es gravures qui illustrent cet article sont dues à Henri Bacher (1890 1934). Cet artiste lorrain né à Sarreguemines est surtout connu pour avoir illustré les trois premiers volumes des “Verklingende Weisen” de l’abbé Louis Pinck.

Les chansons de soldats en Lorraine germanophone avant 1870 d’après l’œuvre de Louis Pinck.

Extraits de l’article de Laurent Mayer paru dans le « Cahier Naborien » numéro 4

Un précédent article publié sur ce site nous a donné l’occasion d’étudier les chansons de paysans dans le folklore de la Lorraine germanophone avant 1870. L’essai qui suit tentera de mettre en relief un autre aspect de la vie des habitants de l’Est mosellan autrefois, notamment la conscription, l’enrôlement et le sort des soldats lorrains avant 1870. Il insistera sur leurs sentiments profonds, leurs angoisses, leurs joies, leurs déceptions et leurs souffrances.

Placée de par sa situation géographique, sur le chemin de toutes les invasions venues, tantôt de l’Est, tantôt de l’Ouest, située en outre aux confins de la France et de l’Empire germanique, puissances territoriales redoutables qui la convoitaient sans cesse, la Lorraine connut un destin tragique.

Il fut ponctué de guerres meurtrières et de campagnes dévastatrices dont elle fut parfois l’enjeu et qui contribuèrent à modeler le tempérament de son peuple. Celui-ci, laborieux, discipliné et sensible à la gloire militaire a, de tout temps, été attiré par la vie de soldat. La participation des chevaliers lorrains à toutes les croisades, leur présence sur tous les champs de bataille d’Europe et, plus tard, la multitude de maréchaux et de généraux que la Lorraine donna à l’Empire napoléonien, à la Royauté et à la République, sont éloquentes.

De nombreux historiens rappellent que la Lorraine est la province française qui a donné le plus grand nombre d’officiers et de généraux à notre pays. L’Est mosellan y contribua largement avec, par exemple, les généraux Mangin de Sarrebourg et Hirschauer de Saint-Avold, les maréchaux Ney de Sarrelouis et Mouton de Phalsbourg, etc…

Il serait logique que la chanson militaire occupât une place importante dans le folklore d’une province comme la nôtre, dont tant de fils ont choisi ou accepté, bon gré, mal gré, le métier des armes. Beaucoup de Lorrains s’illustrèrent et innombrables furent ceux qui moururent et dont la chanson perpétue les exploits et le souvenir.

Si l’abbé Louis Pinck, premier grand archiviste de la culture populaire mosellane, a réservé aux chants guerriers une place non négligeable dans ses “VERKLINGENDE WEISEN”, collection de chansons populaires la plus prestigieuse d’Europe, c’est qu’ils étaient pour lui des documents historiques permettant de mieux comprendre notre passé mouvementé et tragique, de souligner le courage d’un peuple pacifique mais prêt à se battre pour son souverain ou son pays, de cerner les souffrances qu’il sut s’imposer, de témoigner de son sens du sacrifice, de sa bravoure face à l’ennemi et de son héroïsme dans la mort.

Les chansons de conscrits

Loin de représenter la totalité des chansons de conscrits, les pièces de ce sous-groupe nous renseignent cependant éloquemment sur l’état d’esprit, les sentiments et les préoccupations des jeunes Mosellans germanophones d’autrefois face au métier des armes. Le drapeau tricolore porté par ces guerriers en herbe qui lui témoignaient attachement et admiration souligne clairement qu’il s’agissait bien de la conscription et de l’enrôlement des jeunes Lorrains dans l’armée française.

Réputée attachée à la vie, aux traditions et aux honneurs militaires, la population de l’Est mosellan ne manifeste, à travers ses chansons de conscrits, pas la moindre euphorie, ni le moindre débordement d’enthousiasme pour les hauts faits de guerre auxquels elle est promise. Au contraire, une chanson se fait l’écho du désarroi des jeunes gens au moment de la conscription et notamment lors du tirage au sort qui décidait de leur incorporation :

Une autre chanson fait état de l’affliction des jeunes recrues lorsque le sort les avait désignées pour le service :

Deux pièces sont même une protestation véhémente, non pas contre la France, mais contre la guerre et la perfidie qui consiste à envoyer mourir des jeunes gens ayant encore tout à attendre de la vie. Il y est fait appel à la conscience humaine, au sens moral des hommes que l’on voudrait rendre attentifs à l’innocence de toutes ces jeunes victimes :

La conscription était obligatoire à l’âge de vingt ans; elle se faisait par tirage au sort de numéros inscrits sur de petits billets placés dans une urne. Dans ce jeu du hasard, il y avait des gagnants et des perdants :

Les gagnants, c’est-à-dire ceux qui avaient tiré le bon numéro, échappaient définitivement à toute servitude militaire. Louis Pinck rappelle qu’il existait, dans la région de Bouzonville, une étrange coutume empreinte de superstition qui voulait que les jeunes gens désireux d’échapper à l’incorporation fixent à leur bras le coeur d’une chauve-souris. Les perdants, par contre, devaient accomplir leur temps réglementaire. Ce temps était de trois ou sept ans dans les “Conscritlieder”, chiffres qui semblent quelque peu fantaisistes, alors qu’en fait ils correspondent assez bien à la réalité, puisque la durée légale de service était de sept ans, alors que la durée effective, qui était variable, n’excédait jamais quatre ans à cause des congés semestriels accordés par l’administration militaire.

La conscription, bien plus que le 14 juillet, était la véritable fête patriotique en Lorraine. C’était une occasion de réjouissances. Les conscrits fêtaient leur incorporation et leur aptitude au service militaire. Elle marquait la fin de leur adolescence et leur entrée dans la vie adulte, dans la société des hommes. Elle rappelait vaguement les rites d’initiation des sociétés primitives. Après le tirage au sort et la visite médicale, les jeunes gens enrubannés rentraient au village, porte-drapeau en tête, en chantant force chansons de conscrits, de soldats, de guerre, d’amour et d’adieu. Ils allaient chantant de maison en maison, buvaient et riaient. Pour terminer on organisait un repas et on donnait un bal auquel on conviait les filles de la classe.

Pourtant dans les chansons militaires de Lorraine la bien-aimée est toujours condamnée à l’attente. Aussi la douleur de la séparation est-elle évoquée plus souvent que la joie des retrouvailles.

Les chansons de guerre

Les chants guerriers se rapportent eux aussi à une époque antérieure à 1870. Vouloir y rechercher les échos des trois derniers conflits franco-allemands et l’attitude des populations germanophones face à ceux-ci serait maladroit. Ils étaient déjà en vogue bien avant que ces deux nations n’éprouvent l’une pour l’autre une haine qui les poussera à se détruire mutuellement.

Bien qu’ils aient pour contexte les guerres du XIXe siècle, celles du Premier Empire, de la conquête de l’Algérie, de l’expansion française en Extrême-Orient, de Crimée (1854-1855), l’expédition du Mexique (1861-1867), ces chants ne sont pas pour autant des chansons historiques, inspirées par des batailles précises. Ils parlent, bien sûr, de la guerre et du combat, mais en général, sans qu’il y soit fait mention d’un ennemi précis. Parfois, cependant, afin de donner à l’action plus de poids et de vraisemblance, le chanteur situe sa chanson dans le temps et dans l’espace.

Dans la pièce “0 Soldat, du unschuldlges Blut”, dont nous citons les strophes 2 et 3, les chanteurs lorrains mentionnent indifféremment Austerlitz en Moravie (victoire napoléonienne de 1805), Smolensk sur le Dnieper (victoire française en 1812) ou Leipzig en Saxe (bataille entre les Français et les Alliés en 1813) et témoignent par là du retentissement qu’a connu l’épopée napoléonienne au sein de la population mosellanne :

Le combat est toujours terrible et meurtrier car la chanson populaire ne recule pas devant l’exagération, les images horribles et les détails atroces. Fréquemment la bataille s’engage sous les roulements des tambours et très vite le sol se couvre de cadavres de soldats innocents qui baignent dans un flot de sang.

Deux chansons : “Jung Franzosenblut” et “Es gibt nichts schöneres auf der Welt” font l’apologie du courage du soldat français sur le champ de bataille. Rien n’est plus beau que le jeune guerrier de France lorsqu’il manie son épée, risque sa vie et se sacrifie pour que vive la Nation. Si le soldat ne doute jamais de la victoire finale, il ne se fait pas non plus d’illusions sur son propre sort :

La mort, la tombe, le cimetière attendent le vaillant combattant qui, lorsqu’il est mortellement blessé, demande tantôt à son camarade de le secourir, tantôt de l’achever, tantôt d’informer les siens qui sont au loin et ignorent tout de son calvaire. La dernière pensée va aux parents, aux frères et sœurs et à la bien-aimée qui n’ont plus que leurs yeux pour pleurer.

Conclusion

Les chansons militaires des “VERKLINGENDE WEISEN” nous apportent des informations intéressantes concernant la conscription, le tirage au sort, les villes de conscription dans l’Est mosellan, le prestige de certains régiments auprès de la population et du drapeau français auprès des soldats.

L’importance de ces chansons correspond bien à la réalité de la Lorraine germanophone du XIXe siècle, qui envoya des soldats mourir sur tous les champs de bataille et qui se distingua par les très nombreux guerriers, officiers et généraux qu’elle donna à la France. Il suffit pour s’en convaincre de consulter la liste des gloires militaires, même incomplète, établie par H. Tribout de Morembert et de se rappeler la conclusion de l’article d’Yves Le Moigne “Militaria” : “Avec 33 000 soldats, la Moselle du XIXe siècle français n’a pas ménagé sa sève. Ses appelés acceptent très largement l’incorporation. Elle exporte des remplaçants vers les départements plus réticents. Ses engagés peuplent des armes enviées. Sa partie germanophone contribue à sa mesure, mais activement, au renouvellement des forces armées.”