En juillet 1937, fut inauguré au château de la Hunebourg restauré, près de Saverne, un monument à la mémoire “du soldat le plus inconnu” de la guerre 1914-1918, le soldat alsacien-lorrain.
Souvenirs de la grande guerre.
par Raymond Ranson (article paru dans “Le Cahier du Pays Naborien” numéro 19)
Par une pâle journée d’automne, le 12 novembre exactement je décide de me rendre à la mairie de Saint-Avold, au service des Archives afin de me faire remettre la copie intégrale de l’acte de mariage de mes grands-parents maternels pour établir mon arbre généalogique. Au fil des conversations avec les responsables des archives, les discussions prennent une tout autre tournure, sans doute à cause de la proximité de l’anniversaire de l’armistice du 11 novembre 1918. Et là, les choses vont très vite. En effet mon père est un des nombreux « héros » très vite oubliés de la grande guerre de 1914-1918.
Natif de Saint-Avold, il a le « tort » d’être né en 1893, c’est-à-dire avoir 21 ans à la déclaration de la guerre, dans un département annexé par les autorités allemandes. Et la boucle est bouclée, comme pour tous ses camarades de Saint-Avold et du département, qui vont être entraînés dans la plus effroyable des « boucheries » connues à ce jour. Selon les noms connus au service des Archives, soixante-dix de ces jeunes Naboriens ne reviendront jamais. Mon père sert au 67e régiment d’infanterie de Magdeburg, 2e Compagnie, au fort de Plappeville, à Metz, où il n’y aura, selon lui, que huit rescapés sur quatre-vingt-huit, et, pour lui, le miracle est d’être non seulement « vivant », mais aussi physiquement indemne, quoique psychologiquement « meurtri ». À cette époque, on ne perd pas son temps à réparer les dégâts psychologiques. D’autant plus que les Lorrains n’ont pas été ménagés, et comme l’a fait l’Angleterre avec les Écossais, on les a toujours placés en première ligne.
Après quatre années au front dans ces conditions, il faut avoir eu la « baraka » pour en revenir vivant. Mais comme l’a dit mon père : « La chance, il faut l’aider un peu par un sens aigu de l’observation », faculté qui se développe dans le feu de l’action, les jeunes recrues ont tôt fait de le remarquer, après avoir payé un lourd tribu dans les combats. Autre constatation, se déplacer dans les tranchées demande une attention permanente. En effet sur les points élevés, les hommes de grande taille offrent des cibles idéales aux tireurs embusqués d’en face et nombreux sont les hommes qui y laissent leur vie. Curieusement, mon père était de petite taille. « Kop Schuss » (blessure mortelle par balle à le tête), c’est ce que répond mon père aux parents de camarades tués au front, ce qui signifiait qu’ils n’ont pas souffert, dernière consolation de la famille. Les permissionnaires sont souvent attendus pour donner des nouvelles du front, mais bien souvent, ils cachent la vérité, dont l’horreur serait insoutenable pour les familles. C’est sans doute pour cela que notre grand-mère (la mère de mon père) minée par des jours et des jours d’une angoisse insupportable, décède d’un cancer à la fin des hostilités. Je vais vous relater quelques « événements majeurs » tirés des nombreux récits de mon père sur cette terrible guerre.
Auguste Ranson (5ème personne du dernier rang) et ses camarades le 10 mars 1918 Crédit photo Raymond Ranson
Les gémissements à intervalles réguliers d’un blessé ne peuvent laisser indifférent un être humain, surtout si cela dure et chacun souhaite que, si ce malheur lui arrive, on ne l’abandonne pas. D’où cette camaraderie légendaire des combattants. Mon père décide un jour, d’aller chercher un blessé avec l’aide d’un camarade de tranchée. Le ramener en rampant sur le sol à travers un terrain malmené régulièrement par l’artillerie n’est pas chose facile. L’homme a le dos labouré de zébrures, sans doute une rafale de mitrailleuse. Il a bu son urine. Mais ce qui lui sauve sans doute la vie, c’est la présence d’asticots dans les plaies. Il dit à mon père qu’il est employé de banque à Nantes.
Dans un pilonnage d’artillerie avec obus à gaz, c’est la panique dans les tranchées. Les masques se révèlent inefficaces et beaucoup vomissent à l’intérieur. Alors c’est une fuite éperdue, chacun pour soi. Dans sa course, mon père aperçoit un homme titubant à côté de lui, il se tient le haut du bras, le reste est déchiqueté. Arrivé à l’arrière, au poste de secours un infirmier lui tend un morceau de miroir et lui dit : « regarde ta langue régulièrement ; si tu n’as pas de boutons, c’est bon ». Rompu de fatigue, mon père s’endort. Il se réveille brusquement et, premier réflexe, regarde sa langue, il n’a pas de boutons. Mais de part et d’autre gisent des corps sans vie.
L’artillerie lourde fait d’énormes dégâts et cause beaucoup de pertes. Ce jour-là l’obus qui tombe sur la tranchée où se trouve mon père doit être d’un gros calibre car il se retrouve seul survivant à demi enterré, la tête et un bras dépassant de la terre retournée. Des brancardiers passant à proximité, remarquent qu’il cligne des yeux sans doute à cause de la poussière qui les irrite. Ils lui glissent sous chaque bras un fusil pour le dégager. Tout son corps lui fait mal, il a la bouche pleine de sang, il a dû se mordre la langue. Il a toujours pensé que sa petite taille et son poids moyen l’ont propulsé plus haut que ses camarades de la tranchée qui eux ont eu moins de chance.
Tranchée lors de la bataille de Cambrai en novembre 1917 Crédit photo Raymond Ranson
Mon père avait dit : « la chance, il faut l’aider par un sens aigu de l’observation ». Une journée comme malheureusement beaucoup d’autres : il doit avancer sous un barrage d’artillerie. Mon père s’est rendu compte que les batteries balaient le secteur suivant un ordre progressif. Caché dans un trou d’obus, il observe la progression du tir. Entre deux rafales, sans doute, il part en courant, le cœur battant à tout rompre, le plus rapidement possible dans cette course contre la mort, pour rejoindre un autre trou d’obus et sortir ainsi de la zone dangereuse. Un camarade parti avec lui, moins jeune et plus lourd, ne l’a jamais rejoint. Vers la fin des hostilités, les très jeunes soldats survivants suivent les anciens comme leur ombre, en appelant bien souvent leur mère quand la peur les prend « au ventre ».
Pour creuser une nouvelle tranchée, il est préférable de travailler la nuit. Mais il n’est pas rare en creusant, de déterrer des cadavres, ce qu’on reconnaît à l’odeur.
En hiver, pour se protéger du froid, tout ce qui traîne à portée de main est récupéré. C’est ainsi qu’en se couvrant de couvertures françaises, il bénéficie par la même occasion « d’hôtes indésirables » dont il a par la suite beaucoup de peine à se débarrasser.
Verdun : le sommet de « l’absurde ». Trois jours et trois nuits sous un pilonnage incessant d’artillerie. Les troupes ne peuvent plus rien. Les hommes se terrent comme des taupes, le paysage change sans arrêt. Je crois que c’est là que mon père voit partir des hommes en courant sous le feu, jeter casque et fusil en proie au désespoir le plus total, des hommes dont les nerfs ont « craqué » et qui ne peuvent plus supporter cet enfer. Certains courent miraculeusement quelques mètres avant de s’effondrer, sans doute par besoin d’en finir.
Les bois d’Argonne. Les rafales de mitrailleuses sont terriblement meurtrières dans ce qui reste de la forêt. Les balles ricochent sur les troncs d’arbres et nul n’est à l’abri. Caché derrière un arbre encore debout, un major allemand menace ses hommes, un revolver à la main, de tirer sur ceux qui battent en retraite. Mon père est à proximité de deux frères originaires de Cologne. L’un d’eux dit à l’autre : « vas-y, je m’occupe de lui ». Mais la situation ne fait qu’empirer. Il est préférable de battre en retraite, ce qu’ils font. En passant, mon père aperçoit l’officier affaissé la face contre l’arbre : effectivement l’homme s’est occupé de lui.
Un officier anglais blessé est placé sur un cheval pour être ramené à l’arrière. Pour remercier mon père, il lui donne son rasoir Gillette en argent.
En deuxième ligne, au repos, des hommes, dans une tranchée, jouent aux cartes sur une caisse de munitions vide. Et soudain, c’est l’horreur : sans éclater un obus perdu emporte la tête de l’un d’entre eux, éclaboussant de son sang ses camarades. Nerveusement ses mains bougent encore quelques instants sur la caisse.
L’épidémie de la grippe espagnole ajoute ses ravages à ceux de la guerre ; un grand nombre de tentes abrite des hommes couchés. Mon père contracte la maladie et lutte contre une fièvre de cheval ; un remède l’a peut-être sauvé : lors d’une permission, sa mère lui a remis une petite gourde d’alcool du pays. Avec les cachets donnés par les infirmiers c’est tout ce dont il dispose. Et il s’en tire, après avoir sombré dans un profond sommeil.
D’une tranchée à l’autre, il arrive qu’il entende parler, tousser des soldats français. La tentation de communiquer est grande, d’autant plus que mon père maîtrise la langue française. Cela se produit, il y a même des échanges de part et d’autre. Mon père trouve le tabac français meilleur que l’allemand. Mais cela ne dure pas, les officiers veillent à éviter toute forme de contact. Parler de fraternisation serait sans doute excessif, mais la misère humaine, les souffrances morales et physiques, les atrocités des situations vécues finissent par rapprocher les hommes.
Tous ces récits, mon père nous les a faits par bribes, espacés dans le temps, et il y a fort longtemps. Nous étions encore enfants. Mais au fil des années, il n’en a plus parlé, par lassitude, peut-être, ou par désir d’effacer de sa mémoire ses quatre années d’horreur, et surtout l’inutilité absurde de tous ces sacrifices.
La limite entre les deux zones (le côté français se trouve dans la pente). Les croix blanches sont celles des soldats français et les croix noires celles des soldats allemands.