Les camps d’internement du fort de queuleu 1943-1946.

Extraits de l’article de Cédric NEVEU paru dans le Cahier du Pays Naborien numéro 20 et de sa conférence du 6 mai 2011.

Le fort de Queuleu occupe une place bien particulière tant dans la mémoire mosellane que dans l’histoire de la répression pendant l’occupation. Centre d’internement pour des résistants, centre de torture, antichambre des camps de concentration, le fort de Queuleu est la parfaite illustration de la politique répressive allemande menée en Moselle, une politique de lutte implacable contre les opposants à l’ordre nazi jusqu’à l’élimination. À la Libération, le fort est réutilisé de décembre 1944 à mars 1946 pour l’internement des Allemands et des “suspects” jugés dangereux, soit plus de 8 000 personnes. Une histoire en deux actes.

ACTE 1 SS-SONDERLAGER 12 octobre 1943 – 17 août 1944

La création du fort.

La découverte d’un profilé

À l’été 1943, un sabot de dérivation est découvert en travers de la voie ferrée reliant les villes de Béning et Saint-Avold. Cette pièce soudée à la voie a provoqué le 25 juillet 1943 le déraillement d’un train de permissionnaires allemands à hauteur du viaduc de Hombourg-Haut. Des experts estiment, d’après l’étude des soudures, qu’il ne peut s’agir que d’un acte de sabotage. Devant le retentissement de l’attentat, le SS-Sturmbannführer Johann Schmidt, chef de la Gestapo de Metz, décide de demander le renfort de la Gestapo de Sarrebruck. Celle-ci passe la région au crible afin de mettre la main sur les auteurs. Le 30 août 1943, la Gestapo arrête seize personnes dans la région de Thionville. Au cours de leurs investigations, les policiers allemands découvrent dans un atelier une « pièce à conviction » qui permet de remonter à un homme : Etienne Kmieciak, dit « Fritz ». Les Allemands apprennent alors qu’un second attentat est prévu sur la voie ferrée entre Metz et Novéant. Entre temps, la Gestapo de Metz découvre, grâce aux indications du traître Lehmann, infiltré dans le groupe de la région de Metz, qu’une rencontre de résistants est prévue à l’île Chambière. Le 20 septembre, la Gestapo se rend sur les lieux. « Sepp » Waechter, l’un des principaux dirigeants du groupe, arrive alors à l’île Chambière. Arrêté par un policier en faction, il ouvre le feu, l’abat et en blesse grièvement un autre. Mais lui-même est gravement blessé et décède quelques minutes plus tard à l’hôpital. Quant à Etienne Kmieciak, il parvient à prendre la fuite après des échanges de coups de feu. Mais le répit est de courte durée car il est arrêté peu après.

La Gestapo prend conscience qu’elle se trouve confrontée à une organisation déterminée et bien structurée, capable d’organiser des attentats sur le réseau ferroviaire et d’abattre sans hésiter un agent de la Gestapo. Une conférence est alors organisée à Metz en présence du commandant régional de la Wehrmacht, du chef de la Gestapo de Metz, du général SS Anton Dunckern et des plus hautes autorités du Gau. Les Allemands décident de frapper fort. Toute l’organisation doit être démantelée afin de juger ses dirigeants au cours d’un procès monstre devant le Volksgerichtshof de Berlin. Mais pour cela, il faut des informations. La Gestapo de Metz en possède déjà. Elle dispose tout d’abord de nombreux agents infiltrés, dont un dans les hautes sphères de l’organisation. Celui-ci remet à la Gestapo les tracts qu’il est chargé de distribuer et prévient à l’avance des réunions que les résistants organisent. La police allemande n’a plus qu’à y envoyer un espion pour relever les noms et ainsi dresser une liste d’individus suspects. Par ailleurs, en 1940, la Gestapo a pu s’emparer des dossiers que les renseignements généraux français ont établi avant-guerre sur les militants communistes mosellans. En outre, elle a aussi mis la main sur les « listes noires » établies par les entreprises sidérurgiques et minières lors des grèves de 1936 et 1938 et remises aux autorités préfectorales. Elle a ainsi pu repérer les individus les plus dangereux et les mettre sous surveillance. Enfin, les Allemands connaissent également les membres des associations antifascistes et pacifistes qui ont milité avant la guerre contre le régime nazi comme la Ligue pour la Paix ou la Ligue des Droits de l’Homme, en s’emparant d’archives françaises. De plus, ils ont repéré plusieurs Mosellans qui se sont distingués en venant en aide aux antifascistes allemands, originaires de Sarre ou du Palatinat, réfugiés en Moselle après le plébiscite de 1935.

Par le croisement de ces différentes sources de renseignements, la Gestapo dispose de fiches détaillées sur les opposants potentiels à la politique de germanisation menée en Moselle : communistes, syndicalistes, antifascistes, pacifiste. Forte de toutes ces informations, elle n’a plus qu’à attendre l’opportunité de frapper.

La prise de décision

Dans les semaines qui suivent, des centaines de résistants sont arrêtés par les Nazis. Chaque région du département est systématiquement passée au crible et les arrestations sont menées par secteurs d’activité : mines, sidérurgie, chemins de fer… Nous avons pu recenser 862 personnes arrêtées dans le cadre de cette affaire.

Les services répressifs allemands ont eu au préalable à répondre à une question épineuse : que faire des résistants capturés ? Ceux-ci ne peuvent être détenus dans une des prisons de la ville, pleines à craquer, ou dans les locaux de la Gestapo, trop exposés aux tentatives d’évasions ou à des attaques extérieures. De plus, le secret absolu quant à leur détention et au sort qui leur est réservé doit être garanti. Une seule solution s’impose : trouver un lieu suffisamment vaste dans les environs de Metz et qui réponde à ces exigences : regrouper des centaines de résistants dans un lieu dont on puisse garantir le secret, où l’on puisse procéder à tous les interrogatoires à l’abri des regards, et où toutes les conditions de sécurité soient assurées. Le fort de Queuleu, à l’écart de la ville, avec ses vastes casemates est le lieu idéal.

L’entrée du fort

Au mois de septembre 1943, Johann Schmidt demande au général SS Anton Dunckern l’autorisation d’édifier un nouveau centre d’internement au sein du fort de Queuleu. Ce dernier donne son approbation, mais, le fort dépendant de l’autorité militaire, il faut au préalable obtenir du général commandant la place de Metz le droit d’utiliser l’ouvrage. Celui-ci donne son autorisation. Le SS-Sonderlager Feste Göben est né.

Il fait partie à l’origine de la première ceinture fortifiée commencée sous le Second Empire afin de protéger Metz. Un décret impérial du 9 novembre 1867 déclare d’utilité publique l’acquisition de terrains pour l’édification de forts au mont Saint-Quentin, à Saint-Julien, Queuleu, Saint-Privat. La construction débute l’année suivante. À l’entrée en guerre en 1870, le fort de Queuleu n’existe encore qu’à l’état d’ébauche. Il est terminé entre 1872 et 1875 par les Allemands qui lui donnent le nom de Feste Göben, du nom d’un général allemand qui s’était distingué au combat, notamment lors de l’attaque des hauteurs de Spicheren. Après la débâcle de 1940, la caserne sert de Stalag provisoire pour les prisonniers de guerre français.

Les conditions de vie au fort

Le camp de Queuleu est d’abord dirigé par le Sturmscharführer Müller puis par le Hauptscharführer Dachsel, Georg Hempen ne prenant ses fonctions qu’à la mi-novembre 1943. Dix salles vont être au total aménagées en cellules collectives. La cellule collective 6, réservée aux femmes, peut contenir de 80 à 100 détenues, alors que 450 à 500 hommes peuvent être enfermés dans les neuf autres. Dans la numéro 1, 18 boxes individuels sont aménagés entre décembre 1943 et janvier 1944 pour les chefs de la Résistance. Quatre hommes réussissent à s’évader le 19 avril 1944. Ce seront les seuls.

D’octobre 1943 à août 1944 plus de 1 400 personnes sont enfermées au fort de Queuleu, dont 36 seront assassinées. Les prisonniers sont victimes de terribles conditions de détention et attendent, parfois de longs mois, la fin de leur instruction avant d’être, en général, transférés vers les camps de concentration.

En entrant au fort de Queuleu, les détenus pénètrent dans un nouvel univers fait de haine, de souffrance et de terreur. Les yeux bandés, les mains attachées dans le dos, l’immersion est brutale. Rassemblés dans des cellules collectives, les détenus doivent rester assis sans bouger, tout en gardant le bandeau sur les yeux, bandeau qu’ils conservent pendant toute la durée de leur instruction, trois mois en moyenne. Certains développent à la longue des abcès purulents. Défense leur est faite de se moucher ou de toucher au bandeau. Pour demander quelque chose, toujours la même phrase rituelle et humiliante : « Monsieur le gardien, permettez-moi de … » Les conditions d’hygiène sont déplorables. Se laver est impossible alors que la vermine dévore les prisonniers. Pour satisfaire ses besoins naturels, le détenu doit se soulager, les yeux bandés et les mains liées, dans un simple seau faisant office de tinette qui, très vite, répand une odeur nauséabonde dans la cellule, puanteur renforcée par la promiscuité et le nombre de prisonniers. La nuit n’est pas un répit. Les détenus sont contraints de rester couchés sur le dos sans bouger et malheur à celui qui désobéit. Les détenus n’ont aucun contact avec l’extérieur. Les colis qu’ils reçoivent sont systématiquement pillés par le commandant qui se constitue une véritable réserve de victuailles lui servant, entre autres, à se faire bien voir auprès de ses supérieurs hiérarchiques.

Mais surtout, les détenus doivent faire face aux tortures quotidiennes du commandant Georg Hempen. Individu brutal et vulgaire, Georg Hempen a le droit de vie et de mort sur les prisonniers. Sa cruauté est sans pareille et mieux vaut ne pas être présent lorsqu’il est pris d’un de ses fréquents accès de colère. Trente-six détenus au moins vont payer de leur vie la folie criminelle du commandant. Cyniquement, les nazis indiquent comme cause du décès : arrêt cardiaque ou tentative d’évasion ! Les gardiens, fournis par la Waffen-SS, ne sont pas en reste pour tourmenter les prisonniers. D’ailleurs, ils sont parfois récompensés de leurs forfaits par des jours de permission. Ainsi, un jeune SS recevra huit jours de congé après avoir abattu froidement un passeur italien de deux balles dans la tête. Tel un satrape, Georg Hempen estime qu’aucune pitié ne peut être accordée à des ennemis du Reich.

Le fort de Queuleu est là pour briser l’individu, le déshumaniser et lui extorquer les informations qu’il peut éventuellement détenir. Cette méthode est utilisée par les services de répression dans bien d’autres lieux d’internement. Elle s’inscrit parfaitement dans la logique de terreur menée par les Allemands. La famille du détenu doit rester sans nouvelles et le détenu lui-même doit se sentir abandonné, perdre tout espoir, afin de craquer plus facilement. Mais ce qui fait la singularité de Queuleu, c’est le caractère particulièrement épouvantable des conditions de détention. Le commandant Hempen torture ses prisonniers et en assassine au moins trente-six, avec un sadisme particulier, sans qu’aucune sanction ne soit appliquée. L’objectif du SD était au départ de rassembler les résistants et de les interroger pour obtenir des informations, puis de juger toute l’organisation lors d’un procès monstre devant le Volksgerichshof de Berlin. Alors pourquoi de telles conditions de détention qui vont provoquer la mort de tant de détenus ? En outre, les détenus sont régulièrement transférés vers le KL Natzweiler. Cette attitude ne correspond pas avec l’idée de juger les résistants, la logique voudrait qu’on les garde en vie au même endroit avant de les transférer vers le lieu de jugement. Cette réflexion pose en fait le problème du statut du fort de Queuleu, centre de détention aux conditions de vie extrêmes, qui fait dire à certains détenus envoyés ultérieurement dans un camp de concentration, que leur séjour dans ces derniers fut une sinécure en comparaison du sort qui leur fut réservé à Queuleu.

Le fort de Queuleu en 1944

La libération du fort.

Le 17 août 1944, le fort s’emplit d’une agitation soudaine. Les cris gutturaux des SS retentissent à travers les couloirs obscurs. L’ordre a été donné d’évacuer tous les prisonniers. Ceux-ci sont extraits brutalement de leurs cellules. La majorité des hommes sont conduits jusqu’à la gare de Metz puis placés dans des wagons de voyageurs. Leur destination : le KL Natzweiler. La détention dans ce camp est de courte durée. Une partie des détenus est transférée immédiatement vers les Kommandos du camp notamment ceux de la vallée du Neckar tels Neckarels ou Neckargerach. Ceux restés au camp sont évacués à partir du 4 septembre 1944. Face à la menace de l’avancée alliée, les Allemands vident le camp et transfèrent les détenus vers le camp de concentration de Dachau, près de Munich.

Le reste des hommes est interné dans le camp de Woippy. Le 30 août 1944, devant la poussée alliée, le Gauleiter Bürckel autorise la libération des détenus des camps et prisons de Moselle et l’évacuation de leur personnel. Le personnel allemand de Woippy évacue rapidement le camp. Les détenus n’étant plus gardés que par les chiens s’évadent collectivement le 1er septembre 1944 et se dispersent dans la nature. Devant le piétinement allié, les Allemands reviennent sur place mais les prisonniers n’ont pas demandé leur reste.

Le Sicherungslager Schirmeck-Vorbrück est la destination des femmes. Au mois de septembre, une partie d’entre elles est envoyée dans le camp de Gaggenau pour un court séjour avant le retour à Schirmeck. Le 23 novembre 1944, le camp de Schirmeck est libéré par l’armée américaine.

ACTE II LE CENTRE DE SÉJOUR SURVEILLÉ DE METZ-QUEULEU 28 décembre 1944 – 23 mars 1946

À la Libération, le fort est réutilisé de décembre 1944 à mars 1946 pour l’internement des Allemands et des “suspects “ jugés dangereux, soit plus de 8 000 personnes.

D’abord les Allemands.

Les ressortissants allemands sont encore nombreux dans la ville de Metz et dans tout le département malgré l’ordre de repli général des Allemands de Moselle vers “l’Altreich “, le 30 août 1944. Fin 1943, ils sont près de 17 000 dans la “Grossstadt Metz”, soit 20 % de la population. Après plus de quatre années d’annexion, leur présence en Moselle semble désormais insupportable.

À partir du 24 novembre 1944, à Metz, des groupes de FFI chargés des opérations de police arrêtent des Allemands et des Mosellans qui ont pris notoirement fait et cause pour l’Allemagne nazie. Le 28 décembre 1944, 150 Allemands sont arrêtés et conduits au fort de Queuleu. 700 autres les rejoignent dans la première quinzaine de janvier 1945. Au 13 août 1945, 4 500 Allemands auront été appréhendés dont 925 à Metz-Ville et ses environs.

Une épuration au cas par cas.

Très vite, les autorités ne vont pas se contenter d’arrêter uniquement les Allemands, d’autant que la pression de la population libérée est de plus en plus intense pour que l’épuration se fasse rapidement. Cette pression s’intensifie avec le retour des expulsés et des dépoerés

La mesure d’internement administratif.

L’ordonnance du 4 octobre 1944 qui prévoit l’internement administratif s’applique en Moselle à partir du 11 novembre 1944. Le ministre de l’Intérieur rappelle que « l’internement n’est pas une peine destinée à sanctionner au même titre que les peines judiciaires les faits de collaboration et les activités antinationales. C’est une mesure exceptionnelle de police préventive, destinée à mettre hors d’état de nuire ceux des individus que vous estimez dangereux pour la défense nationale ou la sécurité publique … C’est aux cours et tribunaux qu’il appartient de sanctionner ». Mais, en réalité, cette mesure est bien considérée pour beaucoup comme une sanction. Les motifs d’incarcération sont très variés, le plus fréquent étant : “homme de confiance des Allemands”. Il suffit souvent de dénonciations calomnieuses et un certain nombre d’internés - y compris du pays naborien - ne connaîtront jamais la raison de leur présence au Centre de Séjour Surveillé de Metz-Queuleu.