Travaux champêtres - Bois gravé de 1502

La guerre des paysans en Alsace et en Moselle.

par Bernard Becker

d’après les études de Philippe Dollinger (1), Alphonse Wollbrett (2) et Gautier Heumann (3)

La “guerre des paysans”, appelée aussi “guerre des rustauds”, apparaît comme un des événements les plus dramatiques du premier quart du XVIe siècle. Cette grande tentative avortée d’affranchissement de la paysannerie, qui a ébranlé, outre l’Allemagne du Sud et du Centre, une partie de la Lorraine et l’Alsace, suscite des controverses passionnées quant à ses origines, l’interprétation de sa nature exacte, ses conséquences.

Les origines

On a longtemps sous-estimé l’importance du soulèvement paysan qui a éclaté au printemps 1525 dans le bailliage d’Allemagne dont faisait partie la seigneurie de Hombourg-Saint-Avold. On verra plus loin que nos villages ont été touchés par ce vaste mouvement né un an plus tôt dans la Forêt-Noire méridionale, parmi les sujets de l’abbaye de Sankt Blasien et surtout, un peu plus à l’Est, du comté de Stühlingcn. C’est dans la même région qu’à la fin de février 1525 furent rédigés les fameux “Douze articles” exprimant les principaux griefs de la paysannerie et qui allaient devenir partout la charte des insurgés. En Franconie également, le soulèvement avait éclaté dès le mois de mars 1525 et avait gagné toute la vallée du Main. Notre région a suivi, tout comme l’Alsace et toute la rive gauche du Rhin supérieur, un mouvement largement commencé en dehors d’elle. Mais elle s’y adonna avec une soudaineté et une violence qui stupéfièrent les contemporains. Notons également que d’autres régions échappèrent totalement à la contagion. La Bavière, par exemple, était une principauté bien organisée et disposant d’une forte armée capable d’étouffer dans l’œuf toute velléité de subversion alors que les autres territoires étaient morcelés en petites seigneuries aux moyens limités, souvent endettées et mal administrées.

Si cette révolte a surpris les contemporains, elle avait pourtant été annoncée par des signes précurseurs qui auraient dû alerter les seigneurs. Dans la proche Alsace, par exemple, ce furent notamment les conspirations du “soulier à lacets” (Bundschuh) : durant la seconde moitié du XVe siècle, les mécontents avaient en effet adopté ce symbole, en opposition à la botte à éperons seigneuriale, pour exprimer leurs revendications parfois radicales. Ainsi, en 1493, des paysans des environs de Sélestat s’étaient réunis secrètement au sommet de l’Ungersberg et s’étaient liés par serment en vue d’abolir le régime seigneurial. Le complot fut durement réprimé, mais d’autres se tramèrent les années suivantes, avec une ampleur plus grande, notamment en 1502, et surtout en 1512 et 1517, sur les deux rives du Rhin. Les autorités ne prirent pas garde, semble-t-il, à ces manifestations pourtant significatives, les considérant comme des accès isolés de mauvaise humeur de la part de la paysannerie, traditionnellement irritée contre la lourdeur de ses charges. Elles auraient sans doute eu raison st un fait nouveau n’était intervenu depuis 1520 : la propagation irrésistible de la Réforme luthérienne, dans les villes comme dans les campagnes. La fermentation sociale et religieuse prit une nouvelle dimension. On y vit un signe certain de l’avènement de temps nouveaux, de bouleversements aboutissant à l’établissement d’une société plus juste.

Sur la situation réelle de la paysannerie, deux thèses s’affrontent. Pour les uns, il s’agit d’une révolution de la misère. Écrasée par les dettes, les redevances, les corvées, l’émiettement croissant des biens, les attaques contre les communaux, la cherté de la vie, la classe paysanne se révolte en mouvements spasmodiques d’abord, généralisés ensuite après l’explosion luthérienne. Favorisée par le nombre croissant des errants - souvent anciens soldats -, la révolte trouve des alliés et des chefs dans la petite noblesse, classe des chevaliers, atteinte par les progrès du capitalisme urbain, la montée des monopoles, les nouvelles techniques de guerre, ainsi que l’interdiction des guerres privées.

Une seconde école interprète l’événement comme une “prise de conscience” liée à la fermentation des esprits. Les paysans se soulèvent, non parce qu’ils sont dans la misère, mais par suite du hiatus existant entre leur situation économique - relativement prospère - et leur condition sociale, juridique et morale : moins le niveau de vie que le “style de vie”, le refus du mépris, le désir d’accéder aux nouveautés apportées par l’humanisme, la Renaissance et la Réforme. Nouveautés, symboles d’un nouvel univers dans lequel le paysan ne pénètre pas. À l’appui de cette thèse, on notera que les paysans riches participèrent avec élan au mouvement. Presque partout ils en prirent la tête; les chefs de village, presque tous assez fortunés, lui apportèrent leur expérience. Sans eux, l’insurrection se serait bornée à des pillages incohérents.

Paysans contre chevaliers. Gravure de 1539.

Une explosion de revoltes

La guerre présente une foule d’épisodes simultanés dont l’analyse est parfois rendue difficile par suite de l’indigence des sources non engagées et la partialité de certains historiens. Un point commun cependant : toutes les bandes paysannes adoptèrent les “Douze articles” rédigés en Souabe. Le premier article, le plus important, revendiquait le droit, pour chaque communauté rurale, d’élire son pasteur ou son curé et de le destituer s’il ne prêchait pas selon l’Écriture sainte : ce qui revenait à contester la hiérarchie ecclésiastique. Les autres articles concernaient plus spéciale¬ment la vie agraire : suppression de la petite dîme, sur le bétail, la grande dîme sur les grains devant être entièrement consacrée à l’entretien du curé; abolition du servage; droit de chasse et de pêche reconnu à tous, l’attribution du bois des forêts relevant désormais des communes; pas d’augmentation des corvées; diminution des redevances; fin de l’arbitraire en matière de justice, notamment pour le taux des amendes; restitution du communal usurpé par le seigneur; abolition des droits de succession. Dans l’ensemble, ces revendications n’étaient pas excessives, mais cette modération, destinée a recueillir l’adhésion de tous, pouvait n’être que provisoire. L’article 12, en effet, de façon voilée, envisageait des exigences nouvelles si elles étaient conformes à l’Écriture. De fait, après les premiers succès, on vit les paysans de Riquewihr réclamer la suppression de toutes les dîmes et aller jusqu’à revendiquer le droit pour les communautés de choisir librement leur seigneur, et en tout cas de récuser le fonctionnaire seigneurial qui ne donnerait pas satisfaction !

Au début de l’année 1525, les paysans d’Alsace et des territoires qui constituent l’actuel département de la Moselle se soulevèrent contre leurs seigneurs. Ce ne furent, au début, que des mouvements sporadiques, mais dans la ville épiscopale de Saverne, on parla ouvertement de la préparation d’un soulèvement général. Des bandes armées se constituèrent auxquelles se rallièrent certaines villes.

Au Nord de l’Alsace, la zone de Wissembourg, empiétant sur le Palatinat, était le domaine de la bande de Cleebourg rassemblant de 4 000 à 5 000 paysans et commandée par Bacchus Fischbach. Face à eux, deux princes se trouvaient au départ dans l’impossibilité de s’opposer : le comte palatin et l’évêque de Trèves. En Basse-Alsace, la zone de Molsheim - Saverne (bande d’Altorf) était commandée par celui qui sera bientôt le chef suprême de tous les paysans insurgés : Érasme Gerber. Sa bande comptait 8 000 paysans qui s’opposaient à la chancellerie épiscopale et à l’évêque de Strasbourg. Toujours en Basse-Alsace, la bande de Neubourg, forte de 7 000 à 8 000 hommes et commandée par Jakob Kiefer, occupait la zone de Haguenau - Bitche et s’opposait à des féodaux particulièrement détestés : les comtes de Hanau, de Bitche, de Linange et le bailli impérial De Morincourt. Quatre bandes se constituèrent en Moyenne Alsace dans le secteur de Barr - Sélestat - Colmar, mais la plus importante était celle d’Ébersmunster commandée par Wolf Wagner (6 000 hommes). Tout au Sud, les paysans du Sundgau combattirent, sous les ordres de Heinrich Wetzel, le gouvernement autrichien et les nobles haut-rhinois à sa dévotion avec l’appui de la ville de Bâle, membre de la Confédération helvétique et dont l’Église romaine avait été réformée.

Dans le duché de Lorraine, le bailliage d’Allemagne formait une entité à part, administrée au nom du duc par un bailli, Jacques de Haraucourt. Ce bailliage comprenait des châtellenies ou prévôtés allant de la Sarre au Luxembourg : Sarreguemines, Forbach, Sarrebourg, Fenétrange, Faulquemont, Puttelange, Hombourg - Saint-Avold, Boulay, Mertzig, Dieuze, Morhange, Sierck, etc. Marmoutier en Alsace y était rattaché. Les paysans des comtés de Bitche et de Hanau, dont certains avaient rejoint dès le 20 avril la bande de Neubourg, assurèrent la liaison entre l’insurrection alsacienne et lorraine.

Après le 24 avril, sans qu’on puisse en fixer exactement le jour, une partie de la bande de Neubourg, environ 2 000 hommes, remonta la vallée de la Moder et rejoignit par Diemeringen qui passa aux paysans, la vallée de la Sarre. La petite bourgeoisie de Sarreguemines sympathisa avec les paysans. Les habitants de la seigneurie étaient en conflit avec le châtelain ducal, Jean de Brubach, qui leur imposait corvée sur corvée. Les paysans et la petite bourgeoisie citadine occupèrent la ville, mais ne réussirent pas à prendre le château défendu par le comte de Salm, Philippe de Hohenstein, Wolf de Hohenfels et leurs hommes d’armes Après cet échec, la bande se retira dans la forêt alentour de la cité. Puis les paysans se rendirent dans les couvents de Herbitzheim (au sud de la ville) et de Notre-Dame-des-Traits (Graeimtal en Sarre), dont ils confisquèrent les biens mobiliers.

Depuis l’abbaye de Herbitzheim, le soulèvement gagna rapidement l’ensemble du bailliage d’Allemagne. Grâce aux procès-verbaux établis après l’écrasement des paysans par les officiers ducaux Jean de Helmstatt, capitaine de Hombourg, et Jacob Bermeringer, prévôt de Château-Salins, sur “l’entreprise des paysans luthériens des bonnes villes et villages du bailliage d’Allemagne”, nous disposons d’indications assez précises sur l’ampleur du soulèvement dans 10 châtellenies du bailliage (sur 19).

Le premier mai 1525, le prévôt de Château-Salins ramena le village qui s’était soulevé à l’obéissance. Mais son succès ne fut que de courte durée, puisque quelques jours plus tard nombreux sont ceux de Sarreinsming à se rendre à Herbitzheim. Dans la châtellenie de Dieuze, tous les paysans participèrent au soulèvement. Dans la seigneurie de Morhange, les paysans se réunirent durant trois jours à proximité de la ville. Le maire et les habitants décidèrent d’envoyer une délégation auprès des paysans de Herbitzheim. Dans la seigneurie de Puttelange, à l’exception de la ville, les villages passèrent aux paysans; ce fut le cas de Holving, Rémering et Loupershouse. Dans les seigneuries de Forbach et de Hombourg-Saint-Avold, les officiers ducaux, Johann de Hohenfels-Reipolskirchen et Johann de Helmstatt réussirent à maintenir les villes dans l’obéissance, mais la plupart des villages de ces seigneuries se soulevèrent. Dans la vallée de la Sarre, l’insurrection fut générale.

Comme le soulèvement alsacien, celui de Lorraine comprenait d’une part la bande armée qui se fixa à Herbitzheim et une zone de villages ralliés aux paysans allant de Sarrebourg-Dabo au sud à Sarreguemines au nord et à Morhange à l’ouest. Combien étaient-ils ces paysans réunis au son des cloches du couvent de Herbitzheim pour élire, autour du 5 mai, leurs capitaines ? Un espion strasbourgeois signala, dans un message daté du 8 mai, qu’il y avait 8 000 hommes armés dont 3 000 avec des arquebuses; ils étaientt rassemblés autour de huit drapeaux blancs à croix rouge et Hans Zoller de Rimling en était le capitaine suprême.

Jacques de Haraucourt, bailli des terres d’Allemagne, et le comte de Salm ordonnèrent à Johann de Brubach, seigneur de Sarreguemines, Johann de Hohenfels-Reipolskirchen, seigneur de Forbach, et Johann de Helmstatt, capitaine du duc à Hombourg-Saint-Avold, accompagnés de 600 mercenaires et de 100 cavaliers, d’attaquer la bande de Herbitzheim. Les féodaux croyaient sans doute que leur apparition suffirait pour mettre les paysans en fuite. Ils se trompaient. Dans la forêt, entre Herbitzheim et Sarreguemines, les paysans, conduits par Hans Zoller, passèrent à l’attaque. Au préalable, ils avaient abattu des arbres afin de paralyser les mouvements de la troupe ennemie. Avec leurs faux, ils coupèrent les jarrets des chevaux, avec leurs fourches, ils blessèrent les fantassins à la gorge au défaut de leur armure. La troupe féodale prit la fuite. Johann de Brubach, désarçonné par son cheval pris entre les troncs d’arbres, fut fait prisonnier. Le comte de Salm, en compagnie d’autres seigneurs et de cavaliers, accourut de Sarreguemines pour libérer Brubach. Mais à la vue des troupes paysannes, il fit demi-tour.. La paysannerie venait d’infliger aux hommes du duc de Lorraine une défaite cinglante. De partout, les paysans accourent pour voir de leurs yeux l’officier ducal fait prisonnier par les combattants. Mais Hans Zoller et ses alliés ne purent exploiter cette victoire. L’armée du duc de Lorraine arrivait en effet aux confins du bailiage d’Allemagne et Érasmus Gerber ordonna à la bande de rejoindre rapidement Saverne. C’est avec une bande de plusieurs milliers d’hommes que Hans Zoller se mit en route vers la plaine d’Alsace.

Face à cette explosion de révoltes paysannes simultanées, aucune résistance sérieuse ne put être organisée nulle part pendant plusieurs semaines. Les petits seigneurs se retranchèrent dans leurs châteaux, attendant les événements. Les bandes paysannes purent s’organiser, gagner de nouveaux adhérents et parfaire leur organisation militaire. Elles espéraient une alliance avec les villes et, si possible, l’occupation des places fortes. Ainsi les paysans auraient disposé de vastes ressources en armes et en provisions, ils auraient pu se défendre efficacement à l’abri des murs. Cette vue n’était nullement chimérique. Dans toutes les villes, les paysans comptaient des sympathisants ardents, surtout parmi les corporations de vignerons et d’agriculteurs, mais même parmi des métiers plus spécifiquement urbains, comme les boulangers et les bouchers. Surtout, la Réforme s’était largement répandue dans les villes, surtout en Alsace. Les paysans croyaient pouvoir compter sur la solidarité évangélique des bourgeois, ce en quoi ils se trompaient lourdement. À l’exception de quelques unes d’entre elles, la plupart des villes refusèrent d’ouvrir leurs portes et interdirent même, le plus souvent, toute mesure trop ouvertement favorable aux paysans, afin de ne pas s’exposer aux représailles seigneuriales inévitables.

Les paysans croyaient au moins avoir l’appui moral des chefs religieux des doctrines nouvelles. Grande fut leur déception de constater qu’il n’en était rien. Dès les premiers rassemblements, ceux-ci leur conseillèrent la modération et leur dirent que la violence était incompatible avec l’Évangile. Cette attitude ne varia pas par la suite et devint même franchement hostile lorsque Luther eut publié un violent pamphlet contre les révoltés. Ainsi ceux-ci furent obligés de reconnaître qu’au lieu du caractère universel et religieux qu’ils avaient espéré donner à leur mouvement, ils en étaient réduits à une jacquerie, combattue par les seigneurs et l’Église, désapprouvée par les villes. Les chances de succès étaient dès lors infimes.

S’il n’y avait pas eu d’intervention extérieure, il est certain que les bandes paysannes auraient été pendant plusieurs mois encore maîtresses des campagnes. Mais subitement, à la mi-mai 1525, on apprit que le duc Antoine de Lorraine avait décidé d’intervenir. Craignant la contagion des révoltes paysannes dans son Duché et profondément attache à la foi catholique, il était résolu à s’opposer à la propagation des idées nouvelles et conçut son expédition comme une véritable croisade.

La répression

Le duc Antoine de Lorraine

Fils aîné du duc René II, Antoine naquit en 1489 au château de Bar. À partir de 1501, il vécut à la Cour de France du roi Louis XII qui lui témoignait beaucoup d’affection. Il y fut formé aux manières françaises, fit des études à Paris, apprit à connaître la nouvelle architecture des châteaux de la Loire aussi bien que le métier militaire. Rentré à Nancy en 1508, il fut, à la mort de son père, déclaré majeur par les États Généraux (13 février 1509) et reconnu comme souverain; à ce titre, il jura de respecter les privilèges des trois Ordres. Le jeune duc resta en contact étroit avec le grand État voisin de l’ouest : en 1509, il accompagna Louis XII en Italie contre les Vénitiens et participa à la bataille victorieuse d’Agnadel en Lombardie avec un escadron de gentilshommes lorrains. En 1511, Louis XII le nomma capitaine d’une compagnie d’ordonnance que commandera son lieutenant, l’illustre Bayard. Antoine épousa en juin 1515, à Amboise en présence de la Cour du nouveau roi François 1er, Renée de Bourbon, sœur de Charles de Bourbon, l’illustre Connétable.

Les excellents rapports qu’il entretenait avec Louis XII, le duc de Lorraine les maintint avec François 1er : entente à la fois militaire et familiale. Il assista au sacre du roi et à son entrée a Paris. Puis il participa activement à la campagne du Milanais et contribua à la victoire de Marignan (14-15 septembre 1515) contre les Suisses, malgré les services exceptionnels que les Confédérés avaient rendus à son père à la bataille décisive de Nancy en 1477. Toutefois une évolution s’opéra quelques années plus tard dans l’attitude du duc face aux deux grands États qui enserraient le sien. L’alliance étroite avec le royaume ne risquait-elle pas de lui aliéner l’empereur et de lui opposer l’Empire avec lequel la Lorraine n’avait pas rompu les liens institutionnels séculaires, et d’amener de graves dangers pour la sécurité, voire la survie de son État ? Charles-Quint, roi d’Espagne et prince des Pays-Bas depuis 1516, devint empereur en 1519 et s’engagea, dès 1521, dans une lutte contre François 1er. Antoine comprit qu’il avait intérêt à garder la neutralité afin d’éviter les incursions et les passages de troupes en ses territoires.

La Réforme, lancée par Luther commençait à pénétrer à Metz et dans la Lorraine. Le 26 décembre 1523, Antoine publia un édit interdisant les propos luthériens, ainsi que la saisie des écrits protestants. La situation s’aggrava l’année suivante lorsque l’insurrection paysanne née en Allemagne se propagea en Alsace et jusque dans son duché. Il décida alors d’intervenir. Il s’en explique dans une lettre ainsi rédigée :

” L’émeute, le soulèvement et le rassemblement des sujets a commencé dans les villages et à la campagne sur les frontières de notre principauté pour opprimer et détruire toute autorité, noblesse et notabilité et ceci non seulement contre le clergé, mais contre la noblesse et toute personne de respect. Plus cela dure, plus cela prend de l’extension. En outre, ils se sont réunis en grand nombre dans le couvent appelé Herboltzheim (Herbitzheim) sur notre domaine et celui de notre cher frère, le cardinal de Lorraine, évêque de Metz, et nous ont causé grand tort. À la suite de leurs messages, une grande partie de nos sujets de notre territoire allemand est accourue chez eux, rompant avec nos fidèles comtes et nobles… En face de cette situation que nous ne pouvons pas tolérer, nous avons décidé afin que cela ne s’étende pas ailleurs de nous mettre en campagne avec toutes nos forces en compagnie de nos aimables et chers frères, les comtes de Guise et de Vaudémont”.

L’intervention militaire

Si nous connaissons bien les événements qui se sont déroulés tout au long de ce mois de mai 1525, c’est grâce à la relation qu’en a faite Nicolas Volcyr, historiographe du duc et secrétaire du commissaire apostolique. Certes, Volcyr se perd souvent dans des digressions sans intérêt et abonde en discours doctes et emphatiques. Il va jusqu’à présenter les princes comme des héros et des sages du peuple de Dieu : il compare le duc Antoine à Moïse, le comte de Guise à Josué, le comte de Vaudémont à Judas Macchabée. Certes encore, il est de parti pris : pour lui, les paysans sont avant tout des “mutins luthériens”, “mécréants luthériens”, “paysans mutins et luthériens iniques”. Mais la concordance avec les autres documents de l’époque concernant cette campagne, notamment avec la correspondance diplomatique de la Ville de Strasbourg, oblige de retenir pour l’essentiel la trame du récit, en faisant la part de certaines exagérations, comme quand il s’agit des pertes presque nulles de l’armée du duc au combat de Lupstein.

Dès la fin avril, le duc Antoine alerta sa noblesse et ses officiers en vue de lever et de rassembler les gens de guerre à travers la Lorraine, en tout près de 5 000 hommes. Il demanda à son frère et voisin, gouverneur de la Champagne, de s’associer à son entreprise avec des effectifs importants. Le 3 mai, les États généraux se rassemblèrent à Nancy pour s’accorder sur certaines mesures, notamment d’ordre financier et fiscal. Le comte de Vaudémont, troisième frère du duc, revenu depuis peu d’Italie où il avait combattu dans le Milanais, s’en alla à Mézières auprès du comte de Guise pour le presser de hâter sa marche et sa participation. Plus au sud, à Attigny sur l’Aisne, étaient arrivés 6 000 lansquenets gueldrois qui se dirigèrent par le Barrois vers la Lorraine.

Le 6 mai, le duc Antoine s’installa à Vic, ville du territoire des évêques de Metz où il resta jusqu’au 11. Ce jour-là, il se rendit à Dieuze où il fut rejoint, dès le lendemain, par la cavalerie de Guise et l’infanterie de Vaudémont. Le samedi 13 mai, l’ensemble des troupes se dirigea vers Sarrebourg. Au même moment, des troupes paysannes commandées par Érasme Gerber affluaient vers Saverne avec l’intention de prendre la ville dont un certain nombre d’habitants leur étaient favorables (les paysans-vignerons notamment). Grâce à la connivence des gardiens, les troupes paysannes entrèrent dans Saverne sans avoir à combattre. Le château épiscopal fut occupé, l’artillerie, les armes et la poudre confisquées. À la chancellerie et à la mairie, les habitants et les paysans détruisirent les livres de comptes et de dettes. Un peu plus tard dans la matinée, la bande de Neubourg - Haguenau, stationnée à proximité, arriva elle aussi à Saverne. Dans l’après-midi, la bande de Herbitzheim - Sarreguemines fit son entrée dans la ville. Elle avait quitté la Lorraine le 11 mai pour descendre dans la plaine d’Alsace par Diemeringen et le Grauftal.

Arrivé à Sarrebourg dans la soirée de ce même 13 mai, le duc Antoine apprit la prise de Saverne et le sac de l’abbaye de Marmoutier par les insurgés. Le lendemain, dimanche 14 mai, le duc reçut un message commun du bailli de Basse-Alsace, du chapitre de la cathédrale et du Conseil de Strasbourg qui lui fut remis par le conseiller impérial Jakob Knobloch. Les trois instances remerciaient le duc de vouloir punir la paysannerie alsacienne et lorraine. Elles le priaient “de persévérer dans sa décision et d’assiéger Saverne”. Pour conclure, elles déclaraient : “que Dieu tout-puissant veuille donner la chance et le succès au gracieux prince. Dès que les paysans verront un tel courage sérieux, il n’y a pas de doute qu’ils renonceront à leur projet… S’ils ne le font pas, nous nous consulterons pour voir comment répondre à une si méchante entreprise”.

Le duc répondit immédiatement : “Avec l’aide du Tout-Puissant, je me rendrai avec mes troupes et celles de mes frères par le plus court chemin à Saverne à l’appel des deux baillis et conseillers de Haute et Basse-Alsace, des conseillers de Saverne, des doyens et du chapitre de Strasbourg”. Il demanda à toutes ces autorités et “aux maîtres et Conseillers de Strasbourg” d’envoyer des plénipotentiaires auprès de lui afin de prendre les décisions qui s’imposeraient et “de faire moudre et cuire du pain afin que les troupes de Sa Grâce princière n’en manquent pas”. Le lendemain, le Conseil de Strasbourg donna à ses fonctionnaires l’ordre de ravitailler les troupes féodales. Dans la soirée de ce 14 mai, des gentilshommes du Maine et du Luxembourg ainsi que le comte Jean-Ludovic de Nassau-Sarrebruck rejoignirent le duc. Une compagnie de cavaliers du bailliage lorrain d’Allemagne occupa le château de Haut-Barr qui domine Saverne.

Alors que le Conseil de Strasbourg faisait appel au duc de Lorraine pour écraser la révolte paysanne à Saverne, il faisait parvenir dans le même temps aux insurgés l’ultimatum ainsi rédigé : “Il est arrivé que notre gracieux seigneur le duc de Lorraine s’élève contre vous, qui vous êtes chargés de ses sujets désobéissants, avec un important armement à cheval et à pied et il dirige sa tête contre vous dans ces lieux. C’est pourquoi nous vous demandons à nouveau de façon bienveillante de réfléchir en face de cette situation quels dommages et inconvénients attendent tout le pays si le duc vient avec ses armées dans ces lieux, y fait le siège ou vous attaque. Pour éviter que le sang ne soit versé, qu’il y ait des veuves et des orphelins, nous vous prions d’accepter notre entremise … et de rentrer chez vous, chez vos femmes et vos enfants en arrêtant votre entreprise violente … Ainsi nous pourrons agir pour détourner la disgrâce de notre gracieux duc et vous aurez en nous les maîtres bienveillants et gracieux qui pensent à assurer le profit et le bien du pays et de vous tous, aussi des enfants et des descendants”.

La trahison de la bourgeoisie dirigeante de Strasbourg frappa la paysannerie de plein fouet. La combativité affirmée des insurgés de Saverne fit place à l’hésitation voire à la panique. Gerber et ses amis n’avaient plus les quelques jours de répit qui auraient permis aux bandes de Cleebourg et d’Ébersmunster de les rejoindre. La dissension s’installa dans le conseil paysan entre ceux qui voulaient se battre et ceux qui voulaient capituler.

Dans la nuit du dimanche 14 au lundi 15 mai, l’ensemble de l’armée lorraine, désormais forte de 12 000 à 15 000 hommes, se mit en mouvement vers Saverne.

Les combats devant Saverne - Gravure du “Hinkende Bote” de 1839

Le 15 mai, dès l’aube, les cavaliers qui tenaient le Haut-Barr descendirent du sommet et chevauchèrent de façon à empêcher l’arrivée de toute nouvelle troupe paysanne sur les lieux. Arrivé devant Saverne, le duc Antoine envoya son héraut d’armes, le poète Pierre Grégoire, et un trompette aux portes de la ville pour demander que “les paysans acceptent le combat ou se rendent”. Mais, aux dires de Volcyr, le messager fut accueilli par une décharge d’arquebuses et de couleuvrines. Grégoire réussit à se mettre en sécurité, mais le trompette fut tué. Alors éclata un duel d’artillerie. Un canon ducal, trop chargé de poudre, explosa. Les mercenaires furent obligés de retirer leurs canons car le tir de l’artillerie paysanne était très précis. Le conseil de guerre des féodaux décida de remettre la bataille au lendemain. Cette nuit-là, les lansquenets campèrent dans les prairies voisines tandis que les mercenaires bivouaquaient dans les faubourgs de Saverne.

Le 16 mai, après le massacre des troupes paysannes venues en renfort et qui s’étaient rassemblées près du village de Lupstein, à sept kilomètres à l’Est de Saverne,, les insurgés réalisèrent qu’ils ne pouvaient plus compter sur aucune aide et se rendirent. Le lendemain, 17 mai, alors que ceux-ci, après avoir déposé leurs armes, quittaient leur refuge, ce fut la mêlée. Aux cris de “frappez, c’est permis”, les mercenaires se ruèrent sur les paysans et ce fut le carnage. Les rares paysans qui réussirent à s’échapper furent poursuivis dans les rues et achevés par les lansquenets. Puis la ville fut soumise au pillage et rien ne fut épargné. 20 000 paysans auraient péri ce jour-là. Face à un tel déchaînement de violence et de haine, le duc Antoine aurait-il pu stopper cette hécatombe ? La question reste en suspens.

Le jeudi 18 mai, tôt le matin, les princes réunirent leur conseil de guerre ainsi que les capitaines de leur armée pour décider de la poursuite de la campagne. Le conseil était divisé. Certains demandaient que l’armée s’en retournât à Nancy maintenant que tout danger était écarté. Ils craignaient qu’une nouvelle victoire contre les bandes paysannes ne fût pas aussi certaine que celle remportée facilement à Saverne. Ne parlait-on pas d’une armée paysanne se constituant outre-Rhin pour venir en aide aux insurgés alsaciens ? Mais les princes de Lorraine voulurent pousser vers la Haute-Alsace jusqu’au Sundgau. À onze heures, le signal du départ fut donné. L’armée se mit en marche vers Marmoutier, suivie de voitures pleines de butins, de femmes et de jeunes filles capturées à Saverne.

Le vendredi 19 mai, le duc convoqua toute la population de Marmoutier qui dut lui renouveler son serment d’obéissance. Il fit pendre à une fenêtre de la mairie deux hommes accusés de sympathie envers le mouvement paysan puis la troupe se mit en route vers Molsheim. Cette ville, où les enfants et la femme de Gerber s’étaient réfugiés, refusa d’ouvrir ses portes aux princes lorrains qui s’installèrent pour la nuit dans le château épiscopal de Dachstein. Mais la nuit fut courte : le duc fit sonner le réveil des troupes peu après minuit et l’armée lorraine partit en direction de Sélestat. Mais, arrivée à Scherwiller, elle se heurta à 12 000 paysans bien décidés à en découdre. La bande paysanne d’Ébersmunster commandée par Wolf Wagner joua un rôle déterminant dans les combats qui se déroulèrent “au coucher du soleil” et qui se soldèrent par une défaite des insurgés. 4 000 paysans et 500 soldats lorrains furent tués.

Ce nouveau revers paysan de la fin d’une semaine qu’avaient déjà atrocement ensanglantée les défaites de Lupstein et de Saverne contribua à l’abattement et à la lassitude du plus grand nombre. Les deux bandes principales, celle de Gerber, pendu le soir même de la prise de Saverne, et celle de Wolf Wagner ayant été exterminées, toute résistance s’effondra après quelques dernières tentatives qui durèrent jusqu’en septembre. Dans d’autres régions, par contre, notamment en Autriche, la révolte paysanne se poursuivit pendant encore une année avant de s’éteindre à son tour.

Sanglantes représailles

Les défaites paysannes en Alsace incitèrent les petits seigneurs qui s’étaient prudemment retranchés dans leurs châteaux à en sortir pour poursuivre les rescapés de ces massacres. Dans le bailliage d’Allemagne comme ailleurs, tous les paysans furent désarmés. Ils durent renouveler leur serment de fidélité aux seigneurs, payer des amendes collectives, dédommager les pertes du clergé. Lors de son retour à Nancy, le 24 mai, le duc Antoine chargea ses hauts fonctionnaires de constituer des commissions d’enquête qui se rendirent, accompagnées d’une “bande armée”, dans tout le bailliage “afin de rendre la justice”. Ces commissions qui siégèrent notamment à Sarreguemines et à Dieuze entendirent 1 200 suspects et prononcèrent des peines capitales immédiatement suivies d’exécutions. Mais c’est en Alsace que la répression fut la plus dure, en particulier dans le Sundgau. La chronique des dominicains de Guebwiller, peu suspecte de sympathie pour la cause paysanne, écrit en 1525 : “ Les nobles d’Ensisheim ont été bien tyranniques. Ils firent enlever les pauvres gens dans les villages. Amenés à Ensisheim, on leur tranchait la tête. Ils n’ont même pas épargné les prêtres. Beaucoup de prêtres furent pendus aux arbres. Que Dieu, dans le ciel, ait pitié !” Des hommes d’armes, conduits par les nobles, sillonnèrent la région et des colonnes de prisonniers furent conduites à Ensisheim où, derrière les portes du tribunal, les condamnations à mort se multiplièrent. “En vérité, dit le document de Guebwiller, on a érigé un sanglant abattoir où les gens et en particulier les prêtres ont été cruellement martyrisés et exécutés”.

Paysans emmenés en captivité - Gravure - 1525

Causes et conséquences de l’échec Paysan

Les paysans avaient pour eux leur enthousiasme, la masse, l’effet de surprise, la mobilité, la connaissance du terrain. Leur armement et leurs chefs n’étaient pas toujours inférieurs à ceux des seigneurs, même en ce qui concerne l’artillerie. Leur défaite est due à la défiance réciproque entre les chefs et les troupes, à la défection de leurs alliés d’un moment, nobles ou villes, et enfin au manque de cohésion et de discipline de l’ensemble face aux troupes mercenaires, lansquenets à la solde des princes.

Quant aux conséquences, elles sont multiples. Le régime antérieur fut partout rétabli, et bien rares sont les lieux où l’on discerne une amélioration légère de la condition paysanne par l’abolition d’une redevance. La paysannerie retomba dans sa situation humiliée, dont elle avait rêvé sortir. Durant tout le XVIe siècle, on ne note plus aucune révolte contre l’ordre établi. Outre le souvenir de la répression sanglante, qui décourageait toute tentative de même ordre, on peut penser que les paysans considérèrent leur échec comme un jugement de Dieu auquel ils devaient se soumettre. Un facteur économique favorable peut contribuer à expliquer leur résignation : alors que les prix agricoles n’avaient cessé de baisser au XVe siècle, on note à partir du deuxième quart du XVIe siècle une remontée sensible des prix, assurant un enrichissement relatif aux producteurs agricoles et leur permettant de faire face, mieux que dans le passé, aux charges seigneuriales et princières.

Ainsi, la Guerre des Paysans se présente comme un épisode sanglant de l’histoire de nos régions et comme une brève parenthèse dans leur évolution sociale. Il fallut attendre la Révolution pour que se produisît l’affranchissement de la paysannerie. Enfin, il ne faut pas éluder le fait que l’horreur et la réprobation soulevées par les massacres de Saverne, de Lupstein et de Scherwiller ont longtemps retenti dans les profondeurs de la conscience populaire et leur souvenir a sans doute contribué à altérer la sérénité des rapports entre Alsaciens et Lorrains.

(1) Philippe Dollinger : “La guerre des paysans en Alsace” Société d’Histoire et d’Archéologie de Saverne et Environs. - Décembre 1975

(2) Alphonse Wollbrett : “Notes sur le duc Antoine et la Lorraine vers 1525” Société d’Histoire et d’Archéologie de Saverne et Environs. - Décembre 1975

(3) Gautier Heumann : “La guerre des paysans d’Alsace et de Moselle” Éditions sociales - Collection Problèmes/Histoire - Décembre 1975