elsass und Lothringen, deutsches Land”, qui paraîtra au début de 1941 sous l’égide de Meissner. La Gestapo conseilla à Mungenast, revenu à Metz, de ne plus prendre la défense des vieilles familles messines francophiles. Madame Merkelbach ne put empêcher l’expulsion de familles lorraines qui lui avaient fourni les textes de ses contes et légendes et à son frère, les textes des chansons lorraines. Sur son lit de mort, en novembre 1940, Louis Pinck lui-même éleva de vigoureuses protestations auprès de Bürckel contre les expulsions de ses amis, qui l’avaient défendu durant 1’entre-guerre contre de multiples accusations, fondées ou non. Un certain nombre de Mosellans avaient fait appel à Spieser pour faire arrêter les expulsions. En dehors de Meissner, ce fut aussi le Ministerialrat Kurt Jacobi, du ministère de l’Intérieur et né à Metz, comme Pellon, qui transmit à la Chancellerie du Reich des informations reçues de sa tante qui, en 1919, avait pu rester à Metz et qui maintenant craignait d’être expulsée.

Les expulsions furent sans doute aussi arrêtées à cause des démarches répétées de personnalités mosellanes, comme Victor Antoni, de Fénétrange, François Goldschmitt, de Rech, Me Charles Thomas, de Sarreguemines, tous défenseurs de la langue allemande avant 1939. Il en fut peut-être de même des interventions du gouvernement de Vichy. Le 14 novembre, le Conseil des ministres français, présidé par Pierre Laval, protesta contre l’affirmation de Bürckel que le transfert des Mosellans francophones s’était fait avec l’accord du maréchal Pétain et du gouvernement français. Cette protestation, rédigée par le ministre de la Justice Alibert, fut publiée en zone libre par la presse et la radio, mais ni en zone occupée ni en Allemagne ou en Alsace-Lorraine. Le 18 novembre, le général Doyen, président de la Délégation française à Wiesbaden, remit à la commission allemande d’armistice une protestation officielle, qui ne fut pas acceptée sur ordre de Hitler, étant jugée insultante pour l’Allemagne. Le général Maxime Weygand, ministre de la Défense nationale, souhaita une protestation semblable à celle des députés d’Alsace-Lorraine à Bordeaux en 1871, mais de peur d’une réaction encore plus violente de Hitler, le Conseil des ministres se contenta le 20 novembre de demander l’interruption des expulsions pendant l’hiver et de les limiter à 10 000 personnes par mois.

Bürckel défendait avec acharnement et beaucoup de duplicité la nécessité des expulsions massives. Le 15 novembre à la suite du communiqué du Conseil des ministres français de la veille, il répondit que Laval était au courant des expulsions depuis le 1er novembre et que la radio de Sarrebruck avait prié les Français durant plusieurs jours de préparer l’accueil en faveur des expulsés et que ces expulsions étaient justifiées, les expulsés ayant chanté la Marseillaise et arboré le drapeau tricolore dans chaque train. Le 30 novembre, à Sarrebruck, il déclara que les notables, qui constituaient en Lorraine, pays allemand et frontalier, un bastion de la politique et culture françaises, devaient être renvoyés en France. On ne pouvait garantir la paix définitive entre la France et l’Allemagne que si on édifiait devant le Westwall de béton et de fer un Westwall de sang germanique. La France aurait pu réclamer constamment ces francophones comme des frères non rachetés.

Fin 1940 et début 1941, une pléiade d’historiens et de folkloristes comme Léo Just, de Bonn, et Karl Christmann, de Kaiserslautern, de journalistes et d’économistes justifièrent dans ce sens les expulsions. Du 29 novembre au 4 décembre, les anciens incarcérés de Nancy, dont Victor Antoni, de Fénétrange, et le colonel SS Hermann Bickler, de Hottviller, furent les invités des ministres de l’Intérieur, de la Propagande et de la Police et du ministre d’État Meissner. C’est à cette occasion qu’Antoni et Bickler exposèrent les méfaits de l’expulsion des paysans lorrains, attachés à leurs terres corps et âme. Bickler remarqua qu’il n’avait pu sauver des proches parents qu’à grand-peine. Sans être invité, Bürckel se rendit en hâte par avion à Berlin pour se justifier devant le ministre de l’Intérieur Frick et se fâcha irrémédiablement avec Bickler et Antoni.

Après de laborieuses tractations entre Bürckel et le ministère de l’Intérieur, il fut institué en février 1941 à Sarreguemines une commission de rapatriement pour les expulsés qui désiraient revenir. De cette commission firent partie deux Mosellans, Me Charles Thomas et le juge Joseph Fischer, le dernier étant commis d’office, pour instruire les dossiers, ainsi que le Kreisleiter de Sarreguemines, un national-socialiste convaincu, mais assez sensé et tolérant. Mais les autres membres, dont les chefs de la Sûreté et de la police, sabotèrent leur travail. Sur 749 demandes de rapatriement, ce qui était vraiment un nombre dérisoire, 82 furent seulement acceptées et encore certains rapatriés furent obligés d’aller habiter l’Allemagne. La commission fut supprimée dès mai 1941.