Jean de Pange, un Lorrain au service des Habsbourg.

par Jean-Françoid Thull

Singulière et attachante figure que celle de Jean de Pange (1881-1957), lorrain d’ascendance et de cœur et européen d’esprit et de vocation. Issu d’une famille profondément enracinée en terre mosellane, mais ayant passé son enfance à Vienne, Jean de Pange est demeuré toute sa vie fidèle à la famille impériale, voyant en Otto de Habsbourg-Lorraine l’incarnation d’une Europe danubienne, à même de garantir la paix sur le continent.

Extraits d’un texte qui a fait l’objet d’une communication lors du colloque international « Les Habsbourg et la France », organisé du 22 au 24 novembre 2012 par le Centre de recherche du château de Versailles. Photo de droite : Jean de Pange, capitaine d’artillerie en 1918.

Issue d’une lignée anoblie au XVIIe siècle par le duc de Lorraine Charles IV « en considération des services rendus par sa famille depuis trois cents ans et plus », « la maison des Pange unit aux traditions de la France Très Chrétienne à laquelle elle s’était loyalement ralliée, celles du Saint-Empire, dont elle avait, jusqu’au XVIIIe siècle, suivi le destin ».

La famille traverse les temps troublés de la Révolution et de l’Empire, et de l’union entre l’ancienne noblesse (Maurice Thomas de Pange, 1813-1878) et la nouvelle élite (Adolphine Mouton, 1818-1906) naissent quatre enfants dont l’aîné, Jean Thomas (1844-1931), septième marquis de Pange, ancien élève de !’École polytechnique (1864), devient lieutenant au régiment d’artillerie monté de la Garde impériale. Il commande une batterie à la bataille de Gravelotte, en août 1870, lors des premiers combats de la guerre franco-prussienne. Blessé, il est fait chevalier de la Légion d’honneur à titre militaire. Après la guerre et le traité de Francfort, il choisit d’opter pour la France, et poursuit sa carrière militaire comme capitaine au 11e régiment d’artillerie, en garnison à Versailles. Amélie Grasset, fille d’un président de chambre à la Cour d’appel de Dijon, qu’il a épousée dans la capitale des ducs de Bourgogne en mai 1872, lui a donné cinq fils.

Parmi eux, le cadet, né au domicile parisien de la rue du Bac le 6 avril 1881, porte lui aussi le prénom fétiche de la lignée, celui d’un ancêtre mythique qui apparaît « en l’an 1200 » dans la généalogie familiale : Jean Thomas, chevalier. Lorrain de Paris, ce garçon n’éprouve pas de véritable attachement pour une ville qui n’est qu’un foyer d’exil. Enfin et surtout, « la mélancolie des horizons lorrains l’attire ».

La terre familiale de Pange est en effet, pour Jean, le cœur de la Lorraine charnelle, tandis que l’Autriche est sa patrie spirituelle : « La transition de Vienne à Metz est toute naturelle : c’est bien le monde d’idées où j’ai grandi et qui est encore le mien ».

Situé à 15 km au sud-est de Metz, le château de Pange a été édifié en 1720 par Jean-Baptiste Thomas, marquis de Pange.

1885-1889 : une enfance à Vienne

Jean de Pange vit quatre années de sa prime jeunesse (1885-1889) dans l’Autriche-Hongrie des Habsbourg-Lorraine, à Vienne, où son père, le marquis Jean de Pange, officier d’artillerie, est nommé attaché militaire à l’ambassade de France, en 1885. Il est aisé d’imaginer que cet homme qui, dans un esprit de fidélité et de légitimité, a choisi la France en 1871, cultive une certaine austrophilie, considérant la Double Monarchie comme un pôle d’équilibre en Europe centrale face à l’hégémonie prussienne.

La capitale impériale est pour le jeune garçon ce lieu où convergent les souvenirs de l’enfance. Elle est celle de son éveil au monde et de son apprentissage des continuités et des ruptures de la vie. li y découvre la permanence de la tradition lorraine, catholique et supranationale, dont le symbole est un aigle bicéphale alliant le lion couronné des Habsbourg aux alérions lorrains, depuis l’union (1736) entre le duc François III et l’archiduchesse Marie-Thérèse, et connaît dans le même temps la douleur de la perte de sa mère.

Jean de Pange se plaira plus tard à évoquer les paysages sereins de « cette Allemagne sentimentale et rêveuse, celle des Lieder et des valses lentes», un reliquat de l’Allemagne du Saint-Empire, avant l’emprise prussienne. Ainsi, ce qui fait le charme de Vienne, c’est cette Cemütlichkeit, « tendresse rêveuse, amie des arts et du loisir » où rayonne l’exubérance du style baroque, partagée avec l’Allemagne du Sud (Rhénanie, Bavière), « éloignée du génie dur et positif de la Prusse ». Jean de Pange sent encore palpiter dans la ville impériale « la grande tradition de la société cosmopolite, survivance du dix-huitième siècle, où flotte le souvenir du prince de Lignes.

Le marquis Jean Thomas de Pange (1844-1931) attaché militaire à l’ambassade de France à Vienne (1889)

En décembre 1886 survient la mort brutale de la mère de Jean, Amélie, qui n’a que trente-quatre ans. C’est un drame pour toute la petite famille. Les funérailles ont lieu à l’église Saint-Charles de Vienne, puis l’inhumation est faite à Pange. L’oncle de Jean, le comte Maurice de Pange (1848-1913), se rend dans la capitale impériale soutenir la famille dans l’épreuve. En parallèle, ce chartiste travaille dans les archives impériales où il consulte le volumineux fonds lorrain transféré à Vienne par le duc de Lorraine François III, en 1736-1737 (et retourné à Nancy, en 1923, suite aux demandes du gouvernement français). Trois ans plus tard, la famille endeuillée quitte la capitale impériale. Signe qu’il a été apprécié par l’Empereur et les autorités impériales, le marquis de Pange part avec, dans ses bagages, la cravate de commandeur de l’Ordre de François-Joseph que lui a remis le descendant des ducs de Lorraine.

D’une guerre à l’autre

Jean et les siens s’installent à Versailles où le marquis devient chef d’escadron à ‘École d’instruction du 22e régiment d’artillerie. Puis le jeune comte entame une scolarité parisienne au collège Stanislas, poursuivie à !’École des Chartes (où il étudie le modèle médiéval dans son rapport à la légitimité et à la sacralité du pouvoir), avant d’effectuer un voyage en Extrême-Orient (1901), au Maroc avec Lyautey (1904), puis un « Grand Tour » d’Europe d’Oxford (1908) à Munich (1911), en passant par Berlin (1910).

La déclaration de guerre d’août 1914 le surprend à Eastbourne, sur la côte anglaise. Rappelé en France par l’ordre de mobilisation, Jean intègre un régiment de cavalerie : lieutenant de réserve, il est incorporé dans le 7e régiment de chasseurs à cheval. li termine la guerre comme capitaine d’artillerie.

Si on ignore comment Jean de Pange a réagi aux tentatives de paix séparée engagées par l’empereur Charles 1er en 1917, avec la médiation des Princes Sixte et Xavier de Bourbon-Parme - qui aurait pu, selon lui, hâter la fin d’un conflit fratricide - on connaît, en revanche, son avis sur les conséquences, selon lui désastreuses, de la politique des Alliés en Europe centrale après 1918 : « Tous les coups portés à l’Autriche sont, à ses yeux, les grands péchés de l’Histoire. li ne pardonne pas aux vainqueurs de 1918 ce qui est à ses yeux à la fois une faute politique et une faute morale : le dépècement de l’ancien empire des HabsbourgLorraine » écrit à cet égard son ami Robert d’Harcourt.

Ainsi, dès 1919, Jean de Pange s’interroge sur le sort de l’Autriche. À défaut du rétablissement de la défunte monarchie habsbourgeoise, démembrée par les traités de Saint Germain et de Trianon, il préconise une « république fédérale sur le modèle de la Suisse » qui prendrait le nom de « Confédération danubienne ou États-Unis de l’Europe centrale », rassemblant Autriche, Hongrie et Bohême, et deviendrait un pôle de stabilité en Europe centrale.

Jean de Pange découvre, à la même époque, le livre-manifeste Paneurope (1923) du comte eurasien Richard Coudenhove-Kalergi (1894-1972). Dans cet ouvrage dédié à la jeunesse européenne, qui fait suite à un article retentissant « Paneuropa-ein Vorschlag » (Paneurope-un projet), il propose la réorganisation de l’équilibre mondial autour d’une Europe continentale, car « seule une Europe unie pourrait se protéger militairement contre la menace russe et économiquement contre la concurrence croissante des États-Unis ». La construction paneuropéenne que Coudenhove appelle de ses vœux doit être un ensemble organique, supranational, disposant d’une union douanière, d’un outil militaire intégré, d’une industrie sidérurgique, d’une monnaie commune et d’un parlement des peuples européens.

L’Union Pan-Européenne siège à la Hofburg de Vienne (que Coudenhove souhaite voir devenir la capitale du futur état paneuropéen) et s’assigne pour objectif de travailler à une solution équitable du problème franco-allemand et de mettre sur pied une Europe unie.

Jean de Pange est convaincu, à cet égard, que seule la fédéralisation de l’Europe, un fédéralisme d’essence chrétienne, fondé sur une union des élites européennes, peut juguler le péril totalitaire, « cancer des sociétés modernes » , qu’il décèle aussi bien dans la Russie soviétique naissante que dans l’apparition du phénomène fasciste en Italie. Il cherche ainsi à expérimenter la solution fédéraliste sur les terres médianes, terres d’entre-deux, vectrices d’une double culture et porteuse d’un esprit transnational : la Rhénanie, l’Alsace, la Sarre et l’Autriche, « maillons de la même chaîne », dont il dit s’occuper « par une sorte d’obligation lorraine ».

Après un séjour alsacien (1920-1925), Jean de Pange se réinstalle à Paris, au 55 de la rue de Varenne, dans un immeuble qui jouxte les jardins de l’hôtel Matignon, ancienne ambassade d’Autriche en France (1889-1914) qui deviendra, à partir de 1934, résidence des chefs de gouvernement français.

Au milieu des années 30, Jean de Pange observe la fragilité et l’instabilité de la première République autrichienne, aggravées encore avec l’assassinat du chancelier Engelbert Dollfuss, en juillet 1934, qui plonge l’Autriche dans une situation de crise politique aiguë. Face à l’agitation des chemises brunes, le nouveau chancelier Kurt von Schuschnigg (1897-1977), ancien ministre de Dollfuss, très attaché aux traditions catholiques de l’Autriche des Habsbourg, envisage une solution monarchique faisant appel au prétendant impérial en exil, l’archiduc Otto. Docteur en sciences politiques de l’Université catholique de Louvain en 1935 - où il s’est fait inscrire sous le nom de « duc de Bar », réminiscence de ses ancêtres lorrains -, celui-ci oppose au national-socialisme sa foi chrétienne, parfaitement inconciliable avec les références profanes et le mépris pour la personne humaine dont témoigne l’idéologie hitlérienne. C’est face à cette menace grandissante qu’Otto se présente comme un recours possible pour le salut de l’Autriche.

À la même époque, Jean de Pange envisage avec un intérêt croissant une possibilité de restauration des Habsbourg en Autriche, afin de sauvegarder son indépendance et ses traditions. . C’est donc à la reconstruction de l’Europe danubienne, sous l’égide des Habsbourg, qu’il décide de s’appliquer. En juillet 1936, invité par le baron Hans-Karl von Zessner-Spitzenberg (1885-1938), professeur de droit, recteur de l’Académie autrichienne et légitimiste autrichien, Jean de Pange fait une conférence à Salzbourg sur « l’Autriche et la culture française ». Il évoque alors sa jeunesse viennoise (« c’est la ville qui a eu le plus de part dans la formation de ma sensibilité, celle qui me rappelle le plus ma petite patrie lorraine ») et le rôle de l’Autriche dans l’avènement du fédéralisme à l’échelle européenne.

En Autriche, le sentiment légitimiste renaît. Les monarchistes font circuler des images où l’on voit Otto à Schönbrunn, arborant les emblèmes de la souveraineté et diffusent un slogan hautement politique : « Besser ‘ n Kaiser Gottesgnaden ais der Schuft von Berchtesgaden » (« Mieux vaut un empereur [Otto] par la grâce divine que la fripouille de Berchtesgaden [Hitler] »). Une première rencontre clandestine Habsbourg/ Schuschnigg a lieu durant l’été 1935 dans une station thermale des Vosges, puis de nouveau en septembre 1935, à Mulhouse. Cependant, le retour du fils aîné de l’empereur Charles est rendu improbable en raison de l’hostilité farouche qui anime les États successeurs (Tchécoslovaquie- Yougoslavie-Roumanie) de l’ancienne Double Monarchie, s’agissant d’une hypothèse de restauration monarchique en Autriche. Benes devait même déclarer : « Plutôt l’Anschluss [le rattachement de l’Autriche au Reich allemand) que les Habsbourg » (sic).

1938-1940 : Habsbourg ou Hitler ?

Dans son livre-plaidoyer Otto de Habsbourg, espoir de l’Autriche, Philippe Amiguet a ces mots de conclusion prémonitoires : « Le veto des États successeurs renforcera, en Autriche, les entreprises hitlériennes. Est-ce là vraiment ce que veut l’Europe? … Otto en exil. .. Hitler à Vienne ? ».

Le 17 février 1938, Otto adresse une lettre de la dernière chance à Schuschnigg, lui proposant, « en tant qu’héritier légitime d’une dynastie qui a protégé l’Autriche pendant six-cent cinquante ans », de former un gouvernement d’union nationale incluant les sociaux-démocrates, de réarmer le pays et de prendre appui sur les puissances occidentales (France et Angleterre) afin d’assurer l’indépendance et la liberté de la nation autrichienne. Mais les tractations entre Otto et le chancelier n’aboutissent pas, Schuschnigg ayant déjà secrètement renoncé, bien qu’il s’en défende rétrospectivement dans ses Mémoires, à défendre I ‘Autriche contre l’expansionnisme hitlérien.

Le 12 mars 1938, la Wehrmacht franchit la frontière austro-allemande. Ayant toujours refusé de collaborer avec les nazis, l’archiduc doit fuir l’Autriche. Le 20 avril 1938, un mandat d’arrêt est lancé contre lui pour « crime de haute trahison », tandis que le quotidien nazi Der Vôlkischer Beobachter parle du « rejeton dégénéré des Habsbourg, criminel en fuite » (sic). Les lois de proscription votées en 1919 contre la famille impériale - et abrogées en 1935 - sont rétablies. Les monarchistes autrichiens sont traqués et déportés. Le baron Zessner est transféré au camp de Dachau où il meurt en août 1938.

Portrait d’Otto à Schönbrunn vers 1936

De mars 1938 à juin 1940, l’archiduc Otto de Habsbourg est à Paris, à l’hôtel Cayre’s, boulevard Raspail. Entouré des membres de l’émigration autrichienne (notamment Martin Fuchs, ancien attaché de presse de la légation autrichienne, et Guido Zernatto, ancien ministre du gouvernement Schuschnigg), il tente de défendre les intérêts de son pays en exil.

C’est dans ce contexte que Jean de Pange est amené à le rencontrer. Ainsi, en décembre 1938, il est présenté à l’archiduc par son chef de cabinet, le comte Heinrich Degenfeld-Schonburg. Il le rencontre à nouveau le 11 février 1939. Otto (dont il note le « beau regard, sérieux et intelligent ( … ), prince sacré par le malheur ») évoque avec lui la mort du baron von Zessner au camp de Dachau et demande à Jean de Pange de reprendre en France les conférences qui se tenaient à Salzbourg, sous le patronage de l’Académie autrichienne qu’il charge de reconstituer.

De même qu’il soutient la création de « l’Entraide autrichienne » par Martin Fuchs et l’association « Secours aux Autrichiens », présidée par François Mauriac, Jean de Pange accompagne les initiatives visant à créer un organe représentatif de tous les Autrichiens en exil : « Les Autrichiens réfugiés à Paris après l’annexion de leur pays ont formé plusieurs groupements dont chacun émane d’un parti. Il faut essayer de coordonner leurs efforts avant de les réunir dans un comité national ».

Grâce à ses contacts politiques (dans toutes ses démarches, il a l’appui du ministre Champetier de Ribes, qu’il connaît depuis les années 20 et qui est alors sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères et celui de Robert Schuman, sous-secrétaire d’État aux réfugiés en mars 1940), Pange contribue également aux négociations relatives à la constitution d’un Conseil national autrichien (Ôsterreichischer Nationalrat), finalement remplacé par un Office autrichien apolitique, en raison des dissensions entre monarchistes et républicains (notamment les sociaux-démocrates, qui n’avaient cessé de militer pour une Grande Allemagne socialiste dès 1919). En août 1939, Otto de Habsbourg est reçu par le président du conseil Édouard Daladier qui lui assure que « la restauration de l’indépendance de l’État autrichien demeure un objectif de la politique française ». Dans les faits, la France ne s’engage pas pour la mise en place d’un gouvernement autrichien en exil, du fait des dissensions qui règnent parmi les exilés autrichiens (entre socialistes, communistes et légitimistes), du travail de sape mené par les exilés tchèques (après l’invasion allemande de septembre 1939) et yougoslaves, en lien avec le « Deuxième Bureau », et du refus de l’Angleterre de reconnaître la représentation autrichienne à Paris. Or, pour Jean de Pange, « seul I’Archiduc Otto représente le principe fédératif autour duquel pourrait se grouper des nationalités jalouses de leur autonomie ».

Otto de Habsbourg quitte Paris le jour où les troupes allemandes y font leur entrée, pour un nouvel exil, non sans avoir au préalable, grâce à l’appui du ministre de l’Intérieur Georges MandeJ, fait exfiltrer les émigrés autrichiens installés dans la capitale (sans distinguer ses partisans de ses opposants) et les Autrichiens qui avaient été consignés dans des camps d’internement. De son côté, Jean de Pange, qui avait passé deux ans entiers à lutter pour faire triompher la cause de l’Autriche catholique et impériale, allait à présent devoir souffrir pour elle.

Dans la matinée du 30 octobre 1940, il reçoit une première visite de deux inspecteurs de la police militaire à son domicile, rue de Varenne, qui opèrent une perquisition et saisissent son carnet d’adresses. Par ailleurs, il est questionné sur ses relations avec les catholiques allemands. Le surlendemain, nouvelle visite des deux inspecteurs qui exigent de lui un rapport détaillé sur ses liens avec les catholiques allemands, l’archiduc Otto et les Autrichiens exilés. Il est menacé d’emprisonnement et doit se rendre trois jours plus tard dans les bureaux de la Mi!itärverwaltung (administration militaire), avenue Foch, afin de déposer son texte.

L’année suivante, le 16 mai 1941, Jean de Pange est arrêté chez lui, avec ces mots : « Herr Graf, Sie müssen uns begleiten » (« Monsieur le Comte, vous devez nous suivre »). Il est inculpé pour « haute trahison» (Hochverrat), en raison de son aide apportée aux réfugiés allemands et autrichiens, ennemis du national-socialisme. Le même jour, il est incarcéré à la prison de la Santé à Paris. On lui reproche notamment son action en faveur d’Otto de Habsbourg et des légitimistes autrichiens, ses conférences à la radio autrichienne. Il est libéré au terme de six mois d’incarcération, après l’intervention de ses amis alsaciens et à la faveur d’un conflit entre la justice militaire et la Gestapo.

Dès l’après-guerre, Jean de Pange devient un observateur attentif de la construction européenne, qu’il accompagne de ses initiatives, considérant que « le seul remède serait d’intégrer l’Allemagne dans une fédération de l’Europe occidentale ».

Pour une Europe unie

Empêché de retourner dans sa patrie autrichienne en raison de la loi de bannissement qui frappe sa famille, Otto de Habsbourg se consacre à une intense activité de journaliste, conférencier et écrivain. Il sillonne les continents en défendant l’idée d’une Europe unie sur le modèle impérial et chrétien, et d’un monde respectueux des identités et des libertés de chaque peuple, face au matérialisme américain et au totalitarisme rouge. Jean de Pange le reçoit à Paris (où l’archiduc réside jusqu’en 1954) dès l’après-guerre. Ils évoquent ensemble le sort de l’Autriche et les projets de fédération européenne. En 1947, Otto croit que le général de Gaulle va reprendre le pouvoir, car il veut profiter de ses sympathies pour l’Autriche. Mais l’événement majeur de ces années d’après-guerre est certainement sa venue en Lorraine après qu’il ait choisi de célébrer son mariage dans la cité ducale de ses ancêtres. Le 10 mai 1951, accompagné de Pierre Lyautey, Jean de Pange assiste avec ferveur aux cérémonies des noces ducales. Otto, duc de Lorraine en titre, unit son destin à la princesse Regina de Saxe Meiningen. La noblesse lorraine défile devant l’archiduc qui, lorsque vient son tour, dit à Jean de Pange qu’il espère bien qu’ils se reverront. Si le comte regrette l’absence de Robert Schuman (qui est intervenu en janvier 1951 pour que ces noces puissent avoir lieu à Nancy), il mesure néanmoins l’instant historique qu’il vit : le duc de Lorraine est de retour à Nancy !

En effet, loin d’être anecdotiques, ses épousailles dans la cité des ducs, le 10 mai 1951, sont l’expression hautement significative de son ancrage lorrain - réaffirmé un demi-siècle plus tard lors de ses Noces d’Or - attachement nourri par un sens aigu de l’Histoire, l’indéfectible fidélité des Lorrains et la mémoire vivante de la recommandation suprême adressée par l’empereur et roi Charles Ier à son fils aîné : « Renoncez à tout s’il le faut, mais ne renoncez jamais à la Lorraine ».

La Lorraine est en effet pour l’archiduc un « point de raccord des deux parties divisées de l’Europe » dont la vocation unificatrice trouve dans le lotharingien Robert Schuman sa parfaite incarnation (« [Schuman] personnifie ce royaume central ». Otto de Habsbourg soutient sans relâche l’homme d’État mosellan dans son dessein européen. Ainsi, dans une lettre adressée au Quai d’Orsay, un an après la Déclaration Schuman (9 mai 1950), l’archiduc salue « I’œuvre chrétienne et européenne que Votre Excellence a entrepris à la tête du ministère des Affaires étrangères ».

Après la disparition de Jean de Pange, le 20 juillet 1957, plusieurs initiatives visant à entretenir sa mémoire voient le jour. Un ouvrage collectif, édité sous les auspices de la Société des Amis de Jean de Pange, lui rend hommage, recueillant les témoignages des amis et des personnalités qui l’ont connu, et parmi eux Robert Schuman et Otto de Habsbourg. La Société se réunit le 6 janvier 1960 autour de la comtesse de Pange, qui s’adresse à l’archiduc et à l’homme d’État mosellan. À Otto, qui a accepté la présidence d’honneur, elle dit « sa reconnaissance du grand honneur que Son Altesse veut bien nous faire en conservant dans son cœur le souvenir vivant d’un Français, d’un Lorrain qui entendait encore dans son sens médiéval le beau mot de fidélité » et rappelle « combien Jean de Pange était dévoué à la personne du duc de Bar ! ( … ) Ayant passé son enfance à Vienne ( … ), il considérait, imitant en cela le maréchal Lyautey, les descendants des ducs de Lorraine comme ses souverains légitimes. Votre Altesse sait aussi combien la cause autrichienne, si émouvante et si douloureuse, lui tenait à cœur ». À Robert Schuman, qui est investi de la présidence, elle rappelle que, bien souvent, il a encouragé Jean de Pange « par sa parole, son appui et sa présence » et n’oublie pas « certaines missions de confiance » dont il avait chargé son compatriote lorrain.

Cinq ans plus tard est publié, sous le titre L’Auguste Maison de Lorraine, une histoire des ducs de Lorraine, que Jean de Pange avait mise en chantier dès 1934 et qu’il pensait alors intituler Ce qu’il faut savoir des Lorraine-Habsbourg. Honneur suprême fait à cette œuvre posthume, la préface donnée par l’archiduc Otto de Habsbourg, qui écrit : « L’action politique de Robert Schuman eût été difficilement réalisable si des penseurs n’avaient pas préparé sa voie. Parmi ceux-ci, Jean de Pange occupe une place d’honneur ».

Et dans son discours prononcé lors de la remise de la médaille d’Or Robert Schuman, en octobre 1977, dans la salle Europa de Montigny-lès-Metz, vingt ans après la disparition de Jean de Pange, Otto de Habsbourg se souvient encore de ce « petit groupe de Lorrains, disons plutôt Lotharingiens, qui se retrouvaient de temps en temps au cours de ces années douloureuses, qui voyaient approcher la deuxième catastrophe européenne, qui discutaient entre eux des chances de sauver notre vieux monde. Il y avait là Robert Schuman ( … ) , Jean de Pange. Lorrains, nous étions naturellement européens ».

Ainsi, cette évocation des liens et de la trajectoire de ces trois hommes, Lorrains de cœur et Européens d’esprit et de vocation, qui, chacun dans leur rôle respectif, ont contribué au grand dessein, confirme la définition qu’en donnait l’écrivain fédéraliste suisse Denis de Rougemont : « L’Europe unie n’est pas un expédient moderne, économique ou politique, mais c’est un idéal qu’approuvent depuis mille ans tous les meilleurs esprits, ceux qui ont vu loin ».

L’archiduc Otto de Habsbourg-Lorraine à la tribune de la salle Europa de Montigny-lès-Metz le 15 octobre 1977.

L’intégralité de cet article a été publiée dans la revue “Le pays lorrain” de juin 2014