Des bords de la Rosselle à l’East River : la remarquable carrière de Louis Aloyse Risse à New-York.

Extraits de l’article de Pascal Flaus paru dans le numéro 24 du Cahier du Pays Naborien

Saint-Avold à la naissance de Louis Aloyse Risse : une ville endormie

À la naissance d’Aloyse Risse en 1850, Saint-Avold est une petite ville chef-lieu de canton depuis 1790, qui n’a que 3 708 habitants. C’est une bourgade un peu endormie qui vit dans le souvenir d’un passé prestigieux dont témoigne sa magnifique église abbatiale, devenue église paroissiale en 1792 et dans laquelle l’enfant est baptisé. À Saint-Avold domine le monde du petit commerce et de l’artisanat. Le corps de métier le plus prestigieux est celui des tanneurs et des autres artisans du cuir qui y foisonnent. Le recensement de la population de 1849 cite en effet quinze tanneurs travaillant dans environ huit tanneries situées sur le canal de la Rosselle aux eaux claires. À ces métiers, il faut ajouter ceux de 18 cordonniers et de trois bourreliers. La ville ne compte alors que peu d’industries, une fabrique de bleu de Prusse, trois brasseries, quatre distilleries, une fabrique de planches, une de pipes de terre, une de jouets, deux tuileries, quelques fours à chaux, qui occupent une centaine d’ouvriers. Plus de 208 journaliers travaillent au jour le jour au gré des contrats et de la conjoncture. Le sol du ban de la commune est formé de grès des Vosges peu propice à une agriculture où dominent le seigle, le trèfle et la culture de pommes de terre devenues, depuis le milieu du XVIIIe siècle, la nourriture de base de la population. La ville connaît depuis cette époque un développement démographique constant que ne peut nourrir une agriculture de subsistance. La grande crise économique des années 1845-1848 et les épidémies de choléra de 1832 et 1866 favorisent une émigration vers les Amériques et les nouvelles colonies françaises d’Afrique (l’Algérie).

Lieu de naissance d’Aloyse Risse d’après le journal “Sankt Avolder Anzeiger”

Le développement de l’industrie charbonnière qui fera la richesse de la région n’en est alors qu’à ses balbutiements. Dès 1854, 300 ouvriers sont occupés à des travaux de sondage à Carling. Le territoire de Saint-Avold est alors recouvert par de vastes forêts de feuillus. Elles donnent lieu à une exploitation qui occupe trente-trois personnes en 1850. Le grand évènement est la construction d’une ligne de chemin de fer de Paris à Francfort par Metz - Saint-Avold, tronçon inauguré le 15 novembre 1851, puis Saint-Avold - Sarrebruck inauguré en 1852. Cette liaison offre de nouveaux débouchés à une industrie en gestation. Mais la nouvelle voie, en dépit des demandes pressantes des édiles naboriens, évite le centre-ville. La gare est construite à trois kilomètres de la ville, ce qui limite son impact sur l’économie de la cité. Saint-Avold perd ainsi, dans les années 1860-1870, plusieurs centaines d’habitants au détriment de la ville de Forbach située sur la frontière allemande et qui profite du dynamisme de Sarrebruck la prussienne.

Le pouvoir politique est à l’image de la structure sociale de la ville. Les Naboriens élisent des membres issus soit de l’artisanat, soit de professions libérales. Le 19 avril 1848, Antoine Théodore Poncelet, avocat et notaire, est élu maire de la ville. Il forme un conseil où dominent les artisans, les commerçants et les professions libérales. Le 8 décembre 1848, les électeurs naboriens élisent à 84 % Louis Napoléon Bonaparte, candidat de l’ordre, président de la République. Il bénéficie d’une grande popularité. Son passage en gare de Saint-Avold, en 1867, attire une foule considérable, venue pour le saluer. Il offre à la paroisse un très bel encensoir d’or ciselé, toujours en sa possession.

Louis Aloyse Risse, une enfance troublée à Saint-Avold : 1850-1865

Louis Aloyse Risse naît le 28 mars 1850 dans l’immeuble aujourd’hui appelé Le Carré, à l’angle de la rue du Président Poincaré et de la rue de la Mertzelle, dans le cœur historique de la cité, de Jean Nicolas Risse, corroyeur, et d’Anne Marie Hauck, sa deuxième épouse depuis le 16 avril 1849. D’un premier lit avec Jeanne Sophie Billot, couturière de son état, est né un premier fils Martin, le 21 mai 1847. La jeunesse de cet enfant pousse au remariage rapide du père. Nous ne savons que peu de choses sur la richesse de ce couple, mais, six mois après la naissance de Louis Aloyse Risse, Jean Nicolas décède brutalement. Laissée sans ressource, Anne Marie Hauck retourne avec le petit Louis Aloyse vivre chez son père Jean Hauck, aubergiste et boulanger, domicilié non loin de là avec sa fratrie au 42, rue de Hombourg, vraisemblablement l’actuelle rue Hirschauer. L’aîné des frères, Martin, est placé chez un tuteur, frère du père, Jean Risse, curé à L’Hôpital (1813-1871). Les divers recensements municipaux de 1851 à 1861, citent régulièrement Jean Aloyse Risse. En 1861, il est cité seul avec ses grands-parents. Le grand père, Jean Hauck, bénéficie d’un grand prestige en ville. Cet ancien officier de l’armée napoléonienne, issu d’une famille originaire de Bavière, venue en Sarre au XVIIe siècle, puis à Saint-Avold à la fin du XVIIIe siècle, considère son petit-fils comme un de ses douze enfants qui ont alors tous quitté le domicile familial.

Louis Aloyse Risse fréquente tout d’abord l’école communale des garçons, gérée depuis 1851 par les Frères des Écoles chrétiennes connus pour leur rigueur et qui transmettent un enseignement bilingue, français-allemand, dans une ville où domine très largement le dialecte germanique, le francique. À l’âge de 14 ans, Louis Aloyse sort premier de sa promotion. Il est mis en apprentissage chez Antoine Noussert, ancien notaire, dont un fils a déjà émigré à New-York en 1856.

L’éducation de Louis Aloyse est aussi l’affaire de son oncle paternel et parrain, Jean Risse, prêtre à L’Hôpital, puis à Creutzwald à partir de 1859, qui aimerait orienter son neveu vers une carrière ecclésiastique que celui-ci refuse tout net.

Louis Aloyse a des prédispositions pour le dessin et les arts et quitte Saint-Avold en 1865 pour Paris. Les conditions de ce départ et son activité parisienne restent un mystère. A-t-il été placé chez un de ses cousins ? Rappelons que le grand-père avait plusieurs fils en « France ». Les affirmations d’une petite-fille américaine, Marion Risse Morris, sur des études à Saint Cyr, n’ont pas pu pour l’instant être vérifiées dans les archives parisiennes, qui n’ont pas donné suite à de nombreuses demandes de documents. Dans un article, véritable panygérique, paru dans le journal local de Saint-Avold le 15 octobre 1901, retraçant la vie de Louis Aloyse Risse, on dit « qu’il est sorti premier de l’école publique et que, d’une nature entreprenante, il décide d’émigrer à New-York ». Il n’est pas fait mention de ce court, mais combien important, intermède parisien.

1867-1890, le rêve américain : les premières années new-yorkaises, une intégration rapide

Nous ne saurons probablement jamais les raisons précises qui poussent Risse, alors âgé de 17 ans, à prendre le bateau pour New-York : goût de l’aventure, curiosité ? Son départ ne s’est pas effectué de Moselle, où aucune demande de passeport n’a été faite. Était-il accompagné ? Avait-il une adresse ? Nous l’ignorons. Nous savons que deux oncles du côté maternel ont déjà émigré aux USA avant 1867. Risse prend certainement le bateau au Havre et, après une traversée de trois mois, il débarque désargenté dans des conditions très difficiles à New-York, ville de 1 400 000 habitants. Au bout de huit jours, il trouve un emploi d’arpenteur et travaille pour une compagnie de chemins de fer, la New-York central and Hudson River Railroad.

Celle-ci réalise alors une nouvelle ligne située entre Portchester et Ridgefield dans le Connecticut. Ses connaissances en dessin industriel acquises en France favorisent cette embauche. Au bout de huit mois, et après avoir suivi des cours d’anglais facilités par son bilinguisme mosellan, il réalise une première carte topographique du nouveau territoire de Morrisiana, en phase de peuplement par des émigrants allemands, et situé dans le sud-est du comté de Westchester, à l’ouest de la rivière Bronx. Ce territoire est par la suite annexé à la ville de New-York, le 1er janvier 1874, suite à un vote massif des habitants, heureux de pouvoir bénéficier des nombreux services que promet cette ville en matière de voirie et d’approvisionnement en eau. En 1875, Risse intègre par ce biais les services de la ville de New-York en tant qu’« ingénieur en charge des espaces verts et des parcs de New-York », emploi qu’il occupe jusqu’en 1886. À partir de 1878, il cumule cet emploi après celui, nouvellement créé, de « superintendant en charge des travaux publics et de l’assainissement des 23e et 24e wards » créés pour le district annexé de Morrisiana qui forme, en 1895, le futur borough, ou district, du Bronx.

Le 1er janvier 1891, Risse est nommé ingénieur-chef par Louis Heintz (1861-1893), premier commissaire démocrate des wards 23 et 24, en charge de l’amélioration des voies publiques (Commissioner of Streets improvements). Risse veille dans le cadre de ses nouvelles attributions au bon entretien du système routier existant, mais il doit aussi réfléchir à son développement futur. Il a le soutien de Louis Heintz, jeune politique talentueux et ambitieux qui le charge alors de cartographier l’ensemble des 23e et 24e wards qui connaissent un développement démographique fulgurant vers la rivière Bronx. Il adhère au parti démocrate, démarche indispensable pour faire carrière à New-York qui est encore de nos jours un bastion de ce parti.

Arpenteurs dans les 23e et 24e wards

Celle-ci réalise alors une nouvelle ligne située entre Portchester et Ridgefield dans le Connecticut. Ses connaissances en dessin industriel acquises en France favorisent cette embauche. Au bout de huit mois, et après avoir suivi des cours d’anglais facilités par son bilinguisme mosellan, il réalise une première carte topographique du nouveau territoire de Morrisiana, en phase de peuplement par des émigrants allemands, et situé dans le sud-est du comté de Westchester, à l’ouest de la rivière Bronx. Ce territoire est par la suite annexé à la ville de New-York, le 1er janvier 1874, suite à un vote massif des habitants, heureux de pouvoir bénéficier des nombreux services que promet cette ville en matière de voirie et d’approvisionnement en eau. En 1875, Risse intègre par ce biais les services de la ville de New-York en tant qu’« ingénieur en charge des espaces verts et des parcs de New-York », emploi qu’il occupe jusqu’en 1886. À partir de 1878, il cumule cet emploi après celui, nouvellement créé, de « superintendant en charge des travaux publics et de l’assainissement des 23e et 24e wards » créés pour le district annexé de Morrisiana qui forme, en 1895, le futur borough, ou district, du Bronx.

Le 1er janvier 1891, Risse est nommé ingénieur-chef par Louis Heintz (1861-1893), premier commissaire démocrate des wards 23 et 24, en charge de l’amélioration des voies publiques (Commissioner of Streets improvements). Risse veille dans le cadre de ses nouvelles attributions au bon entretien du système routier existant, mais il doit aussi réfléchir à son développement futur. Il a le soutien de Louis Heintz, jeune politique talentueux et ambitieux qui le charge alors de cartographier l’ensemble des 23e et 24e wards qui connaissent un développement démographique fulgurant vers la rivière Bronx. Il adhère au parti démocrate, démarche indispensable pour faire carrière à New-York qui est encore de nos jours un bastion de ce parti.

Heintz décède brutalement le 12 mars 1893 et est remplacé en novembre 1893 par son ancien adversaire politique, Louis H. Haffen (1854-1935), qui connaît et apprécie Risse. Il a été, comme lui, géomètre-arpenteur de 1883 à 1893 au service des parcs publics (Department of Parks). Il est élu premier président du Bronx borough en 1893, puis premier commissaire des services techniques jusqu’en 1898. Très populaire, dynamique et visionnaire, il exerce trois mandats jusqu’au 30 août 1909 grâce au soutien de la puissante machine électorale de Tammany Hall, proche des démocrates, dont il est le président en 1902. C’est lui qui développe le district jusqu’à lui faire couvrir une superficie de 149 km², dont 28 km² de parcs, et compter, au recensement de 1900, 200 506 habitants. Grâce à Haffen, Risse est nommé ingénieur et chef-arpenteur. Il réalise, après l’intégration du Bronx dans la ville de New-York, une cartographie complète des rues et des parcs de tout le district. Cette carte est présentée au conseil municipal de New-York le 27 mars 1896, après des auditions publiques les 24 décembre 1892 et 1er février 1893.

1892-1898 : Louis A. Risse, un ingénieur topographe du Grand New-York

C’est Louis Heintz qui charge Risse de réfléchir à la réalisation de la 161e rue qui relierait les parcs de Manhattan à ceux du nord du Bronx conçus dans les années 1880-1890, tels Van Cortland Park, Bronx Park et Pelham Park en 1888, New-York Botanical Garden en 1891 et Bronx Zoo en 1899. Il réalise en même temps une carte topographique du Bronx avec son système de rues perpendiculaires en damier agrémenté de belles avenues. Ce travail va de pair avec des travaux d’assainissement alors estimés à 900 millions de dollars.

L’activité débordante de Risse s’inscrit à un moment clé de l’histoire de la cité. L’idée de créer un grand New-York intégrant les districts situés en périphérie remonteaux années 1880-1890. Elle est défendue par Andrew Haswell Green (1820-1903), président et commissaire en charge du développement de Central Park. Il est le rédacteur de la loi de fusion de tous les quartiers de New-York rédigée en 1895. Cette idée d’intégration et de liaison de tous les quartiers de New-York par un système de parcs reliés par de grandes artères est conçue par Frederick Law Almsted (1822-1903) et Calvert Vaux (1824-1895). Ils imaginent et créent de larges avenues séparant les transports de charriots, les cavaliers et les piétons, qui utilisent ponts et tunnels, favorisant la fluidité des transports. Des projets pilotes réalisés entre 1868 et 1870, à Brooklyn et Buffalo, créent trois grandes avenues perpendiculaires bordées d’arbres qui relient zones d’habitations et zones commerciales aux parcs et aires de loisirs. On veut ainsi créer une grande métropole où seront connectés parcs, zones industrielles et commerciales et quartiers résidentiels. John Mullaly (1835-1914) crée en 1881 la New-York Park Association. Homme politique puissant, il fait campagne pour la création de tout un système de parcs et un développement raisonné au-delà de la rivière Harlem. Il fait du lobbying au profit des projets Risse.

En 1894, les divers arrondissements de la ville organisent un référendum pour la création du Grand New-York. La population accepte la charte le 6 novembre 1894 par 177 043 votes favorables contre 133 309 votes négatifs. Le 5 mai 1897, le gouverneur de l’état de New-York signe l’acte officiel établissant la charte du Grand New-York, qui entre en application le 1er janvier 1898. La ville voit sa population passer de 2 000 000 à 3 430 000 habitants. Elle devient ainsi la seconde ville la plus peuplée au monde après Londres.

Louis Risse, concepteur du « Grand Boulevard and Concourse » : les Champs Elysées à New-York (1893-1909)

La création du Grand New-York entraîne une centralisation d’un certain nombre de services. Louis Risse est désigné, le 1er janvier 1898, ingénieur en chef chargé des travaux publics du Grand New-York. Il travaille en étroite relation avec le très puissant Board of public Improvements, ou service de l’amélioration urbaine, qu’il connaîssait au Bronx, étendu à toute la ville de New-York. Louis Heintz charge Risse de réfléchir, dès 1889-1892, à la création d’un axe routier majeur de 9 km de long, chargé d’assurer la liaison des parcs de Manhattan à ceux du Bronx, qui se développe rapidement et dont la population passe de 90 000 habitants en 1890 à 200 506 en 1900. Risse réfléchit à la création d’un système intégré de larges rues qui offriraient aux piétons, cyclistes, attelages et voitures automobiles (de plus en plus nombreuses après 1900) un système de voies sécurisées.

Risse doit convaincre investisseurs potentiels et politiques. Il se lie d’amitié avec de puissants industriels tels John C. de la Vergne et son frère Lewis, en recherche de terrains pour leurs usines, qui s’installent grâce à Risse à Port Morris sur l’East River. Ils y développent une usine spécialisée dans la réfrigération. John verse 5 000 dollars pour la réalisation de la carte Risse du Grand Concourse. En 1894, il fonde avec d’autres industriels le North Side Board of Trade, une chambre de commerce dont le premier président, John C. Delawan, joue un rôle essentiel dans le financement du projet routier. Lors de la 1re session de cette association, John C. De La Vergne, dont les ancêtres sont d’origine huguenote, compare le projet de réalisation du Grand Concourse de New-York aux travaux réalisés par l’urbaniste français Pierre Charles l’Enfant (1754-1825) qui a établi les plans de la capitale fédérale Washington dans les années 1790-1800. Les De La Vergne, mordus de course automobile, participent à une première course de 70 kilomètres reliant Chicago à Evanston le 25 novembre 1895, et sous une tempête de neige ! Ils s’intéressent d’autant plus au projet Risse qu’ils y voient une opportunité de développer l’automobile sur les grandes artères conçues par Risse, ce qui ne plait pas forcement à celui-ci.

Risse convainc les cyclistes et industriels du puissant Schnorer Club, créé par Heintz en 1897. Il réalise une première esquisse, présentée au conseil du futur district le 31 janvier 1893, puis au conseil municipal de New-York le 7 mars 1895 ; ce dernier montre de fortes réticences à cause du coût très élevé de l’opération. Plusieurs réunions de concertation suivent. Le projet Risse aboutit. Il faut effectivement préempter de grandes superficies de territoire. Au début de 1894, plus d’un million de dollars sont investis. Le tracé définitif est accepté le 28 août 1897 par la municipalité.

Gravure de 1892 représentant la voie rapide du Grand Concourse

Le boulevard conçu par Risse a une largeur de 60 mètres et une longueur de 8 km. Il se compose d’une voie centrale rapide, de 27 mètres de large, asphaltée et bordée de chaque côté de deux voies pour vélos et piétons de 6 mètres de large ainsi que de 9 routes transversales au lieu des 23 prévues. Il s’agit pour Risse de réaliser un système routier intégré en tenant compte de l’augmentation rapide du trafic et en veillant à sa fluidité et à la protection des piétons. La révolution des transports engendrée par l’automobile après 1910 démontrera que Risse avait été visionnaire. Néanmoins, pour Risse, il fallait éviter que ce boulevard ne devienne qu’une voie économique.

Dès le 1er avril 1893, il affirme : « a boulevard is a promenade, a drive, an avenue of pleasure except a commercial thoroughfare » (« un boulevard n’est pas une artère commerciale, mais une promenade, une voie de circulation, une avenue d’agrément »). Afin d’ombrager cette route, Risse prévoit la plantation de 500 érables et de 500 ormes sur l’extérieur de la voie. John Mullaly, com-missaire du grand New-York, offre au Bronx Borough 4000 acres pour les loisirs, les promenades, la création de terrains de sports (tennis, polo, athlétisme), ainsi que 14 kilomètres de plages pour la pêche, la baignade et le yachting. À la veille de la Première guerre mondiale, dans une perspective plus économique, on y construira des immeubles d’habitation et on y implantera des industries. Le coût total du projet s’élève en 1900 à 14 millions de dollars. Les premiers coups de pioches sont donnés par Haffen, président du district, au printemps 1902. 75 % du coût des travaux sont pris en charge par la ville, 25 % par les propriétaires et industriels installés le long du boulevard. L’inauguration, perturbée par de fortes pluies verglaçantes et un blizzard très violent, a lieu le 24 novembre 1909, en présence de John Francis Murray, nouveau commissaire du district qui remplace Haffen, démissionné par le gouverneur et le maire pour prise d’intérêt avérée. Risse est très en retrait lors de l’inauguration officielle, il semble qu’il paie son amitié avec Haffen. Ces aménagements feront du Bronx un des quartiers les plus agréables de New-York. La même année voit aussi l’inauguration d’une statue dédiée à Louis Heintz, réalisée par le sculpteur français Pierre Luc Feitu (1868-1936). Risse participe au financement de celle-ci, puisque son nom figure sur le monument parmi les donateurs.

L’arrivée du métro à Jerome Avenue en 1917 accélère son développement en favorisant un boom immobilier. Un hôtel immense, le Concourse Plaza Hotel, est construit en 1922. Ce quartier qui voit la création du Yankee Stadion en 1923 est le lieu de résidence par excellence de classes moyennes d’origines irlandaise, allemande, américaine. Les Italiens s’y implantent dans l’Entre-deux-guerres. En 1934, 99% des appartements construits dans un magnifique style Art Déco ont une salle de bain et un chauffage central.

Plan du Grand Concourse en 1900

Risse et le rêve américain

L’attrait du Nouveau Monde est important pour les Mosellans durant la seconde moitié du XIXe siècle. De nombreuses personnes ont précédé Risse dans leur choix de départ vers les USA. Louis Risse est certainement fasciné par les récits souvent exagérés des clients qui fréquentent l’échoppe de son grand-père à Saint-Avold car, contrairement à une idée reçue, beaucoup d’émigrants conservent, au moins durant la première génération, des liens avec la parenté restée en Lorraine. La trajectoire de Louis Risse n’est pas exceptionnelle en soi. Elle s’inscrit dans un vaste mouvement d’émigration mosellane et germanophone vers les USA, gigantesque bassin d’emploi qui connaît une croissance fulgurante après la Guerre de Sécession en 1865. Cette émigration mosellane, difficile à chiffrer, se ralentit au début du XXe siècle lorsque le développement charbonnier procure un nombre d’emplois suffisant et une certaine aisance grâce aux lois sociales les plus avancées au monde, votées dans l’empire allemand dans les années 1880 et dont profiteront largement les Mosellans.

À l’inverse de Marie Barbe Collin (1841-1932), autre Naborienne célèbre qui fait fortune en Orégon, fonde la ville de Baker et revient une dernière fois en visite à Saint-Avold en tant que touriste américaine en 1895, Louis Risse n’est pas revenu à Saint-Avold. En 1900, il a fait un voyage à Paris où est exposée sa carte. Selon le journal à Saint-Avold, un grand nombre de Naboriens auraient bénéficié de son aide sitôt arrivés à New-York, affirmation que nous ne pouvons vérifier. Le cheminement de ce très jeune émigrant pauvre dans le Nouveau Monde mérite respect et considération. Très vite, Risse perçoit les enjeux de son choix. Son cheminement sera celui d’un homme doué qui, par son savoir et sa volonté, s’intégrera vite à la société américaine. Il saisit toutes les opportunités, apprend dès son arrivée l’anglais, ce qui n’est pas un grand problème pour les mosellans germanophones habitués à manier l’allemand, langue proche de l’anglais. Il s’implante à New-York et, grâce à ses talents de dessinateur et de géomètre, devient une personnalité incontournable du Bronx. Rappelons qu’en 1870, Risse parcourt à cheval ce vaste territoire vierge dans le cadre de parties de chasse hebdomadaires. Il comprend vite le système de fonctionnement administratif américain, adhère au parti démocrate et se met sous la protection de deux jeunes politiques progressistes, Heintz et Haffen, qui permettent à ce « Crazy Frenchman » de développer tous ses talents de dessinateur. Le Bronx est ainsi, en 1900, un arrondissement de New-York de 149 km², dont 28 km² de parcs. Le souvenir de Risse reste présent à New-York puisque, suite à une proposition conjointe du conseiller municipal Bertram Gelfand et du président de la County Historical Society, Georges Zaeberlein, le conseil municipal de New-York, sur délibération du 21 mai 1968, crée une rue Risse qui relie, sur une distance d’un block, le Grand Boulevard and Concourse et Jerome Avenue.

Puis le souvenir de Risse s’estompe. Le Bronx subit une métamorphose totale avec l’arrivée de populations à problèmes. En 2009, dans le cadre de la commémoration du centième anniversaire de l’inauguration du Grand Concourse, le Musée du Bronx consacre une grande exposition, « Grand Concourse at 100 ». Le personnage de Risse est alors redécouvert. Son apport au développement du Bronx est jugé décisif pour ce quartier en convalescence, peuplé de nos jours par 1 400 000 habitants. Risse, que nous faisons redécouvrir aux Naboriens, mériterait un hommage public à Saint-Avold par la pose d’une plaque ou le baptême d’une rue. Tel serait notre vœu le plus sincère. Redécouvert à New-York, Risse mériterait amplement une statue dans Louis Haffen Park ou dans la rue qui porte son nom. un hommage posthume est rendu à Risse, suite à une résolution unanime de la Chambre des représentants du 8 décembre 2009 : sur une demande du député Jose E. Serrano, sont reconnus le caractère historique du Grand Concourse et son utilité pour le Bronx.