Denis Hantz à l’exercice au canon à Gnesen
Incorporé de force dans la Wehrmacht
Le témoignage de l’Abbé Denis Hantz (paru dans le numéro 28 du “Cahier du Pays Naborien”)
Dans « Chronique de guerre d’un Malgré-nous lorrain j’ai décrit nos souffrances physiques et morales, nos états d’âme, contraints que nous étions de servir un pays et une idéologie qui n’étaient pas les nôtres. De plus, cela se déroulait pour l’essentiel en terre inhospitalière, loin des nôtres, dans la boue (la fameuse raspoutizai, le froid intense, la neige, en étant souvent tenaillés par la faim et avec en permanence la peur au ventre. Et que dire de nos parents ?
Lorsque parut, le 29 août 1942, l’infâme décret de l’incorporation des Mosellans dans la Wehrmacht (en Alsace déjà le 25 août), ce fut la consternation dans les familles. Tout, mais pas ça ! Que faire ? Le soir, au souper qui réunissait mon père, ma mère, mon frère François et moi, nous n’avons parlé que de cela, évaluant les possibilités qui s’offraient à nous.
- soit je répondais au Gestellungsbefehl (la convocation) et je partais à la Wehrmacht pour être automatiquement affecté sur le front de l’Est, car les Mosellans n’étaient destinés qu’au front russe, par crainte des désertions prévisibles sur les fronts ouest ;
- soit je m’évadais en France libre ou je me cachais quelque part ici, mais alors ma famille serait déportée, car les nazis avaient décrété la «Sippenhaft» (l’arrestation de la famille) en cas d’insoumission ou d’évasion. C’était un choix cornélien pour moi, car dans les deux cas je leur imposais un lourd sacrifice. Si je partais à la Wehrmacht, ils vivraient continuellement dans l’angoisse : vit-il encore, reviendra-t-il vivant? Si je m’évadais, ils seraient transplantés ou déportés en camp de concentration. En reviendraient-ils ? Comment peut-on à 18 ans décider de la vie, de la survie ou de la mort de ses parents ? Alors mon père a eu cette parole admirable et courageuse : « Ta décision sera la nôtre ». Il en assumait tous les risques.
Il me parut évident de choisir le moindre mal pour mes parents : je partirais donc à la Wehrmacht. Je n’avais pas le choix devant la répression qui attendrait mes parents. Eux et moi étions victimes du nazisme, victimes d’un crime de guerre, comme le dira le président Sarkozy, le 8 mai 2010, dans son discours de Colmar. Avec ce choix, débutait le chemin de croix de mes parents, une épreuve dont on ne pouvait pas prévoir l’issue.
Au service du Reich contre mon gré
En octobre 1942, les premiers à partir au RAD (Reichsarbeitsdienst) furent ceux de la classe 1924. En raison de mes études, j’eus un petit sursis. On m’accorda l’Abitur, et ce fut mon tour de partir au RAD à Aachen (Aix-la-Chapelle), en février 1943. On portait un uniforme kaki avec brassard à croix gammée.
Je n’y courais pas de gros dangers, hormis les fréquents bombardements alliés sur cette ville. J’écrivais chaque semaine à mes parents qui en faisaient autant. Le 10 mai 1943 je fus démobilisé et rentrai à la maison, où m’attendait déjà le Gestellungsbefehl à la Wehrmacht pour le 21 mai 1943. Là, cela devenait plus sérieux. On revêtait l’uniforme feldgrau (une teinte proche d’un vert-de-gris) et on recevait tout le barda, fusil compris, mais sans cartouches.
J’aboutis à la Infanteriekaserne de Rostock où je ne restai que quelques jours avant de partir à Gnesen (Gniezno) en Pologne, pour suivre l’instruction (Ausbildung) et y subir le Drill (la méthode prussienne de dressage intensif des recrues) qui nous les fit détester un peu plus encore. Les échanges de courrier avec mes parents étaient réguliers. La nourriture était détestable.
Gnesen avec sa cathédrale
Un beau matin d’automne, je fus convoqué, feldmarschfiihig (en tenue de combat), chez le chef de compagnie qui me proposa un stage de six mois pour devenir officier. La tentation était grande, car cela retarderait d’autant ma montée au front. J’ai tout de même refusé, car j’étais Français ! Un tonitruant « Scheren Sie sich raus ! » (Décampez !) mit brutalement fin à notre entretien.
En octobre 1943, l’instruction prit fin et on nous accorda, sur ordre d’Hitler lui-même, une permission de 15 jours, avant le départ pour le front. Voulait-il nous tendre un piège pour voir si nous allions cette fois nous évader, afin de faire tomber comme un couperet la répression sur nos parents ? La permission fut la bienvenue, mais cette fois la décision fut plus douloureuse à prendre, car au retour, l’affectation sur le front russe était inéluctable. Les adieux furent déchirants. Sur les trente permissionnaires du groupe, dix désertèrent, ce qu’on nous fit payer par des exercices démentiels.
Fin octobre 1943, nous embarquâmes à Hammerstein (Czarne, en Poméranie) dans des wagons spécialement aménagés pour le transport de troupes et qui comportaient un petit fourneau. Il nous fallut huit jours pour arriver à destination, tout près de Kiev que les Russes venaient de reconquérir.
J’écrivais régulièrement à la maison, mais rien en retour. Ce n’est que le 26 décembre que je reçus la première lettre de mes parents. Ils n’y faisaient aucune allusion aux dangers que je courais, mais je sentais leur inquiétude entre les lignes. Ils lisaient en effet le journal local qui indiquait, avec un retard de quelques jours, les lieux des combats.
La prise de Kiev avait provoqué un effondrement partiel du front allemand qui, à partir de là, dut reculer sans fin par-delà le Boug, que je passai sur un radeau de fortune, jusqu’au Dniestr à Mogilev-Podolsk où je parvins totalement épuisé dans la neige et la boue. J’y avais perdu mes bottes, aspirées par la gadoue. Je récupérai les bottes d’un mort, mais mes pieds frottant sur le cuir, avaient fini par être profondément blessés et sérieusement infectés.
J’avais bien essayé de me faire admettre dans un hôpital de campagne, mais le Stabsarzt (médecin militaire) m’avait refusé, n’étant pas sûr de pouvoir encore évacuer ses blessés. Il m’avait recommandé d’essayer d’arriver le plus loin possible à l’Ouest, par mes propres moyens, ce que je fis, clopinant, en souffrant atrocement dans cette boue qui m’arrivait aux genoux.
On était en mars 1944 et, depuis Noël, j’avais reçu peut-être trois lettres de mes parents. Mes lettres ne passaient plus, car nous avions subi plusieurs encerclements. Ma mère vivait dans l’inquiétude permanente, car elle savait que j’étais dans le secteur de Schashkov où se déroulaient de rudes combats relatés par le journal. Mes parents m’avaient envoyé plusieurs paquets et m’avaient abonné au journal de Metz, mais rien ne m’est jamais parvenu.
La situation était chaotique car les unités étaient dispersées. Beaucoup de lettres se sont perdues. D’autres ont été retournées à l’envoyeur avec des mentions pas très encourageantes : « zurück, Anschrift abwarten, versprengt » (retour, adresse inconnue). Certaines passaient par plusieurs compagnies avant de me trouver. D’autres avaient été ouvertes par la censure militaire. Mon frère François, élève à la LBA (Lehrerbildungsanstalt, l’École normale d’instituteurs) de Montenich (Montigny), m’écrivait de temps à autre, quand le courrier passait.
Il me faut avouer que je n’écrivais pas toute la vérité. Quand je disais : « Ne vous faites pas de soucis, tout va bien », c’était justement dans ces moments-là que cela allait au plus mal et que la situation quotidienne était particulièrement dangereuse.
À Mogilev, je passai de justesse avec le dernier train avant que les ponts sur le Dniestr ne sautent. J’arrivai au Lazarett de Kolomea qui fut évacué deux jours plus tard en catastrophe et c’est un train sanitaire roumain vide venant d’Odessa qui nous amena providentiellement à Vienne (Wien). J’écrivis aussitôt des lettres depuis ces deux Lazarett, disant que j’étais sorti de la mélasse. Ma mère était aux anges. J’ai encore la lettre qu’elle m’écrivit en retour, dans laquelle elle exprimait sa joie et son soulagement. Elle me recommandait de ne pas guérir trop vite et de faire traîner en longueur le séjour au Lazarett. J’étais assez gravement atteint aux pieds par suite des marches forcées.
Mon séjour au Lazareu dura six semaines. C’était un hôtel réquisitionné dans les Raxalpen, une région magnifique (plus précisément à Payerbach, près de Reichenau, à une cinquantaine de kilomètres au sud-ouest de Vienne), où je restai alité pendant quatre semaines. Le courrier fonctionnait bien dans les deux sens, et il y avait beaucoup à dire et à raconter. J’avais surtout besoin de me reposer et de me requinquer, car j’étais physiquement et mentalement “vidé”.
On m’accorda ensuite un mois de convalescence à la maison et l’on peut imaginer notre joie de nous retrouver (presque) sains et saufs. La cuisine de maman « goûtait » bien mieux que celle du Lasarett. J’avais perçu des cartes de ravitaillement supplémentaires, ce qui nous arrangeait bien.
Si cette première campagne en Ukraine avait provoqué chez mes parents bien des motifs d’inquiétude et de peur, ce qui allait suivre fut encore beaucoup plus éprouvant. Ma permission se termina le 7 juin 1944, lendemain du débarquement en Normandie.
Cette fois, la décision de retourner au front ou de m’évader devint encore plus cruciale. Avec le débarquement des Alliés, la libération prochaine de ma région natale n’était plus un rêve lointain, mais une quasi-certitude. Qui pouvait en prévoir la date? Eisenhower lui-même doutait de sa réussite au soir du 5 juin. Effectivement, les miens seront libérés en septembre. Que fallait-il faire? De nouveau mon père me laissa seul prendre la décision.
C’est le cœur gros et l’âme en peine que je partis au matin du 7 juin. Sans en parler à personne, je me demandais si ce n’était pas un adieu définitif que je disais aux miens, étant donné la situation militaire.
Après quelques semaines passées en caserne à Rostock, nous avons quitté les lieux, dans les jours suivant l’attentat du 20 juillet 1944 contre Hitler. La direction était de nouveau la même: le front de l’Est. Mais il n’y avait plus de grand trajet à faire, les Russes venant à notre rencontre.
Nous sommes montés en ligne début août, en Lituanie, près de Kaunas (sur le fleuve Niémen). Le secteur était très remuant. Ma première lettre à mes parents datait du 13 août, la deuxième du 15, fête de l’Assomption. Je la possède encore. Ce fut la dernière qu’ils reçurent, puisque les Américains étaient chez eux début septembre. Les relations entre nous étaient ainsi définitivement coupées. Durant cette campagne qui allait s’éterniser, je ne reçus aucune lettre de mes parents redevenus français, pendant que je restais soldat allemand.
Ce fut une année très difficile pour moi, car les combats en Prusse orientale furent terribles. Dans le même temps, je me demandais s’il y avait eu des combats chez nous lors de la Libération, et si mes parents et mon frère étaient bien vivants.
Pour mes parents ce fut encore plus éprouvant car ils me savaient en danger permanent et ils pouvaient s’imaginer les choses peut-être pires qu’elles n’étaient en réalité. Les mois passèrent ainsi les uns après les autres, sans nouvelles et toujours dans l’inquiétude. À la Toussaint, allait-on prier pour des vivants ou pour des morts ?
Leur plus triste Noël fut celui de 1944, la quatrième place à table restant inoccupée. Pour la première fois de leur vie de famille, ils ne firent ni sapin, ni crèche, ni cadeaux. Ils n’ont pas dû se parler beaucoup à table. Pour mon frère, cela fut difficile à vivre.
Le Nouvel An, n’apporta rien de nouveau, pas plus que Pâques n’apporta un air de résurrection. Après le 8 mai, la guerre étant terminée, l’attente laissait toujours la place à l’inquiétude.
Quelques prisonniers de l’Ouest étaient rentrés, mais personne ne revenait de l’Est. Plus le temps passait et plus l’attente devenait insupportable, d’autant plus que mes parents ne recevaient aucun courrier de moi.
Je dois relater ici l’épisode que je n’apprendrai qu’à mon retour. Le curé de Koenigsmacker, l’abbé Albert Schneider, avait, paraît-il, un talent de radiesthésiste. Dans la longue attente du retour du fils, après la fin de la guerre, bien des parents s’adressèrent à lui. Ma mère n’osa pas y aller, mais elle lui envoya en juin 1945 ma photo avec mon dernier lieu d’engagement connu : Lituanie, août 44. Il lui retourna la photo sur laquelle il avait inscrit au dos au crayon : Lebt noch, gefangen. (Vit encore, prisonnier).
Ma mère, très croyante, ne se fia pas trop à ce qu’elle considérait comme étant une « diablerie ». J’ai encore cette photo.
Les horreurs et les atrocités vécues pendant 7 mois, je les ai écrites ailleurs, D’ailleurs, décrire ces choses horribles ne peut pas rendre compte de la réalité. Ce que j’ai vécu est indescriptible. Cela m’a marqué physiquement par des blessures, mais combien plus psychiquement et ça, c’est indélébile. C’est un miracle que j’en sois revenu.
Par ma lettre du 13 août 1944, mes parents savaient dans quel secteur j’étais engagé. Ils pouvaient s’imaginer à travers les communiqués et les journaux ce que je vivais. Ils suivaient intensément les fluctuations du front. Nous n’avions pas de radio à la maison, mais mon père était en relation avec des gens qui écoutaient régulièrement la BBC dont les renseignements étaient plus précis que les communiqués officiels allemands. Raison de plus pour eux d’être inquiets, quand on signalait de durs combats dans cette région.
Denis Hantz en fin d’année 1943
Une lueur d’espoir de retour chez les miens·
Dans “Chronique de guerre d’un Malgré-nous lorrain”,j’ai décrit en détail mon arrivée chez les Russes et mon séjour chez eux.
Ma rencontre, au cours de la nuit du lundi 26 mars 1945 dans les roseaux de la Baltique, avec une petite équipe de prisonniers français de 1940 des Stalags I-A et I-B, ainsi que mon arrivée, avec eux, chez les Soviétiques comme soi-disant « prisonnier de 40 », m’apportaient une première petite lueur d’espoir de sortir vivant de ce guêpier pour retrouver les miens. J’étais vêtu moitié kaki (la capote et le pull-over) et moitié feldgrau (le pantalon de la Wehrmacht avec les bottes), tout mon harnachement militaire ayant été jeté à la Baltique. Je voulais à tout prix échapper à la captivité, comme prisonnier de guerre allemand, dans des camps soviétiques, tel celui de Tambov.
Encore fallait-il que tout se passât sans anicroche, mon accoutrement disparate ne jouant pas en ma faveur. Ce fut le cas, Dieu merci, mais j’eus une grande frayeur lors d’un contrôle d’une lieutenante soviétique perspicace, qui voulait à tout prix me cataloguer comme « daïtscb Soldatt » (soldat allemand). Mes compagnons me sauvèrent en certifiant que j’étais bien « Franzous » et, tout en conservant son doute, elle me laissa partir.
Après être passé par les camps de Preussisch Eylau, Allenstein, Gumbinnen (quatre mois), mon dernier camp russe sur le chemin du retour fut Magdeburg, où 20 000 prisonniers libérables durent attendre trois semaines le passage de la ligne de démarcation pour arriver dans la zone anglaise. Dans le grouillement humain de ce camp, un autre rayon de soleil m’attendait: la rencontre avec quelques familles de mon village, transplantées par les nazis en Silésie et qui étaient aussi sur le chemin du retour.
Nous étions convenus de la démarche suivante : les premiers revenus au village avertiraient les familles des autres que nous étions vivants. Comme ils furent les premiers à rentrer, ils allèrent trouver ma mère pour lui annoncer la bonne nouvelle. Ce devait être vers le 20 juillet.
C’était mon premier signe de vie depuis un an. Vous pouvez imaginer le choc. Mon père qui travaillait de jour, rentra à 18 heures et se rendit aussitôt chez M. Kaiser qui avait apporté la bonne nouvelle, pour lui demander des détails sur mon état, mon accoutrement, si j’avais tous mes membres, si je semblais en bonne santé, etc. J’imagine que ce soir-là, un gros soupir de soulagement souleva mes parents et que papa se paya une bonne rasade de « quetsche».
Mon frère, interne à l’École normale de Montigny, n’apprendra la nouvelle que quelques jours plus tard.
Le retour effectif
Entretemps, j’avais quitté Magdeburg pour arriver, par la Hollande et la Belgique, toujours en train de marchandises, au centre de rapatriement de Valenciennes, où l’on me délivra la carte de rapatrié et d’où j’envoyai le télégramme suivant : « Rentré France. Denis. » Cette fois mes parents avaient la certitude que j’étais bel et bien sur la route du retour. Mais moi j’ignorais toujours s’ils étaient vivants.
De Valenciennes les Malgré-nous sont dirigés par Paris sur Chalon-sur-Saône, où nous sommes démobilisés. Le 28 juillet au soir, je prends un train de voyageurs ordinaire (enfin !) qui m’amène à Strasbourg où je débarque vers midi, le dimanche 29 juillet 1945.
Comme il n’y a pas de train pour Metz avant le soir, je me décide d’aller par le tram à Oberschaeffolsheim où habite ma tante Rose, sœur de mon père. Je ne sais plus où ils habitent, car on ne se voyait pas souvent. Descendant du tram, je trouve sur ma route un jeune homme, missel sous le bras, qui va apparemment aux vêpres, car j’entends sonner des cloches. « S.V.P. pourriez-vous me dire où habite la famille Seemann ? ». « Mais c’est chez moi ». « Alors, tu t’appelles Raymond ? ». « Oui, et toi tu es Denis ». Et nous nous embrassons, en larmes. « Mais d’où viens-tu comme ça?» Je me suis assis sur le bord du trottoir et j’ai dit: « Raymond, est-ce que les miens vivent encore ? » Je tremblais intérieurement en attendant sa réponse : « Oui, rassure-toi, ton père était chez nous il y a peu de temps ». J’ai fondu en larmes, super-heureux d’entendre cette réponse. Un soulagement immense m’étreignait. Il me prit par la main et m’emmena chez lui. J’y trouvai son père, Joseph, sa mère, ses deux sœurs, Marlyse et Angèle, et son frère Eugène, Malgré-nous également, récemment rentré des États-Unis où il avait été prisonnier des Américains. Un hurlement de joie nous accueillit, car ils savaient par mon père que je n’avais pas donné signe de vie depuis fort longtemps. Raymond est allé appeler sa sœur aînée, Florentine, qui habite aussi au village.
D’abord ils me demandent : « As-tu mangé ? ». « Oui, hier soir ». Vous devinez la suite. Nous sommes dans une ferme d’Alsace ! Une omelette au lard et du bon pain paysan sont en quelques minutes sur la table. J’ai mangé comme je n’avais plus mangé depuis bien longtemps. Ce n’était pas bon pour mon estomac fragilisé par la diète de la Wehrmacht et des camps russes, mais c’était appétissant. « Raconte ! ». Je racontais dans les grandes lignes, on entendait les mouches voler.
On n’avait pas encore le téléphone et je ne pouvais donc pas appeler mes parents. Mais j’étais rassuré : papa, maman et François étaient vivants. J’appris aussi que, malheureusement, mon cousin Pierre Hantz de Lochviller était tombé en Italie. Il était d’une classe qui avait été d’office versée dans la Waffen-SS. Sa tombe se trouve au cimetière français de Rome. Ses sœurs s’y sont rendues plusieurs fois depuis. Bientôt il fallut se dire adieu, car le train n’attendait pas. Ils me donnèrent encore un tas de bonnes choses de la ferme, puis mon cousin et mes trois cousines m’accompagnèrent jusque sur le quai de la gare de Strasbourg. On s’embrassa dans les larmes, mais il s’agissait de larmes de joie.
Mon train était bondé. J’y trouvai pourtant une place assise. Il fallait passer par Nancy, la relation directe Metz-Strasbourg n’étant pas encore rétablie, car les tunnels du secteur d’ Arzvilller n’étaient pas remis en état. La nuit se passa sans que je dorme, trop stressé dans l’attente des retrouvailles imminentes. À Thionville, il n’y a pas de train pour Hayange avant le soir. Alors je prends le tram. Au lieu d’aller jusqu’à Hayange et de remonter sur Marspich, je descends au Bureau central d’où un chemin remonte vers Marspich en passant par la barrière où travaille papa. Peut-être est-il de service de jour. Non, c’est M. Bodo. Lui et sa femme hurlent de joie en me voyant et leur fils Albert, 16 ans, enfourche son vélo pour aller prévenir les miens.
Papa arrive peu après et nous nous enlaçons longuement sur les rails. Nous pleurons de joie et montons à Marspich où je retrouve maman avec des étreintes qui ne finissent pas. Je lui trouve bien mauvaise mine. L’inquiétude et l’attente passées ont laissé des traces. Pour l’instant, on se regarde, les larmes aux yeux, sans pouvoir dire un mot. François n’arrivera de Montigny que quelques jours plus tard. Papa doit partir car son service de nuit commence à 18 heures.
Avec maman qui est aux anges, je commence à raconter un peu. Elle me fait un repas et mange avec moi, puis nous repartons ensemble à la barrière, où nous allons passer une partie de la nuit dans la cabane. J’apprends ce qu’ils ont vécu depuis un an et je commence à raconter mes «aventures». Mais comment dire en quelques heures, ce qu’on a vécu pendant une année? Il me faudra des semaines pour en donner les détails.
Avec maman, je remonte chez nous, puis je retrouve mon lit. C’est une jouissance que de se trouver dans un vrai lit. Quand François arrivera en fin de semaine lui et moi, qui dormons depuis toujours dans le même lit, passerons la première nuit à raconter, raconter, raconter.
L’essentiel, c’est qu’en ce lundi 30 juillet 1945 nous sommes heureusement de nouveau réunis, sortis à peu près sains et saufs de cette horreur qui a duré six ans et fait plus de 60 millions de victimes. Par chance, notre logement n’a pas subi de dégâts.
Dans les jours qui suivent, je vais saluer mes connaissances du village, le curé, le maire, mon maître et ma maîtresse, des copains déjà rentrés, des familles qui sont encore dans l’attente pour certaines, une attente qui ne prendra pas de fin, car le fils est mort ou disparu.