Jeanne d’Arc : Les métamorphoses d’une Héroïne.
par Philippe Martin (extraits du livre éponyme paru aux Éditions Place Stanislas)
Un quartier de Saint-Avold portant le nom de “Jeanne d’Arc”, il nous a paru intéressant d’évoquer ici le destin tout à fait exceptionnel de cette héroïne.
« Jeanne sans sépulcre et sans portrait, toi qui savais que le tombeau des héros est le cœur des vivants … ». C’est avec ces mots qu’André Malraux saluait, le 31 mai 1964, le souvenir de Jeanne d’Arc. À ses yeux, elle était « la seule figure de victoire qui soit une figure de pitié ! ».
Jeanne d’Arc nous échappe malgré 20 000 statues publiques, sans compter les innombrables représentations en fonte ou en plâtre, près de 800 biographies parues entre 1790 et 1990, une quarantaine de films, des centaines de pièces de théâtre ou de tragédies. Les plus grands ont tenté de percer ce personnage. Verdi, Michelet, Barrès, Péguy ou Malraux s’y sont essayés. Sarah Bernhardt, Michèle Morgan, Ingrid Bergman, Jean Seberg, Madeleine Robinson, Sandrine Bonnaire ou Milla Jovovich lui ont prêté leurs traits. Quels que soient les efforts, elle continuera à s’esquiver. Elle semble avoir déserté le monde pour gagner un empyrée où elle demeure visible sans pouvoir être saisie. Elle est un personnage de chair devenu une icône, une femme faite sainte, une guerrière restée une bergère, un chef de guerre n’ayant jamais fait couler elle-même le sang.
Encore vivante, Jeanne d’Arc avait tout pour être une héroïne: issue d’un humble village des marges de Lorraine, puis inspirée par Dieu, proche du roi Charles VII pendant quelques semaines, guerrière, morte en martyre, autant d’éléments propres à susciter la fascination. La vie de Jeanne ayant été pour l’essentiel publique (hormis l’épisode des voix), ce fut aussi une vie spectacle qui frappa les contemporains puis toutes les générations jusqu’à aujourd’hui. Son histoire est maintenant bien connue.
Les cartes postales un peu kitsch du début du XXe siècle ou les gravures en taille-douce de l’ancien régime, les écrits des poètes ou les propos des politiques, les interventions des laïcs ou la parole de l’Église dessinent de multiples Jeanne. En lui donnant les couleurs de leurs pensées, en lui faisant suivre l’actualité, les Français se sont approprié ce personnage. Depuis sa mort sur le bûcher, elle a vécu des milliers de vies. Toutes ces existences réinventées montrent que la jeune Lorraine partie aider son roi est devenue un «lieu de mémoire». Robert Badinter le disait, le 2 juin 1996 à Rouen, « le message de Jeanne a valeur universelle ».
Une “Jeanne” d’Ancien Régime
Contemporaine de Jeanne d’Arc, Christine de Pizan nous décrit une « Une fillette de seize ans [ … ] A qui armes ne sont pesans » mais « devant elle vont fuyant / Les ennemis, ne nul n’y dure ». Elle nous montre les villes et les châteaux se rendant à « nos gens preux et abiles » dont la jeune Lorraine est la « principale chevetaine ». Peu de temps après sa mort en martyre, la Pucelle est au cœur du “Mystère d’Orléans”, drame représenté dans la ville qu’elle avait aidée à libérer. En entrant de son vivant dans les chroniques et les poèmes, elle devient immédiatement un mythe suscitant maints débats’. Malgré le procès en condamnation et ceux en réhabilitation, des camps se mobilisent. Est-elle une envoyée de Dieu ou une femme manipulée par Satan ? Au premier parti se rattachent Perceval de Cagny ou Jean Chartier, au second “Le Bourgeois de Paris”. Apparaît également une interprétation subtile qu’on pourrait qualifier de “bourguignonne”: la bergère lorraine serait une pure création politique destinée à galvaniser des Français qui doutaient. D’autres préfèrent mettre en avant l’irruption du surnaturel dans la trame de l’histoire. Les témoins ayant déposé en 1450 et 1456 n’assurent-ils pas que, dans les cendres du bûcher de Rouen, on trouva le cœur intact de la Pucelle ?
Le débat fait rage. Martin Le Franc, dans son “Champion des dames” (1440-1442), anime une discussion entre Champion, pour qui la mission johannique est due à «un divin esprit, Court-Entendement, selon lequel elle est une « farse controuvee », et l’Acteur qui conclut la pièce. La question a passionné les Anglais ou les Italiens mais c’est en France que les discussions sont les plus virulentes entre le XVe siècle et les années 1820, moment où la Restauration donne une nouvelle inflexion au discours. Toutes les oppositions se sont construites autour d’une image complexe de la jeune héroïne. Avec sa liberté poétique, Chapelain, dans sa “Pucelle ou la France délivrée” (1656), admet parfaitement l’aspect hybride du personnage hors du commun: ses yeux flamboient; sa voix change en fonction des circonstances; elle n’est jamais fatiguée; elle est femme mais demeure le chevalier parfait. Au chant 1, il explique :
« Le Ciel pour la former fit un mélange Des vertus d’une Fille, et d’un Homme, et d’un Ange ».
Jeanne, un “homme” ?
Lorsque Chapelain qualifie Jeanne d’“homme”, il souhaite avant tout la ranger parmi les grands chevaliers et autres personnages centraux de l’histoire. Le faire, c’est poser une équation aux multiples inconnues : l’exalter, n’est-ce pas montrer que la monarchie française est aimée de Dieu, capable d’intervenir dans ses affaires ? Mais l’exalter, n’est-ce pas relativiser le rôle du monarque ? Comment valoriser la dilection divine pour la France, pendant miraculeux du principe de droit divin sur lequel repose la monarchie ? Des fils se nouent et une toile politique complexe naît au fil des événements et des besoins. La décrypter nécessite la prise en compte de l’histoire, surtout, une relecture des faits entrés dans la mémoire qui est, par définition, sélective.
Dès le XVe siècle, on comprend l’importance des pièces des procès de Jeanne. Des transcriptions sont effectuées en particulier avec le “Manuscrit de Saint-Victor” et le “Manuscrit d’Orléans”, deux sources très accessibles qui sont demeurées fondamentales jusqu’à ce que le XIXe siècle remette en cause leur valeur. Au siècle suivant, l’histoire est plus “froide”, selon une formule de Quicherat. Elle est aussi plus discrète avec une baisse d’intérêt, après 1525, dans un temps où les querelles confessionnelles divisent le royaume. Quelques impressions disent cependant la persistance de la mémoire. Les pièces originelles sont moins utilisées par un auteur comme Gaguin. L’ouvrage le plus important demeure la chronique de Monstrelet, histoire critique en rupture avec un discours ambiant faisant de Jeanne une figure quasiment allégorique. Les critiques contre la Pucelle demeurent pourtant nombreuses: n’est-elle pas finalement une créature politique manipulée par le bâtard d’Orléans, le sire de Baudricourt ou d’autres courtisans? Pour leur répondre, Guillaume Postel consacre les chapitres VII et VIII de ses “Très merveilleuses victoires des femmes” (1553) à notre héroïne. Son épopée serait l’accomplissement d’un programme surnaturel mis en œuvre par une jeune fille, manifestation de l’importance de la femme dans les sociétés et de la primauté de la France en Europe.
Vers 1570-1580, alors que la France s’enfonce dans les guerres de religion, que la violence déstructure la société et que les principes mêmes de la monarchie semblent discutés, s’ouvre une “crise johannique”. S’interroger sur la nature de la mission johannique, c’est prendre part à un débat, se positionner dans le camp royaliste, appuyer les prétentions parlementaires ou suivre les prescriptions ecclésiastiques. En 1579, souhaitant que ses “Chroniques” rompent avec « quelque superstition », Belleforest s’est « longuement arresté à recueillir ce procez ». La prudence affichée est un moyen de mieux faire accepter sa thèse principale : redonner toute sa place à la dimension divine de Jeanne, en faire l’envoyée de Dieu. Son propos est une des pièces maîtresses de la tradition royaliste patriotique soutenue par la Couronne. Cette thèse est insidieusement attaquée par Bernard Girard de Haillan qui explique que la jeune femme avait été informée par des membres influents de la Cour afin de reconnaître le roi perdu dans la foule des courtisans. André Thévet, quant à lui, souhaite voir uniquement une manifestation de la puissance divine dans les prodiges de l’épopée. Ces échanges illustrent la dimension polémique de tout récit.
Au début du XVIIe siècle, Jeanne est devenue un élément essentiel de la construction du discours monarchique. Estienne Pasquier est le partisan d’une étude critique des sources. Il travaille avec acharnement pendant quatre ans sur le “Manuscrit de Saint Victor”. En rupture avec la tradition bourguignonne, il décrit une femme qui est « dans la main de Dieu ». Pour lui, il n’y a aucun doute: face à un roi impuissant politiquement et faible psychologiquement, la jeune Lorraine est un « miracle très expres de Dieu au restablissement des affaires de la France ». Il chante « la nommée Jeanne la Pucelle, laquelle poussée d’une inspiration divine, se présenta au Roy comme déléguée de Dieu pour restablir son royaume ». Le succès de son livre est immédiat avec sept rééditions au XVIIe siècle et deux au XVIIIe. Le souci de l’archive semble alors un gage indispensable à donner aux lecteurs. L’édition orléanaise de 1606 de “L’histoire et discours au vray du siège qui fut mis devant la ville d’Orléans” se sent obligé d’ajouter sous le titre que cette histoire a été « prise de mot à mot sans aucun changement de langage d’un vieil exemplaire escrit à la main en parchemin, & trouvé en la maison de ladite ville d’Orléans, illustrée de belles annotations en marge ». Une telle précaution illustre la « volonté historique» des auteurs.
Le vent de la Fronde confère une nouvelle inflexion à l’image de l’héroïne. Le besoin d’affirmer les fondements de la monarchie et la construction d’un État à visées absolutistes redonnent toute sa force à l’enrôlement de la bergère martyre au service d’une vision très politique. La “Pucelle d’Orléans” (1642) de l’abbé d’Aubignac dévoile une jeune fille affermissant la monarchie par ses victoires. Mézeray lui réserve un chapitre de son “Histoire de France depuis Pharamond jusqu’à maintenant” (1643-1651), summum d’une tradition étatico-royaliste. Il s’éloigne des archives pour faire de Jeanne une envoyée de Dieu au service exclusif du roi. Si le Ciel la soutient jusqu’au sacre, il lui retire sa confiance après car elle n’est plus nécessaire au souverain; tout au plus peut-elle espérer des gains personnels capables de fortifier sa gloire, pas d’asseoir le pouvoir de Charles VII. Une telle vision est largement acceptée puisque l’ouvrage connaît sept éditions au XVIIe siècle. On s’intéresse alors aux pièces originales, ce qui permet à Denis Godefroy de publier ses travaux en 1661.
Nouvelle rupture dans la première moitié du siècle suivant. Dans un climat de critique de la monarchie absolue, les hommes des Lumières se passionnent pour Jeanne avec une liberté et une variété de tons jamais atteinte jusque-là. la première réaction est de démythifier l’héroïne pour lui enlever toute dimension sacrée et la ramener à une réalité purement humaine. M. de Luchet finit son étude par des mots sans appel: « Pour résumer ce que nous avons dit sur cette fille extraordinaire, nous pensons qu’elle n’a mérité ni les louanges dont on ne cesse de la combler, ni le supplice dont on l’a flétrie. Elle nous paraît plus à plaindre qu’à admirer ». Même la description topographique d’Orléans de 1778 la réduit à ce rang. Certes, l’ouvrage s’ouvre sur une gravure de Jeanne en armes, mais le siège de la ville est limité à une courte mention: « Tout le monde connaît la belle résistance que firent nos pères assiégés, sous la conduite de la Pucelle, et du célèbre Bâtard de Dunois; résistance qui sauva le royaume ».
Plus grave pour l’image johannique est le retour de la thèse “bourguignonne”. Dans son “Histoire de l’Angleterre” (1724), Rapin de Thoyras fait de notre héroïne une construction des politiques. Voltaire est encore plus iconoclaste. Dans “La Pucelle”, elle est une « vierge illuminée »; dans son “Essai sur les mœurs”, une « jeune servante de cabaret » à qui Baudricourt a fait « jouer le rôle de guerrière et d’inspirée » ; dans le “Dictionnaire philosophique”, une « servante d’hôtellerie dans le Barrois» et une « malheureuse idiote ». Dans ce texte, l’intérêt du philosophe pour Jeanne est réel. Pas uniquement parce qu’elle est un personnage historique, surtout parce qu’elle permet d’aborder nombre de thématiques importantes : la nature du surnaturel, l’écriture religieuse de l’histoire, la notion de providence divine … Il Ia range sur le même plan que le berger qui prophétise pour Talbot. Il l’imagine apprenant sa condamnation « avec des cris et avec des larmes; faiblesse pardonnable à son sexe, et peut-être au nôtre ». Sous couvert d’un retour sur le passé, le patriarche de Ferney touche aux fondements mêmes de la monarchie et remet en cause toute conception providentialiste de l’histoire humaine; il fait de Jeanne une jeune fille courageuse dont les politiques se sont servis pour ensuite l’abandonner.
La critique est rude. Bien des auteurs se sentent obligés de venger l’affront. En 1764, le second prix de l’Académie des Palinods de Rouen est décerné à une ode de l’abbé Le Prevost vantant les vertus de Jeanne. Si de telles pièces montrent l’importance du scandale provoqué, elles sont bien insuffisantes pour établir une défense cohérente. Celle-ci est élaborée par l’abbé Lenglet Du Fresnoy avec son “Histoire de Jeanne d’Arc, vierge, héroïne et martyre d’État” (1753-1754). Souhaitant donner toute la force voulue à son texte, il revient aux actes du procès afin d’y trouver les éléments prouvant que la jeune bergère a été une envoyée de la Providence. Mais, signe du développement de l’esprit critique, il admet que ses voix sont peut-être des “apparitions intellectuelles”. Le juriste Clément de L’Averdy, dans son “Mémorial lu au comité des manuscrits, concernant la recherche à faire des minutes originales des différentes affaires qui ont eu lieu par rapport à Jeanne d’Arc” (1787), réalise une étude plus scientifique. Il étudie la sincérité des documents et compile les sources. Il désire retrouver les mots de l’époque et non les paraphrases faites depuis le XVe siècle. C’est un renouveau fondamental de l’historiographie johannique, un retour aux documents originaux sans passer par le prisme des études réalisées depuis les procès.
Le débat est suffisamment passionné pour que les contemporains s’en lassent. Un auteur avoue en 1785: « Peut-être nous objectera-t-on que ces mémoires intéresseront faiblement, parce qu’aux yeux de bien des gens les exploits de Jeanne d’Arc passent pour être mêlés de fables, ou au moins exagérés par l’enthousiasme ». Pourtant, il consacre un volume à la Pucelle, citant les pièces du procès et les travaux de ses prédécesseurs. Il se plaint pourtant que nombre de ses contemporains recopient les documents sans les contextualiser, grave erreur car il faut analyser « la manière dont estoit affecté chaque écrivain de ces temps-Ià ». Il ne nie pas le merveilleux. Reconnaître le roi et avoir de fabuleux succès guerriers sont choses exceptionnelles pour « une fille de dix-huit ans, habituée depuis l’enfance à garder les troupeaux ».
Ainsi, entre le XVe et le XVIIIe siècle, deux images de Jeanne cohabitent. Elles se fondent sur une lecture des documents anciens ou sur leurs transcriptions, mais s’affrontent en fonction des périodes. Elles mettent en scène une femme exceptionnelle ou une jeune fille qui prend place parmi la cohorte des saints.
Jeanne, un “ange” ?
Par les monuments qui ont été érigés en son souvenir, Jeanne s’impose comme une orante depuis le XVe siècle. Lorsqu’il passe en 1560 à Orléans, Pontus Heuterus décrit le groupe placé sur le pont de la cité. Il y voit la jeune fille « à genoux devant le crucifix d’airain ». Cette position frappe encore Elie Brackenhoffer en 1643. Il contemple une jeune guerrière « à genoux en prière au pied de la croix », ce qu’il juge « extrêmement beau, on peut bien l’appeler un chef-d’œuvre ». C’est toujours en orante qu’elle apparaît sur la bannière orléanaise de la fin du XVIe siècle, pièce maîtresse de la fête de la ville. C’est encore cette position qui est adoptée pour la sculpture aujourd’hui installée au-dessus de la porte de la maison de Domrémy.
Cette attitude n’est pas une figure de style imposée. Elle traduit l’idée selon laquelle l’héroïne est une envoyée de Dieu. Ses prodiges ont amené ses contemporains à lui trouver une place dans leur panthéon spirituel. En parlant d’elle, Jean Chartier évoque le sacrifice du Christ. Thomassin la compare à la Vierge : « Par la Pucelle Vierge Marie la reparacion et la restauracion de tout le humain lignaige; et par laditte Pucelle Jehanne la reparacion et la restauracion du royaume de France ». Les inscriptions portées sur les monuments du souvenir érigés vers 1458 insistent sur la piété qui a dirigé son action :
« Dieu s’est servi de moy qui n’estoit que Bergere Pour restablir l’estat de la France abbatu Plustost que d’une main furieuse et guerrière, Pour monstrer que par moy luy seul a combattu ».
Quant à sa mort, elle est un martyre gage du paradis :
« Ta valeur; ta candeur; ô guerriere pucelle, Eslevoient vers le Ciel ton cœur devotieux Tu devois donc mourir dans la flamme cruelle, Le plus pur element & le plus pres des Cieux ».
En 1484, Martial d’Auvergne termine une sorte d’office qu’il offre au roi sous le titre de “Vigiles du roi Charles VII”. Il y parle avec une grande précision de l’arrivée de Jeanne à la Cour :
« En ceste saison de douleur Vint au roy une bergerelle Du villaige de Vaucoulleur Qu’on nommoit Jehanne la Pucelle ».
Puis, il énumère les prodiges qui ponctuent son existence depuis la reconnaissance miraculeuse du monarque caché parmi ses courtisans jusqu’aux interrogatoires ou à ses prophéties. Plus encore, sa personnalité dit son élection. Son caractère est si doux que chacun s’éprend d’elle :
« Elle estoit tres doulce, amyable Moutonne, sans orgueil n’envye Gracieuse, moult serviable Et qui menoit bien belle vie ».
Une habitude est prise; elle survit au XVe siècle. Pour Estienne Pasquier, Jeanne est « une âme toute catholique ». En 1580, le jésuite Fronton du Duc fait jouer à Pont-à-Mousson un drame historique imprimé l’année suivante. Le premier acte présente la mission confiée par saint Michel à la jeune Lorraine. Elle est intégralement soumise à Dieu, déclarant :
« Que toute peur s’en aille, et que ma volonté Se flechisse au vouloir de sa grande bonté ».
Une telle loyauté envers le Ciel incite le roi à lui faire une totale confiance et à lui confier la sécurité de ses troupes. Il s’adresse à la jeune fille et à ses capitaines :
« Va ma fille, que Dieu de ses miracles saincts Favorise toujours tes bienheureux desseings. Et vous mes bons amys, je vous la recommande; C’est le meilleur bouclier de toute vostre bande, Car avec elle estans, je crois que vous pouvez Penser que du hault Ciel le secours vous avez ».
Cette chrétienne exemplaire prend tout logiquement place dans “Le Grand ménologe des saintes, bienheureuses et vénérables vierges” du jésuite François Lahier. L’auteur avoue son embarras, commençant sa présentation par une sorte d’excuse puisqu’il affirme suivre l’exemple d’autres théologiens, en particulier Du Saussay qui a rangé Jeanne dans son martyrologe. Il est d’une extrême prudence sur bien des événements, expliquant par exemple: « Étant âgée d’environ 18 ans, une personne l’avertit souvent (on croit que ce fut S. Michel) d’aller treuver le Roi de France ». Le réservé « on croit » dit assez la distance qu’il prend avec le merveilleux. En revanche, il n’hésite pas à citer les innombrables victoires d’une guerrière qui « reprint beaucoup de villes que les Anglois tenoient, et trembloient au seul nom de Jehanne la Pucelle ». Aux yeux du jésuite, si Jeanne est une chrétienne idéale, ce n’est pas pour ses actions mais pour ses aptitudes personnelles. Elle est une pieuse fille louée « pour sa dévotion sincère, sa chasteté très pure, sa foi, sa prudence, sa bonté & ses autres vertus ». Elle prédit la mort d’un gouverneur, ressuscite un mort, jouit de visions … Autant de marques d’une excellence mise en évidence lors du procès de réhabilitation.
Chapelain use abondamment de cette dimension. Sur les 213 désignations de Jeanne que comporte son long poème, 106 font référence à la sainteté alors qu’elle est “fille” ou “pucelle” 73 fois, et “guerrière” à peine 36 fois. Certes, le mot “saint” n’a pas, au XVIIe siècle, le statut canonique que nous lui donnons; il dit cependant le statut spirituel exceptionnel d’une femme devenue un modèle. Si elle n’a pas encore le titre officiel de “saint”, elle partage avec la cour céleste nombre de points communs. Toute évocation joue en effet sur le double registre des récits de sainteté. Le premier concerne sa vie. Issue d’un milieu modeste mais dévot, elle bénéficie de l’élection divine. Le Ciel lui accorde un indéfectible soutien, lui fournissant ses armes ou l’assistant dans ses actions. Enfin, sa mort exemplaire dénote sa soumission à son Créateur. On aborde ensuite le second niveau de toute vie édifiante : la présentation de ses qualités. La jeune fille est pieuse, chaste, courageuse … , surtout modeste et obéissante. Elle incarne l’ensemble des vertus chrétiennes mises en action. Pour autant, nul n’en fait une créature désincarnée, elle demeure une femme.
Jeanne : une “fille” ?
Le plus ancien croquis de notre héroïne est celui tracé dans la marge d’un registre, en mai 1429, par Clément de Fauquembergue. Il n’est pas le témoin direct des événements mais, en quelques traits, il exprime ce qui lui semble résumer une héroïne dont on parle : un étendard à la main et une épée au côté; une ample chevelure dénouée dit toute sa féminité.
Les premiers monuments de souvenir conservent cette image. Le groupe dressé sur le pont d’Orléans montre une guerrière à genoux, sa poitrine mise en valeur par une dilatation de son armure, détail qui sera supprimé lors de la restauration intervenue après la destruction faite par les protestants. Ses formes féminines sont également parfaitement présentées dans les gravures jointes par Hordal à son ouvrage de 1612. Il reprend le tableau dit des échevins, de 1581, pour nous montrer une jeune fille au béret à plumes, portant une robe à crevés dont le décolleté ne cache pas la féminité. Il nous présente également une écuyère dont l’armure bien masculine laisse pointer deux seins ronds. Un poète prévient :
« Vous pensez voir quelque fille mignonne Aux blanches mains, au poil blond et frizé.· Vous vous trompez, c’est un Mars déguisé, Ou le portrait d’une fière Bellonne ».
Jeanne rejoint en effet la cohorte des femmes exceptionnelles. François Villon l’insère dans une ballade aux côtés de Flora la belle Romaine, Blanche, Héloïse, Allix ou Bietrix :
« Et Jehanne la Bonne Lorraine Qu’Englois bruslerent en Rouan Où sont-ilz Vierge souveraine Mais où sont les neiges d’antan ».
Pour nos auteurs, cette femme s’élève au-dessus de son sexe. Un poète atteste :
« Soit que ce fust une bergere Ou bien une masle guerriere, Qu’en elle les deux ne font qu’un, Fille, mais d’un brave courage Ceste Darc eut de l’avantage Beaucoup par dessus le commun ».
Cette supériorité est magnifiée par Beroalde de Verville dans sa “Pucelle d’Orléans” (1599). Il fait une nette opposition entre les amours luxurieuses du roi avec la belle Agnès et le chaste comportement de Jeanne. Elle pourrait pourtant prétendre à toutes les gloires terrestres, étant vaillante, sage et belle. Elle est la représentante achevée d’un idéal féminin supérieur car, par ces qualités, toute femme peut enflammer le cœur des hommes afin de les pousser à la perfection. Le sexe dit faible (mais cette expression a-t-elle encore un sens avec une héroïne guerrière ?) est le moteur de l’histoire.
Jeanne prend place dans toutes les galeries de femmes illustres. Aux côtés de Marie de Médicis et d’Anne d’Autriche, elle est dans celle faite pour Richelieu en 1635. Elle apparaît dans le “Cabinet des femmes fortes” peint par Charles Poerson pour le maréchal de La Meilleraye en 1645. Jean de Virey, sieur de Gravier, la présente dans sa pièce jouée à Paris et à Rouen. Avec un lyrisme très antiquisant, elle voisine Mars ou Diane, sa mission lui étant confiée par Jupin. Elle est alors une Amazone, l’égale des spartiates sacrifiés au défilé des Thermopyles. Malherbe compare la « belle Amazone » à Alcide.
Jeanne est une figure de la transgression, son vêtement étant la plus visible dimension de son personnage : femme agissant en homme, elle est supérieure à ses consœurs. L’ordre social est cependant maintenu car elle a une particularité qui la place au-dessus des autres : sa virginité. Dès le XVe siècle, le mot “pucelle” la résume. C’est avec cet adjectif qu’elle se serait présentée à Charles VII. Puis, le qualificatif lui est appliqué par ses contemporains suivis par Christine de Pisan ou Gerson. Pour nombre d’auteurs, cette virginité est la clé de la condition de Jeanne. Boccace vante sa force virile et sa chasteté, sans laquelle la jeune héroïne rejoindrait la cohorte des femmes ordinaires. C’est en sacrifiant cette part de sa féminité que la bergère trouve une place intermédiaire entre le monde des hommes et celui des femmes; qu’elle se situe dans un entre-deux qui permet de justifier toutes les transgressions, vestimentaires, sociales ou militaires. C’est ce point que Voltaire attaque dans “La Pucelle d’Orléans, poème divisé en vingt chants”, volume illustré par Gravelot. Il tient énormément à ce texte qui est travaillé entre 1734, première mention d’un manuscrit, et 1773, réédition dans laquelle est ajouté un 21e chant.
Il nous offre une Jeanne d’Arc guerrière et femme, contant ses aventures en compagnie de Dunois, du roi Charles, d’Agnès Sorel et autres jolies demoiselles en détresse. Certes, les héros luttent farouchement contre les Anglais, mais leurs amours retiennent plus l’attention du lecteur que les préoccupations politiques bien discrètes dans le récit. L’auteur nous présente une Jeanne toute humaine, sans doute “trop” humaine selon l’avis des censeurs. Heureusement, saint Denis veille sur elle, l’aidant à accomplir sa mission.
Au cours de sa chevauchée, elle connaît mille aventures. Au chant XVII, en compagnie de Dunois, du roi et d’autres capitaines, elle est prise de folie. Au moment où ils risquent de sombrer dans l’orgie, le père Bonisous, confesseur du monarque, les exorcise pour leur rendre leurs esprits. En fait, le danger qui semble sans cesse menacer notre héroïne n’est pas militaire mais intime : perdre son pucelage. La virginité étant une condition de la survie de la nation, saint Denis passe plus de temps à veiller sur la pureté de la demoiselle que sur le sort de ses armes. Dans l’esprit de Voltaire, une telle trame de fiction permet une critique amusée de la notion de surnaturel si chère à l’Église.
Au chant II, pénétrant de nuit dans le camp anglais, Jeanne surprend Jean Chandos, endormi, la culotte baissée sur les mollets. Elle décide de lui rappeler à jamais sa présence :
« Jeanne prend l’encre, et sa main lui dessine Trois fleurs de lys, juste dessous l’échine. Présage heureux du bonheur des Gaulois, Et monument de l’amour de ses Rois. Le bon Denys voyait, se pâmant d’aise, Les lys Français sur une fesse anglaise ».
Au chant XIII, elle retrouve son adversaire qui la défait lors d’un tournoi. La voilà en son pouvoir. Il Ia dépouille, bien décidé à la faire sienne. Et Voltaire de se désoler :
« D’un œil avide, et toujours très modeste, Il contemplait le spectacle céleste Dois-je gémir que Jean Chandos se mette À deux genoux auprès de sa brunette ».
Ne pouvant laisser outrager sa protégée, saint Denis rend soudain le soudard impuissant, le renvoyant « la tête basse, et la tige panchée ». Au chant IV, se reposant au château de Conculix, elle doit frapper son hôte qui approche une main gourmande de sa poitrine découverte et résister à Hermaphrodix. Au chant V, elle bat le cordelier Grisbourdon qui, avec l’aide du diable, tente de la violer. Le plus grave des périls vient cependant de sa monture. Pour l’accompagner, saint Denis lui avait confié un âne aux pouvoirs fabuleux :
« Ce beau grison deux ailes possédait Sur son échine, et souvent s’en servait. Ainsi Pégase, au haut des deux collines, Portait jadis neuf Pucelles divines ».
Il la seconde parfaitement, lui permettant ainsi de défaire une armée anglaise sur laquelle l’héroïne fond depuis les cieux. Mais le courageux animal se prend d’un amour tout charnel pour sa cavalière. Dans le chant XIX, il lui avoue sa passion qui ne laisse pas la jeune fille totalement insensible :
« De Jeanne d’Arc le grand cœur en effet Était flatté de l’étonnant effet Que produisait sa beauté singulière Sur le sens lourd d’une âme si grossière. Vers son amant elle avança la main, Sans y songer, puis la tira soudain ».
L’âne lui parle alors de Léda qui aima un cygne « sans cesser d’être une personne honnête ». Il lui rappelle les aventures de la fille de Minos avec un taureau ou les étreintes de Phillire avec un cheval. Dans une chambre voisine, Dunois surprend cet échange galant. Outré qu’un autre puisse faire la cour à celle qu’il aime, il fait irruption dans la pièce et chasse l’animal. Voltaire de conclure : « Jeanne après tout n’a pas été vaincue ». Il est vrai qu’elle adule le beau chevalier à qui finalement elle se donne. Si sa virginité est l’exigence du salut de la France, la victoire lui rend toute liberté. Aussi, Charles VII triomphant à Orléans, le poème se finit sur quelques vers particulièrement explicites :
« La même nuit la fière et tendre Jeanne Ayant au Ciel renvoyé son bel âne, De son serment accomplissant les loix, Tint sa parole à son ami Dunois. Lourdis mêlé dans la troupe fidèle, Crioit encore: Anglois ! elle est pucelle ! ».
Jeanne, un renouveau ?
Vers 1780, un mal semble être fait: l’image de Jeanne est ternie ! Un Parisien avoue : « Un homme de bonne compagnie n’aurait pas osé prononcer le nom de Jeanne d’Arc sans rire ». Elle semble si suspecte qu’aucune commande à son effigie n’est passée par d’Angiviller, directeur des Bâtiments, qui à partir de 1776 multiplie pourtant les commandes de sujets historiques auprès de l’Académie royale. Homme, Ange ou Fille : Jeanne est une figure importante, mais en partie dévalorisée, du discours français.
L’attitude de la Révolution à son égard demeure ambiguë. Le groupe d’Orléans est détruit en 1792 et les inscriptions de la fontaine de Rouen sont martelées l’année suivante. Bien des citadins auraient voulu préserver ce qu’ils assimilent à des monuments de souvenir alors que d’autres y voient des compositions royalistes. Pourtant, à la même époque, Alexandre Lenoir place sous le patronage de notre héroïne la salle du XVe siècle de son musée des Monuments français.
Il faut attendre les premières années du XIXe siècle pour que l’attitude à l’égard de Jeanne se modifie. En 1803, le Premier consul autorise le rétablissement de la fête rouennaise supprimée pendant la Révolution et donne son accord pour dresser une nouvelle statue à Orléans. Edme Gois prévoit une sculpture mi-homme mi-femme: armure mais jupes flottantes dans le vent; épée et bannière mais cimier à plumets. M. Chaussard peut alors publier sa “Jeanne d’Arc”. Ce professeur au lycée d’Orléans, membre de diverses sociétés savantes, se sert des pièces du procès et des travaux de l’Averdy. Il dresse une bibliographie indiquant par un astérisque « les ouvrages qui doivent être distingués des autres ». Il veut répondre aux questions de ses contemporains : « Jeanne d’Arc a-t-elle été l’instrument de la Religion ou celui de la Politique ? », « Jeanne d’Arc a-t-elle été soustraite au supplice ? », « Que sont devenues les minutes originales du procès ? ».
Avec les premières années de la Restauration, la Pucelle gagne une position centrale dans l’imaginaire avec les ouvrages de Lebrun de Charmettes (1817), Berriat-Saint-Prix (1817) ou Petitot (1819). Plus encore que ces travaux historiques, de multiples poèmes ou opuscules popularisent son image. Ils font de la jeune Lorraine un exemple vivant, pas un souvenir. En rééditant les 24 chants de sa “Jeanne d’Arc”, Mme d’Albany veut « offrir à mon sexe une lecture qui, en l’amusant, lui présente des exemples et des modèles capables de l’exciter à l’amour de ses devoirs, et de porter vers le bien, vers tout ce qui est utile, les avantages qu’il a reçus de Dieu et de la nature, pour honorer son Auteur et s’honorer lui-même ».
Jeanne est alors mobilisée par toutes les causes. En 1817, l’abbé Bernet, aumônier de la Maison royale, fait son panégyrique à la cathédrale d’Orléans. Il l’enrôle au service du rétablissement du catholicisme militant : « Je vais essayer de vous prouver que la protection de ce grand Dieu s’est montrée d’une manière spéciale & surnaturelle dans les triomphes de l’immortelle Jeanne d’Arc, et que ses succès ont été sur-tout une récompense de la foi de nos pères ». L’exalter est nécessaire pour lutter contre « une philosophie orgueilleuse & insensée », contre les mauvais livres qu’il faudrait brûler. Du haut du séjour céleste, la pauvre bergère, par la bouche du prédicateur, s’adresse à la foule pour lui annoncer que des ennemis bien plus terribles que les Anglais au XVe siècle guettent la cité : « l’irréligion, l’impiété, le matérialisme, l’athéisme ».
Deux ans plus tard, le Salon consacre le retour de Jeanne dans l’imaginaire collectif : 7 toiles lui sont consacrées contre 1 en 1804, 2 en 1808, 1 en 1810 et 2 en 1817. Berthon, Duperrey, Fleury-Richard, Le Sage, Mongin, Regnier et Revol l’ont choisie pour sujet. Devant cette présence presque envahissante, un contemporain s’écrie : « Les pucelles sont en foule au Salon; on n’en a jamais tant vu dans les cadres ». Reste à fournir un écrin à la légende. C’est fait en 1820 avec l’ouverture de la maison natale de Domrémy au public.
D’autres visages de Jeanne d’Arc sont à découvrir dans le livre publié sous la direction de Philippe Martin : “JEANNE D’ARC : LES MÉTAMORPHOSES D’UNE HÉROÏNE” aux Éditions Place Stanislas. Les illustrations de cette page :
- Décor d’une chasuble de cuir pour la basilique de Donrémy vers 1920
- Tableau de Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780 - 1867) : “Jeanne d’Arc au sacre du roi Charles VII” (Musée du Louvre)
- Jeanne, la femme chevalier. Gravure de 1612 de L. Gaultier
- Jacques Bellange (1575 - 1616) : “La Pucelle d’Orléans” (Musée du Louvre)
- “Jeanne écoutant ses voix”, verrerie du transept de l’église Sainte-Jeanne d’Arc de Lunéville (1913)