Tanneurs de Saint-Avold à la fin du XIXe siècle

Une industrie ancienne liée à l’eau, la corporation des tanneurs de Saint-Avold. Du XIVe siècle au début du XXe siècle.

par Pascal Flaus (extraits de l’article paru dans “Le Cahier du Pays Naborien” numéro 22)

La Ville de Saint-Avold, située aux confins de la forêt du Warndt, évêchoise puis lorraine dès 1581, est traversée par la Rosselle, rivière aux eaux autrefois abondantes et régulières, alimentée par ses affluents du plateau. Très tôt les Naboriens profitent des avantages que leur procure cette situation. L’historien Philippe Bronder explique l’aménagement de ce cours d’eau et le justifie pour des raisons stratégiques : « en ce qui concerne le cours d’eau à la sortie du moulin d’Oderfang, qui avait une superficie de 32 hectares, nos pères n’ont pas craint de faire à cet endroit d’importants travaux pour dériver le cours de la Rosselle et l’emmener au pied des remparts, dans la partie nord la plus exposée… quand plus tard, on entreprit de joindre la Rosselle au Roderisse, on s’empressa d’élargir et de creuser son lit… l’on forma un canal large pour servir de fossés aux remparts de la ville ». Cet aménagement a probablement été fait au XIVe siècle, lorsque Saint-Avold est fortifiée par les évêques de Metz. Ils la dotent en 1350-1360, de puissants remparts.

À la hauteur de l’actuelle piscine, la Rosselle est grossie du Rederbach venant de Dourd’hal, puis elle se divisait en plusieurs bras qui se rejoignaient à la sortie de la ville. C’est l’alimentation en eau des moulins et des tanneries qui transforma une partie de la ville en “petite Venise”, avec deux canaux et la rivière elle-même. Ils débutaient à la hauteur de la maison des Jeunes, passaient en face du commissariat actuel et alimentaient la Fidaschmihl dans la rue Foch, puis les tanneries. Le canal des tanneries appelé aussi Nebenbach ou Mühlbach rejoignait la Rosselle devant les anciens établissements Pierrard. Le second passait devant le château puis suivait le tracé de la rue des Moulins pour alimenter la Mittersmihl et les tanneries très anciennes. Il desservait aussi la Würtzmühl sur l’actuelle place du marché au carrefour de la rue Houllé et du boulevard de Lorraine au confluent de la Rosselle, de la Mertzelle, et la Lohmühle, ce dernier recevait les eaux de la Mertzelle à la hauteur du moulin du Milieu, place du marché.

La modification du paysage urbain dès le début du XXe siècle, par le comblement de tous ces canaux pour des raisons d’hygiène, puis la canalisation en 1965 de la Rosselle, et le manque de cartographie antérieure à la Révolution Française rendent l’étude du paysage urbain de Saint-Avold assez difficile. De nos jours, il ne reste rien de la « petite Venise ».

Une corporation qui s’organise et qui se développe à la fin du Moyen Âge

À partir du XIVe siècle, les métiers du cuir s’organisent dans les pays de la Sarre. Les évêques de Metz, seigneurs hauts voués de la ville de Saint-Avold, à l’instar d’autres principautés territoriales et dans un souci commercial organisent et soutiennent les métiers du cuir dans leur juridiction. Conrad II organise le han des bouchers et lui octroie une charte de droits dès le 10 octobre 1457. Son successeur Henri de Lorraine organise celui des tanneurs et des cordonniers le 11 novembre 1486 et les place sous l’invocation de sainte Barbe, de la Vierge et des Martyrs.

Les évêques de Metz, puis les ducs de Lorraine tentent de capter une partie du commerce de transit en partance pour les foires de Francfort qui se développent . Saint-Avold joue un rôle de ville étape ou ville relais au niveau économique. Elle est un point de passage pour les troupeaux qui poursuivent leur route vers le nord. Le commerce local en profite.

C’est essentiellement durant les foires de printemps et plus particulièrement à la Pentecôte que propriétaires lorrains de bétail et marchands du monde germanique se rencontrent. L’argent change de main et certaines bêtes de conducteurs. La présence de ces importants troupeaux est une aubaine pour l’activité des hans liés aux cuirs. Les comptes du péage de Vaudrevange de 1492 à 1509, révèlent ce rôle d’intermédiaire du commerce naborien. Le tanneur Hans paie en 1493 deux gros pour cent des peaux de moutons transportées vers l’Allemagne. Le marchand tanneur Tappen Hans convoie en 1509 plus de 100 têtes de moutons achetés à des Lorrains pendant la foire du Laetare tenue à Saint-Avold. Il les vend dans les cités de la vallée de la Moselle, en échange de poissons ou de produits manufacturés.

Cet intense trafic de bestiaux est régulé par les autorités municipales qui prélèvent deux droits sur les cuirs et produits tannés selon un règlement du 3 octobre 1360. La taxe sur les cuirs tannés ou Lederungelt consiste en un prélèvement de 6 deniers par peau pour les marchands étrangers contre 2 deniers pour les tanneurs de Saint-Avold. Le tonlieu des pelletiers ou Kürschnerungelt est un prélèvement identique sur toutes les peaux et cuirs non traités. Elles adjugent ces droits à des marchands bourgeois, en même temps que les huit autres taxes, dit “impôts de ville”, prélevés sur les produits de marchandises courantes. Les autorités municipales protègent ainsi le commerce local et profitent de son développement. Après le passage de Saint-Avold et de la vouerie de Hombourg dans le giron de la Lorraine en 1581, ces statuts sont confirmés par les ducs de Lorraine Henri II le 6 octobre 1609, et par Louis de Lorraine, prince de Phalsbourg seigneur engagiste de la ville en janvier 1623.

Au Moyen Âge les cuirs se vendent avec leur couleur naturelle. Le cuir de Cordoue était connu, mais il passait pour un luxe. Il suffisait de glisser les peaux dans les baquets contenant les décoctions végétales pour les colorer. Il fallait très peu de curcuma sorte de safran asiatique pour obtenir une belle teinte ocre-jaune. Les tanneurs naboriens obtenaient un cuit noir en immergeant les peaux dans un bain contenant du fer et du vinaigre. L’habitude de colorer les cuirs se répandit après la conquête de l’Amérique. L’usage du bois exotique et de poudre se généralisa. Ainsi le campêche, bel arbre au bois rouge de l’Amérique centrale, permit-il de teindre les cuirs en noir à un prix raisonnable.

La croissance des métiers du cuir du XVIe siècle à la guerre de Trente Ans

Les registres de la “ranthe” ou taille communale nous permettent, pour la période de 1552 à 1600 de dénombrer le nombre de tanneurs en activité à Saint-Avold. Pour cette période, nous dénombrons 30 chefs de familles soit environ 190 personnes qui vivent de ce métier. Ils représentent ainsi 10 % de la population totale de la ville estimée à environ 1200 habitants. Seize tanneurs sont ainsi désignés comme mégissiers ou Weissgerber. Ce nombre important de tanneurs trouve une explication dans l’engouement du vêtement de cuir au XVIe siècle dans une conjoncture favorable grâce à une période de paix relative qui favorise les échanges.

La réputation du han des tanneurs dépasse le cadre de Saint-Avold. Cette profession attire bon nombre de candidats à l’apprentissage comme, en 1586, Hans de Nuremberg et un apprenti de Metz en 1587. Les entrées annuelles dans les métiers pour la période 1583 à 1633 montrent l’importance du han qui occupe la deuxième position au niveau des entrées derrière les merciers avec 500 personnes dont 40 maîtres et 63 apprentis formés.

En ce qui concerne la géographie de la production, les comptes de la seigneurie mentionnent cinq maisonnettes ou tanneries situées sur le Gerbergraben ou fossé des tanneurs. Les tanneurs qui y travaillent versent 1 gros au profit du domaine. Nous ne connaissons pas le statut juridique de ces maisons. Appartiennent-elles à leur propriétaire, sont-elles exploitées par plusieurs tanneurs ? D’autres établissements sont mentionnés à la porte de Hombourg sur le canal qui longe la Rosselle. Le 2 février 1619, Hans le mégissier vend la moitié de sa tannerie, à Wolff Reder pour 150 florins. L’acte précise qu’elle se situe à côté de celle de Nickell Maxstätter . Le 6 août 1626, Johann Buck achète une tannerie pour 120 florins à la porte de Longeville : « vorn uff die Mühlbach, hinden uff die Bach ».

L’utilisation de tan est facilitée à Saint-Avold par la présence de moulins à tan ou Lohmühle. Le 9 janvier 1598, Class Bauwer vend à Hans tanneur un moulin à tan pour 66 florins. La localisation du moulin est rendue très difficile, l’acte de vente précise simplement qu’il est situé : « uff der Bach »; sur la rivière, probablement la Rosselle.

La reconstruction du XVIIIe siècle

Les guerres du XVIIe siècle marquent un tournant décisif pour le commerce des cuirs. Les tanneries sont détruites ou mises hors d’état, les circuits commerciaux entièrement désorganisés par la montée de l’insécurité et les pillages. En 1648, le han ne se compose plus que de deux membres. Il faut attendre 1660 pour retrouver un début d’activité. Les cinq maisonnettes sont reconstruites. En 1673, le nombre de tanneurs s’élève déjà à sept maîtres qui exploitent chacun une tannerie. En 1674, Hans Thiriet de Hombourg paye 3 francs pour son apprentissage. Il en est de même pour Didier, fils d’Adam Margo, propriétaire d’une tannerie et d’un fouloir. Malgré ces débuts de reprise, le han importe du cuir. Les foires d’approvisionnement ne renaissent que difficilement, car le marché rhénan est fortement désorganisé par les guerres menées par Louis XIV. Pour stimuler la concurrence, les autorités locales laissent des marchands tanneurs étrangers vendre des produits dans le faubourg de la ville sans les taxer. Ainsi Mathieu Budroul de Liège vend ses cuirs de grande qualité à Saint-Avold en 1679-1680, malgré les protestations de la corporation. La situation économique se rétablit complètement au retour du duc Léopold dans ses états après le traité de Ryswick de 1697.

Illustration : Maisons des tanneurs d’après la gravure de Nehr (1860)

En 1699, douze tanneries acquittent un cens de 22 gros au profit du domaine. Le développement de tanneries entraîne des difficultés avec les meuniers qui accusent les tanneurs de jeter les immondices dans le « ruisseau », ce qui empêche l’écoulement du cours d’eau qui fait tourner les usines. Dans une délibération prise le 8 juin 1695, le conseil de ville force la corporation des tanneurs à procéder à l’élimination des déchets et détritus de tout genre pour des raisons d’hygiène.

Cette intense activité des métiers du cuir dans la première moitié du XVIIIe siècle se mesure par l’ampleur de la construction d’un certain nombre de moulins à tan par des tanneurs qui cherchent à contrôler toute la chaîne de production en amont et en aval. Il faut en effet à un tanneur 200 kg de tan pour 50 kg de peau.

De 1699 à 1730, les membres de la corporation construisent seize moulins à écorce ou à tan. Cinq le sont par l’administration ducale sur son domaine propre, un l’est par la ville, et les autres par des particuliers. Le 26 mars 1725, Pierre Gout, tanneur, acense au profit du domaine un terrain pour y construire un moulin à tan appelé « pilon à écorce » situé sur le ruisseau moyennant versement d’un cens de sept francs annuels. Le 28 avril 1725, il associe quatre autres tanneurs à son exploitation. Ces petites usines sont souvent exploitées par plusieurs familles qui, dans le cadre de stratégies familiales, achètent, vendent et cèdent leurs parts au gré des fortunes et des alliances. Un exemple patent nous est fourni par la famille Sainpy qui s’installe à Saint-Avold après les guerres du XVII siècle pour y faire fortune.

Une corporation restructurée dans la crise : 1771 - 1780

Au milieu du XVIIIe siècle, les autorités municipales interviennent de plus en plus souvent dans le fonctionnement de la corporation. Toute une série de règlements municipaux sont pris. Il est ordonné aux tanneurs de déclarer plus rigoureusement dans un registre les cuirs vendus pour le présenter au fermier adjudicateur, de payer les droits dans les vingt-quatre heures. Cette tutelle de la part de l’administration municipale se double d’une intervention de plus en plus importante de l’administration royale dans le fonctionnement de la corporation. Ainsi, chaque année, le 4 décembre à la sainte Barbe, la corporation élit son maître et son sergent. Ceux-ci se rendent ensuite à Boulay chef-lieu du nouveau bailliage après 1750 pour prêter serment devant le lieutenant général : « de bien fidèlement faire les fonctions de leurs charges conformément aux statuts dudit corps ». Cet acte devant les représentants de l’administration royale subordonne la corporation et la fragilise.

Prestation de serment de François Sainpy du 29 juillet 1773

L’introduction de nouveaux impôts par l’administration lorraine, sur le modèle français, crée un handicap supplémentaire. Un édit du 5 août 1759 supprime les droits d’aides pesant sur les cuirs et les peaux et les convertit en droit unique et général. Cet impôt se calcule en fonction du poids de la marchandise. Il est proportionnel à la valeur du cuir employé. Une empreinte est apposée sur chaque cuir, preuve du paiement de ce droit.

Chaque tanneur possède un marteau doté d’un signe. Il doit le déclarer aux autorités du bailliage, c’est-à-dire « déposer au greffe son empreinte ». Il faut attendre avril 1764 pour que cette obligation soit introduite en Lorraine. Elle concerne toutes les peaux tannées apprêtées dans le duché et soumises à un droit de sortie, mais aussi les cuirs étrangers sur lesquels se perçoit un droit d’entrée. Cette taxe nouvelle provoque une hausse du prix des cuirs. Un édit de mai 1772 ordonne en effet la perception en Lorraine et Barrois d’un droit de 2% additionnel à celui de 10% déjà prévu par l’article 16 de l’édit du mois d’avril 1764.

Illustration : Empreinte de tanneur

Au niveau du fonctionnement des corporations, le 10 avril 1756, le Conseil Royal des Finances et du Commerce de Stanislas, duc de Lorraine, libéralise le commerce : il autorise les entrées des nouveaux maîtres, même s’ils n’ont pas fait leur apprentissage sur place. Cette plus grande liberté favorise les échanges et les innovations techniques. Elle est encore accrue par l’arrêt du Conseil du 23 avril 1760 qui permet aux artisans des campagnes d’exercer leur métier sans apprentissage ni compagnonnage. Les corporations naboriennes sont désormais exclusivement urbaines. Elles perdent de leur vigueur et de leur force. Ainsi, dans une enquête menée par l’administration royale au moment de la parution de l’édit de Turgot de 1776, la corporation des tanneurs, forte de vingt-deux membres, présente un bilan financier mitigé : les recettes s’élèvent à 6 livres de rente prêtées et les dépenses à 33 livres, dont 15 livres dues à la paroisse pour cinq messes annuelles.

L’édit de suppression de Turgot du 12 mars 1776 n’est enregistré en Lorraine que sous une forme édulcorée le 17 mai 1779 : les corporations sont restructurées ; les maîtres doivent obtenir des brevets de maîtrise enregistrés au bailliage ; des syndics et adjoints élus par les corps dirigent les nouveaux corps regroupés. Une grande confusion s’installe au moment de l’application de ces nouvelles dispositions. Le procureur du roi, Nicolas Pascal Gérardy, établit de manière autoritaire le 28 juillet 1783 « pour syndic au corps et communautés des tanneurs Jean-Pierre Kouch et, pour adjoint, Richard ». À la veille de la Révolution, la nouvelle loi semble être acceptée puisque les élections se font normalement. Mais la situation économique se dégrade. Est-ce cette difficulté momentanée qui permet au procureur du roi, Nicolas Pascal Gérardy, d’affirmer en répondant à une enquête de l’administration royale en 1784 : « Plus de la moitié des tanneries était désertée, la populace se servait de sabots en hiver, marchant nu pieds en été, elle ne pouvait payer les tanneurs dont les produits étaient trop chers depuis l’application du droit des cuirs » ?

Le commerce du cuir dans la première moitié du XIXe siècle

Nous avons vu dans les paragraphes précédents que l’importance des tanneries naboriennes et la faiblesse de la concurrence à l’est, au sud et à l’ouest permettaient aux artisans de Saint-Avold de rayonner assez loin de leurs bases et de pratiquer dans cette branche du commerce de gros. On ne peut pas faire de panorama global et départemental de cette activité économique avant 1812-1813, quand le préfet concentre, trimestre par trimestre, l’évolution des secteurs de production, arrondissement par arrondissement. Dans le département existe un grand nombre de tanneries (peut-être 150) et certaines emploient de 320 à 370 ouvriers, dans une trentaine de communes. C’est une industrie essentiellement urbaine. Metz emploie dans ses tanneries une centaine d’ouvriers en 1813, bien qu’elles soient atteintes par la récession depuis la Révolution. Mais, selon le préfet Colchen, en l’an IX, ce ne sont plus de petits ateliers à faible productivité. Sarrelouis est en train de prendre la première place avec 75 ouvriers et un produit brut équivalent à celui de Metz, en 1812. Cette dispersion des tanneries montre qu’elles approvisionnent essentiellement le marché local, à l’échelle cantonale. Dans ce cadre, la production naborienne est assez importante, elle représente environ la moitié des peaux tannées dans l’arrondissement de Sarreguemines, faiblement producteur, soit 1/10e des peaux traitées dans le département. À la fin de l’Empire, le nombre de peaux traitées par an est d’environ 6 800. En 1810, l’octroi nous indique que 2 500 bestiaux sont commercialisés dans les boucheries de la ville. Cela couvre environ 1/3 des besoins en peaux ; les paysans fournissent une certaine quantité de matières premières, le reste est importé sans qu’il soit possible de préciser d’où.

D’autre part, la présence de plus en plus constante de la cavalerie a dû finir par renforcer la tannerie locale, comme la sellerie, la cordonnerie, autant comme marché supplémentaire que comme fournisseur de peaux. Au 4e trimestre de 1812, 1 698 peaux sont tannées à Saint-Avold sur 3 441 dans l’arrondissement de Sarreguemines, soit 20% de toutes les peaux tannées. Mais la productivité des établissements naboriens est faible. Cette activité est plutôt temporaire, en fonction de la conjoncture. Souvent les ouvriers ont d’autres moyens de vivre, car elle ne dégage pas de gros revenus. Vers 1812-1815, la valeur annuelle moyenne produite par un ouvrier mosellan est de 4 300 à 4 500 francs, celle d’un ouvrier tanneur naborien de 2 460 à 2 880 francs. En 1817, il y a, à Saint-Avold, 11 tanneries et mégisseries qui emploient 21 personnes. Tous ces ateliers sont de petite dimension et ne servent qu’à satisfaire une clientèle locale. Au cours du XIXe siècle, ils sont atteints par un processus de concentration, mais leur activité s’accroît assez peu. Le nombre d’ouvriers passe de 20 en 1812 à 53 en 1852-1856. Cet effectif reste fluctuant pratiquement jusqu’en 1870. Les données fournies par la gendarmerie citent, en 1866, 6 établissements occupant 34 salariés.

Le Second Empire : un timide début d’industrialisation qui menace le statut des tanneurs

C’est après 1860 que s’effritent les habitudes héritées du Moyen Âge. La position des tanneurs s’affaiblit rapidement. Depuis le XIVe siècle au moins, les tanneurs se sont arrogé le droit de disposer de l’eau du canal de la Rosselle. Ils y possèdent un moulin d’écorce et prennent en charge son entretien en veillant au curage régulier pour éviter la détérioration de la qualité des eaux et les débordements dans les champs riverains. Au milieu du XIXe siècle, ils vendent ce moulin à Victor Boulanger, mécanicien, entraînant une succession de procès avec les riverains du canal, au sujet de l’obligation de curage.

Un timide début d’industrialisation, soutenu par les autorités, au bord de la Rosselle, entraîne une pollution nuisible aux tanneurs. Dans de nombreux courriers, les autorités qualifient Saint-Avold de « localité jusqu’ici mal partagée par l’industrie ». Souvent ce sont des moulins à blé qui sont transformés en usines. Le sieur Vuillaume implante, en 1867, une féculerie au moulin d’Oderfang ; celle-ci est agrandie en 1870, après accord des autorités et malgré la protestation véhémente des tanneurs. Son extension est limitée par le caractère polluant de l’activité qui altère fortement la limpidité des eaux. Ces problèmes de pollution ne cessent de prendre de l’ampleur, suite à l’installation du fabricant d’engrais Lion Hertz de Hombourg-Haut. Celui-ci a démarré son entreprise en 1861 sur l’étang de Red. Aidé par les autorités administratives, il étend petit à petit ses productions à tous les sous-produits qu’il peut tirer des carcasses de chevaux. Il emploie 11 personnes en 1866, ce qui fait de son établissement le sixième de la ville. Saint-Avold ne connaît pas de révolution industrielle de grande ampleur au milieu du XIXe siècle. D’ailleurs les Naboriens s’opposent à l’arrivée du chemin de fer en 1848-1849 . Au décès de Lion Hertz, le 13 septembre 1867, son entreprise, dans laquelle il est associé à son fils Joseph à raison de 18% du capital, vaut 145 000 francs. L’entreprise se développe rapidement, provoquant trois enquêtes administratives organisées par la commune entre 1861 et 1865 et une quatrième en 1875. Tanneurs et famille Hertz s’affrontent au sujet de l’installation d’une fabrique de colle. Celle-ci entre dans la catégorie des établissements hautement insalubres de 2e classe : la colle s’obtient par décomposition des os et cartilages et l’acide muriatique utilisé n’est autre que de l’acide chlorhydrique ; la multiplication de toute une série de micro-organismes pourrit les peaux. La fabrique de colle est finalement autorisée au nom du droit à la modernisation des activités d’une ville.

Il serait néanmoins faux de présenter tous les tanneurs comme des opposants résolus au progrès technique. Certaines tanneries dépassent cette échelle locale et se modernisent. On peut rencontrer dans les ateliers quelques machines modernes qui augmentent la productivité. Par exemple, le tanneur Philippe Zimmerman équipe son moulin à tan d’une machine de 3 ch. en décembre 1856. En 1860, les deux plus gros établissements de Saint-Avold emploient 14 et 9 salariés et disposent d’une machine de faible puissance, 4 kW. Leurs capacités de production en font des établissements grossistes. Il s’agit de petites entreprises artisanales, à faible capital, qui s’adaptent, pour quelques-unes d’entre elles, aux critères techniques du temps et se modernisent sans prendre des proportions industrielles. Les autorités citent 6 tanneries : celles de Pierre Lelun, Pierre et Joseph Hoen, Joseph Braun, Philippe Zimmerman, Eugène Lepoire, Christophe Kraffmuller. La valeur moyenne des établissements est de 15 000 francs ; les deux tanneurs les plus riches, Philipe Zimmerman et Eugène Lepoire, qui occupent respectivement 14 et 9 ouvriers, ont des bien estimés respectivement à 30 000 et 35 000 francs. Cette richesse est très en deçà de celle de trois meuniers à farine qui possèdent des biens estimés entre 40 000 et 66 000 francs ou de celle de Charles Appolt, propriétaire de l’usine de bleu de Prusse située au moulin de la Würtzmühle, estimée à 45 000 francs.

La fin de la tannerie à Saint-Avold : 1870 - 1905

Après 1870, les tanneurs prennent conscience de la détérioration de leur situation. Ils n’ont pas tort en attribuant la responsabilité de leur malaise à la fabrique de colle. Mais le fond du problème se situe à un niveau plus général : les tanneurs souffrent en cette fin de siècle de la concurrence des productions issues de techniques plus modernes que la leur. L’installation massive de régiments allemands après 1886 va certes freiner le mouvement de disparition, mais en aucune manière l’arrêter. Presque tous les établissements mosellans ont fermé avant l’exposition industrielle de Metz de 1892, selon le mémoire présenté par Sendret à l’Académie de Metz.

Cette affirmation est contredite par Philippe Bronder qui décrit la Rosselle en 1892 : « Il y a, sortie du moulin de Fidachmihl, le cours d’eau qui longe les tanneries Bour, Braun, Karcher, Lepoire, etc…. Elles forment une industrie très active et très florissante. Elles produisent des cuirs renommés et des cuirs très forts pour l’administration militaire… ».

Entre les affirmations de notables messins peu informés de la situation locale, dont les constatations pessimistes ont été trop rapidement reprises par Laurette Michaux, et la description idyllique faite par Philippe Bronder, il nous faut certainement rechercher une réponse dans les rapports de l’administration du Reichsland.

Après 1880, la ville s’engage dans une industrialisation plus volontariste. La démission du tanneur Joseph Kraffmuller du poste de maire, le 4 mars 1878, suite à un scandale financier, et l’arrivée au pouvoir de l’industriel Gottlieb Hertz, maire de 1883 à 1889, marquent ce tournant dans l’industrialisation de la ville. La pollution de la Rosselle à Saint-Avold scelle la fin des métiers liés à l’eau (meunerie, tannerie). Diverses enquêtes industrielles démontrent le déclin de l’industrie du cuir à Saint-Avold. En 1897, il ne reste plus que 2 tanneries employant 5 ouvriers. Wolff, conseiller d’état, affirme que, depuis 1893, 3 tanneries employant 8 ouvriers ont déjà disparu. Un dernier curage du Gerbergraben, à la demande des propriétaires riverains non tanneurs, est effectué au printemps 1901, avant sa disparition du paysage par son recouvrement définitif, décidé par le conseil municipal le 31 mai 1906. En 1908, le Mühlenkanal et la Mertzelle sont recouverts à leur tour. Ces cours d’eau sont alors considérés comme trop pollués, car, utilisés comme de véritables tout-à-l’égout par les riverains et les installations militaires, ils génèrent odeurs et maladies.

Plan de Saint-Avold en 1910

Conclusion

La corporation des tanneurs organisée par l’évêque de Metz Henri de Lorraine en 1486 joue un rôle très important dans l’économie de la ville. Elle profite jusqu’en 1860 d’une position avantageuse, liée à l’abondance et à la qualité du cours d’eau qui traverse Saint-Avold, ainsi qu’à la situation géographique de la ville qui connaît jusqu’au début du XVIIe siècle une expansion continue, que remettront en cause les guerres du XVIIe siècle.

La tannerie naborienne connaît à partir de 1750 une nouvelle phase de développement, qui se prolonge jusque vers 1860. Mais elle n’est plus qu’une activité économique de proximité, familiale, qui alimente le pays naborien. Elle ne peut faire face aux défis de la révolution industrielle et est vouée à une disparition inexorable au début du XXe siècle, lorsque naissent de grandes unités de production qui vendent des chaussures et d’autres articles en cuir dans de nouveaux circuits industriels.

Il faudra attendre une délibération municipale du 13 décembre 1918 pour donner à la ville de Saint-Avold une rue des Tanneurs, qui remplace la très ancienne Lenn Strasse. Cette rue assure la liaison entre la rue Foch et l’avenue Clémenceau, sur la route de Longeville à hauteur de la porte Saint Luc. Elle couvre le secteur de l’ancien fossé des tanneurs ou Gerbergraben.