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Gabrielle BOUFFAY, la magicienne de la peinture.

par Bernard Becker Extraits de l’article paru dans le numéro 22 du “Cahier du Pays Naborien”

Née en 1930 à Saint-Avold , ancienne élève de l’École des Beaux-Arts de Sarrebruck, Gabrielle Bouffay s’est surtout spécialisée dans le dessin à l’encre de Chine au pinceau sur toile et sur parchemin ainsi que dans la gouache et l’huile où elle a su dégager une harmonie générale hors de toute convention. Dans un genre comme dans l’autre, elle a renouvelé la technique de façon remarquable.

18 œuvres dans neuf grands musées et 600 dans des collections particulières dans le monde entier dont 39 dans la collection Stavros NIARCHOS.

Titulaire de 24 Grands Prix de peinture. Médaille d’Argent de la Société d’Encouragement au Progrès. Médaille d’argent de la Ville de Paris. Citoyenne d’Honneur de la Ville de Châteauroux. Médaille d’Honneur de la Ville de Saint-Avold.

En 1971, le Musée de Picardie, à Amiens, lui a consacré une rétrospective importante.

« L’art est vivant, et la recherche est sa vie. Mais, sous figure de recherche, la peinture s’est engagée souvent dans des voies qui ne mènent à rien ou qui mènent à l’absurde et au ridicule. Aussi faut-il saluer et encourager ceux qui, dans ce chaos, ouvrent une voie réellement pleine de promesses. Quand j’ai vu les œuvres de Gabrielle Bouffay, j’ai été conquis. Cette manière très personnelle et originale de peindre et de poétiser même la laideur, de tirer de la beauté de ce qui est affreux, de composer et d’harmoniser, de dessiner et de faire chanter lignes et taches, de manier magistralement l’encre de Chine, je ne l’ai rencontrée nulle part ailleurs. Et pourtant j’ai 80 ans, et, depuis mon enfance, je vis dans la peinture et parmi les peintres. J’ai connu Gauguin, Maillol, Degas, et bien d’autres qui fréquentaient l’atelier de mon père. Je suis peintre moi-même, plus peintre même qu’écrivain. Eh bien ! je vous le dis : Gabrielle Bouffay a ouvert une voie pleine d’avenir où s’engageront d’autres peintres. Et, sans le vouloir d’ailleurs, car elle est toute simple et sans prétentions, elle fera figure de précurseur… ». Ainsi s’exprimait, en 1959, Henri de Monfreid écrivain célèbre et peintre reconnu. Cinquante cinq ans plus tard, Gabrielle Bouffay, unanimement reconnue comme l’une des plus grandes artistes de son temps, poursuit inlassablement ses recherches picturales. Ses toiles figurent dans des musées et des collections particulières du monde entier, mais malgré sa célébrité, cette Naborienne est toujours restée d’une parfaite modestie. Ne dit-on pas que la modestie est l’apanage des plus grands ?

Nous nous attacherons dans cet article à présenter trois aspects de son œuvre qui ont contribué à faire son succès : les “portraits de bêtes”, les “symphonies industrielles” et les tableaux ayant pour thème la nature.

Les “portraits de bêtes”

En 1962, Gabrielle Bouffay réalise vingt-quatre “portraits de bêtes” pour illustrer les “Fables de La Fontaine” à la demande de l’éditeur Georges Roissard à Grenoble. Ces illustrations, à l’encre de Chine et au pinceau dans la technique qui lui est propre, valent à ^’artiste le Grand Prix d’Honneur du “Cercle des professeurs bibliophiles de France”.

Intéressons-nous au travail de l’artiste. L’utilisation de l’encre de Chine exige une maîtrise totale et immédiate, n’acceptant aucune erreur, aucune retouche. Gabrielle Bouffay a l’habitude de travailler avec un seul pinceau très gros, mais très effilé. Elle trace les points, les cercles, les lignes en posant à peine la pointe ou en appuyant très fort ce qui lui permet de moduler son trait, évitant ainsi la sécheresse du trait à la plume. Ce qui ne manque pas de surprendre, c’est que de ce procédé l’artiste tire une telle richesse de nuances. Ces animaux sont composés de dizaines et de dizaines de courbes, d’arabesques, de cercles ténus qui rythment le dessin et donnent à chacun d’eux son caractère. C’est un vrai feu d’artifice. Seul point commun entre eux : la fixité du regard, un regard qui interroge. Cet univers de cercles, de courbes harmonieuses ou de pointillés s’affirme comme l’un des plus originaux des arts plastiques contemporains. Les critiques d’art ne s’y trompent pas qui saluent, unanimes, les recherches de l’artiste qui « n’emploie aucun procédé classique et apporte un sang neuf à la peinture ».

À gauche : illustrations des fables : « L’aigle et la pie » et « Le chat, la belette et le petit lapin ». À droite : le cerf. Ce portrait est l’un des “Dix portraits de bêtes” que Gabrielle Bouffay publie en 1966 avec une préface de Minou Drouet.

Les “symphonies industrielles”

Nous regrouperons sous ce titre les dessins à l’encre de Chine et au pinceau qui ont un rapport avec le monde de l’industrie. Parmi les plus connus, citons : “La raffinerie” (1963), “La chaufferie” (1965), “Accélérateur de particules” (1965). Même si la technique est la même que pour les “portraits de bêtes”, le trait semble prendre une autre nature. Il se fait tour à tour acier, poutrelle, filin, coque. L’interprétation figurative encore apparente dans les premiers dessins devient progressivement plus abstraite. Le bristol que l’artiste utilise lui paraissant trop fragile, elle entreprend des recherches afin de passer à l’utilisation de la toile montée sur châssis en tant que support de ses travaux à l’encre de Chine. Il lui faudra résoudre de délicats problèmes de fonds et de vernis, mais, quelques années plus tard, la réussite sera totale. Sur ces formats plus grands, elle pourra alors offrir des champs plus vastes à ses prospections graphiques. “Le turboréacteur” (1970) et “Le Lem” (1971) seront ainsi réalisés sur toile.

Le port

Dans ces “symphonies industrielles”, l’artiste sublime cet univers de machines apparemment dépourvu de tout intérêt esthétique qui l’a si longtemps oppressée lorsqu’elle était enfant. « On ne respecte pas assez les machines, dit-elle. Mais, pour moi, elles sont parfois aussi belles qu’un jardin. Il existe une beauté cachée dans les architectures industrielles. Je l’ai sentie, il y a déjà longtemps ». En effet, célébrés en des compositions qui relèvent d’une observation aiguë et d’un souci constant du détail, les outils de notre modernité retrouvent, sous les doigts magiques de Gabrielle Bouffay, leur beauté et leur noblesse originelles.

La raffinerie

La flore et la faune

Contrairement à la plupart des peintres, Gabrielle Bouffay ne travaille pas d’après nature. On ne la voit jamais, par exemple, emmener son chevalet en forêt pour peindre ce qu’elle voit. Elle préfère se promener dans les bois, observer attentivement la nature, s’imprégner du paysage puis, une fois rentrée chez elle, recréer à sa manière ce qu’elle a vu.

La flore et la faune sont les sujets principaux de ses “aquarêves” : fleurs et oiseaux fantastiques : “Oiseau de nulle part”, “Oiseau de feu”, “ Jardin extraordinaire”, “Fleurs de rêve”, “Bouquet imaginaire”, profusion de plumes, de chatoiements, de pétales, d’irisations, croisements étranges d’une beauté mystérieuse et sauvage. De là à passer à la magie, il n’y a qu’un pas. Gabrielle Bouffay le franchit allègrement dans ses “aquarêves magiques” traduisant avec une grâce envoûtante les maléfices : “Le mauvais œil”, “Calvaire des sorciers”, “Abracadabra”. Œuvre luxuriante et furieuse. Ses tableaux bouillonnent de forces vives : ici canalisées avec maîtrise, là épanouies en un déferlement passionné.

Chez Gabrielle Bouffay, l’œuvre d’art n’est pas une lente gestation, c’est une explosion. Rien ne doit la gêner lorsqu’elle travaille, pas une présence, pas un bruit. Elle doit écouter ce qui se passe en elle, le sentir très fort afin que toutes ses sensations puissent, sans intervention extérieure, jaillir sur le papier ou sur la toile. La spontanéité reste sa principale technique et les divers procédés ne sont utilisés que dans le but de la maintenir. L’artiste doit travailler vite comme sous une emprise qui s’évanouirait rapidement. Ne pas laisser à l’inspiration, au jaillissement le temps de s’essouffler. Ainsi, pas d’esquisse préalable pour les gouaches : le pinceau imprégné sans mélange de diverses couleurs danse et virevolte. Le peintre se fait maître de ballet. Jacques Sarcelles qui l’a vu travailler raconte : « Le pinceau s’agite avec une virtuosité difficile à suivre. Les doigts, les ongles et la paume de la main entrent en jeu, tapotent, griffent, écrasent la peinture. Malgré cette turbulente agitation, rien n’est jamais dû au seul hasard et rien n’empêche la présence de mille détails ».

Le monde de Gabrielle Bouffay est un monde à deux visages. Ici, c’est l’univers futuriste et déshumanisé de l’âge du béton avec ses usines, ses machines, ses moteurs, ses palais orientaux et vénitiens; là, c’est la nature luxuriante, somptueuse, peuplée d’oiseaux de nulle part, de fleurs de rêve inconnues des botanistes, d’arbres inquiétants et d’animaux étranges qui vous fixent. Dans les deux cas, le merveilleux côtoie l’insolite, le mystère. Les formes et les couleurs jouent un ballet fantastique, la magie ne cesse d’être présente pour notre plus grand plaisir.

L’écrivain et poète Jean Guirec qui a été président de la Société des gens de lettres, s’est enthousiasmé pour l’œuvre de Gabrielle Bouffay et il est sans doute, avec Henri de Monfreid, l’un de ceux qui en parlent le mieux. Laissons lui le soin de conclure.

« Gabrielle Bouffay est le peintre des solitudes en fleurs, des arbres et des bêtes, des sources et des ciels, des insectes et des oiseaux. Devant ses tableaux, je suis emporté dans les profondeurs des bois; une fontaine est là, un petit étang où se mirent des branches; les arbres ont ces yeux étranges qui faisaient peur au petit garçon que je fus; et des bras, qui se cherchent et se joignent, cernent curieusement des coins de ciel et d’eau; lumières et couleurs sont celles des projections de ma lanterne magique d’autrefois; et voici des oiseaux, des bêtes, des pierres, que Kipling n’a point révélés à Mowgli, ni Perrault au Petit Poucet, ni Andersen, ni Aladin, ni personne à personne. Tous ses tableaux s’animent, avec la voix des animaux qui parlent comme des êtres avec ces secrets appels qui, la nuit, font briller les étoiles qui nous sauvent des angoisses et des peurs paniques. Par-fois, un chant où alternent la mélancolie et l’allégresse de nos destinées, un chant s’élève douce-ment à travers les frondaisons et le peuplement innombrable de ces espaces si proches et si loin-tains.

Non, ce n’est pas un rêve, un conte, un chimérique refuge. Gabrielle Bouffay fait surgir du réel ce que les apparences nous cachent : l’âme des choses, le mouvement intérieur du monde, la poésie où l’illusion ne fait que nous ouvrir l’accès à une vérité plus grande que nos misérables certitudes. Elle est la vie, l’arbre et son ombre.

Gabrielle Bouffay, enfin, est cet être unique qui, ayant enfermé et pensé dans son âme la vie organique et végétale, les éléments, les murmures et les odeurs de la terre, reconstruirait cette multitude avec la baguette enchanteresse d’une fée au bout de ses doigts frêles et timides comme ceux des petites filles attendries et curieuses ».

À la demande de Gabrielle Bouffay, Bernard Becker, l’auteur de cet article a créé en 2008 un site internet où l’on peut découvrir plus d’une centaine de ses tableaux. Cliquer ICI. Gabrielle Bouffay est membre de la S.H.P.N.