Le mariage de Napoléon et de Marie-Louise d’Autriche (Georges Rouget - 1810 - Musée du Château de Versailles)

La fin de la nation lorraine.

par Alain Petiot

(extrait de l’article : “Entre la France et l’Autriche : Le cas de la Lorraine sous la Révolution et l’Empire” paru dans le numéro de juin 2014 du “Pays lorrain”)

Lorsque, le 20 avril 1792, l’Assemblée législative déclare la guerre au Roi de Bohême et de Hongrie, les habitants de l’espace historique lorrain sont déjà presque tous intégrés à la nation française mais certains d’entre eux ont bien le sentiment d’avoir des liens particuliers avec la Maison d’Autriche. En effet, depuis plus d’un siècle, des Lorrains servent à la Cour de Vienne, dans l’armée impériale ou dans l’administration habsbourgeoise. C’est donc vers l’Autriche où règnent les descendants de leurs anciens ducs que se tournent les émigrés. La plupart d’entre eux rentrent en France après le licenciement de l’armée de Condé, en 1801, après la Paix de Vienne, en 1809, ou à la suite du roi Louis XVIII, en 1814 et 1815. Mais la Lorraine qu’ils ont quittée n’existe plus. C’est pourquoi d’autres émigrés restent au service de l’empereur d’Autriche qu’ils considèrent comme leur souverain légitime. Certaines familles jouent alors un grand rôle dans la Monarchie et contribuent à entretenir, sur les rives du Danube, la mémoire d’une nation disparue que l’archiduc Otto de Habsbourg a longtemps incarnée.

De la Paix de Lunéville à la Paix de Vienne

L’heure du retour dans la patrie des émigrés de l’armée de Condé sonne avec la paix de Lunéville, le 9 février 1801. Cette paix qui met fin à la guerre entre la France et l’Autriche, permet, notamment, de régler juridiquement la question des anciennes principautés relevant de l’Empire en accordant des dédommagements territoriaux aux princes allemands possessionnés en Lorraine. Elle marque aussi le licencie­ment de l’encombrante armée de Condé, le 1er mai 1801. Châteaubriand écrit alors : « Quand on licencie une armée, elle retourne dans ses foyers. Avaient-ils des foyers ? Où devait les guider le bâton qu’on leur permettait à peine de couper dans les bois de l’Allemagne, après avoir déposé le mousquet qu’ils avaient pris pour la défense de leur Roi ? ». Pourtant, leur regard se tourne vers la France où déjà, selon Victor Hugo, « Napoléon perce sous Bonaparte » : l’ordre règne, l’autorité de l’État est restaurée, la paix religieuse est rétablie par le Concordat de 1801 et la fusion des élites est commencée. Les circonstances qui les ont fait fuir ayant disparu, la plupart des émigrés lorrains se soumettent à la loi d’amnistie générale du 26 avril 1802 et rentrent au pays. C’est tout particulièrement le cas, à Metz et dans le pays messin, des Coëtlosquet, Wendel, Thomas de Pange, qui sont des royalistes mais qui n’ont pas les mêmes liens que d’autres avec l’ancienne Maison de Lorraine.

Ces autres, à l’inverse, restent en Autriche et passent au service de l’Empereur. Les débris de l’armée de Condé sont intégrés aux régiments impériaux réguliers qui reçoivent les officiers lorrains. Parmi les émigrés restés à Vienne, l’in­fluence des Lorrains n’est pas négligeable. On en a quelques échos dans les mémoires de la baronne Fisson du Montet. On songe d’abord à Monseigneur de La Fare, agent du comte de Provence (Louis XVIII), mais il y a également les deux derniers représentants de la branche française de la Maison de Lorraine : le prince de Lorraine-Lambesc et son frère, le prince de Lorraine-Vaudémont, tous deux géné­raux de l’armée impériale. Lambesc, l’aîné, est ici protoco­lairement appelé « prince de Lorraine ». Une émigrée originaire de Metz, Marie-Victoire Folliot de Crenneville, jeune veuve du colonel Poutet, Lorrain au service de 1’Autriche, est prise en affection par l’impératrice. Celle-ci lui confie ses enfants, notamment l’archiduchesse Marie-­Louise, qui la considère comme une amie et une seconde mère. À sa mort, Marie-Louise écrit à sa fille : « Elle a étée la première Amie dans mon enfance, ma seconde Mère, et tout ce que je suis, je le lui dois, aussi lui avais-je voué un sentiment et une reconnaissance vraiment filiale et je l’ai pleuré bien amèrement et sincèrement avec vous ». De plus, la souveraine la remarie au vieux comte de Colloredo­ Wallsee. Pleine de talents et d’esprit, la nouvelle comtesse Colloredo a beaucoup d’influence sur son mari, alors chargé de la diplomatie, et il semble qu’elle n’est pas étrangère à la décision de l’Autriche d’adhérer à la nouvelle coalition anglo-russe contre Napoléon.

La campagne de 1805 n’est pas heureuse pour l’Autriche. Le vieux comte Colloredo, disgracié, en meurt de chagrin. Celle de 1809 ne l’est pas plus et les Lorrains qui servent l’Autriche sont exposés à un nouveau dilemme. En effet, le décret du 6 avril 1809 permet de traduire devant les commissions militaires tous les Français qui ont pris les armes contre la France depuis le 1er avril 1804. Une nouvelle amnistie est accordée le 24 avril 1810 mais le décret précé­dant est prorogé jusqu’au 1er janvier 1812. Les officiers français sont invités à rentrer en France et l’empereur d’Autriche, qui est devenu l’allié de Napoléon, ne cherche pas à les retenir. Lorsque le colonel Roussel d’Hurbal solli­cite de l’Empereur l’autorisation de rester dans ses États, il ne reçoit que cette dure réponse : « Mon gendre a raison ; il faut que chaque chien s’en aille à son chenil ». Il passe donc au service de Napoléon qui le nomme général, tout comme le font le général Louis de Baillet-Latour et de nombreux Lorrains. Mais d’autres refusent de servir celui qu’ils considèrent comme l’usurpateur, risquant la condam­nation à mort par contumace en France ou le placement en non-activité en Autriche. C’est le cas, par exemple, du général Nicolas-Charles de Vincent, du lieutenant-colonel Fisson du Montet, du colonel Chaudelot, du capitaine de Spinette.

De Marie-Antoinette à Marie-Louise

L’éphérnère alliance franco-autrichienne a une autre conséquence, c’est le mariage de l’archiduchesse Marie­-Louise. Celle-ci n’est pas enthousiaste et, le 23 janvier 1810, elle écrit à Victoire Poutet, la fille de son ancienne gouver­nante devenue sa confidente : « Je sais qu’on me marie déjà à Vienne avec le grand Napoléon ; j’espère que cela restera au discours et vous suis bien obligée, chère Victoire, pour votre beau souhait à ce sujet. Je forme des vœux afin qu’il ne s’exécute pas et, si cela devait se faire, je crois que je serais la seule qui ne s’en réjouirait pas ». Mais le mariage se fait et, peu après, le 11 mai, Marie-Louise écrit à nouveau à son amie : « … peut-être que dans ce moment vous êtes déjà mariée et goûtez un bonheur aussi inaltérable que le mien … ». Si le prince de Ligne dénonce avec sarcasme le sacrifice « de la jeune génisse au minotaure », les Lorrains y voient avec plaisir une réédition, cinquante ans plus tard, du mariage de Marie-Antoinette avec le Dauphin.

Comme en 1770, les Lorrains attendent avec impatience le passage à Nancy de la descendante de leurs ducs devenue leur nouvelle impératrice. En cette occasion, le ministre de l’Intérieur et le préfet de la Meurthe s’attachent à contenir « l’enthousiasme que, dans cette partie de la Lorraine, des souvenirs auraient pu égarer ». Discours, inscriptions, hommages, relations des cérémonies sont rigoureusement censurés. Dans l’empressement des Lorrains à acclamer Marie-Louise, on peut démêler une sorte de protestation malicieuse contre l’Empire, mais on ne peut l’incriminer puisque c’est à l’empereur des Français que les hommages semblent s’adresser. À l’inverse, il semble à beaucoup que le mariage de Napoléon avec la fille de « princes autrefois si chéris » légitime en quelque sorte leur ralliement à la nouvelle patrie. En témoigne peut-être ce quatrain, gravé sur l’arc de triomphe érigé pour l’entrée de Marie-Louise à Nancy, le 25 mars 1810 :

« Fille de Léopold, hâte-toi de paraître, Vois, d’un double transport tous nos cœurs s’enflammer, Citoyens et soldats, nous promettons tous d’être, Français pour te défendre et Lorrains pour t’aimer ».

Certes, Marie-Louise, fille de l’empereur d’Autriche François 1er, n’est que la petite-fille de l’empereur Léopold II. Il semble, ici, que la qualification de « fille » soit prise au sens symbolique et permette de rappeler aux Lorrains que la nouvelle impératrice des Français, comme leur ancienne reine Marie-Antoinette, descendait du duc Léopold. Cependant, si les Lorrains semblent ainsi concilier une identité historique ancienne et une citoyenneté nouvelle, le souvenir de l’ancienne dynastie n’est pas totalement éteint. En avril 1814, un groupe de nobles lorrains vient trouver le préfet de Louis XVIII pour lui demander qu’on entame des négociations, par l’entremise du Tsar Alexandre, pour que la Lorraine soit rendue aux descendants de ses ducs!. Mais ce n’est pas dans le plan des Alliés qui veulent redonner à la France ses frontières de 1789. L’empereur d’Autriche François 1er qui se rend à Paris ne passe d’ailleurs pas par Nancy où sa situation aurait été délicate. De même, le gouvernement général d’occupation de la Lorraine, du Barrois et du pays de Luxembourg n’est pas confié à un Autrichien, mais à un Russe.

Après la première abdication de Napoléon et les Cents­ Jours, les Lorrains qui ne sont pas rentrés au pays en 1801 et en 1810 n’y reviennent en général pas et restent dans les possessions des Habsbourg. Ils deviennent Autrichiens, Hongrois ou Tchèques. Certains y jouent par la suite un grand rôle dans la politique qu’on appelle « le système Metternich ». C’est, d’abord, le cas du baron Nicolas­Charles de Vincent (Florence 1757-Nancy 1834). Blessé sous l’uniforme de général autrichien à la bataille de Waterloo, il devient ambassadeur d’Autriche à Paris et ne rentre sur sa terre de Bioncourt qu’en 1826. Jean-Marie Frimont (Fénétrange 1759-Vienne 1831), d’une famille de Gondreville, engagé dans l’armée autrichienne en 1776, y est devenu général de cavalerie. Il est l’artisan de la répres­sion des soulèvements de Naples, de Lombardie et de Vénétie. Créé prince d’Antrodocco à titre napolitain et comte de Palota à titre hongrois, il repose sur cette terre située dans un lointain comitat de Hongrie, aujourd’hui en Roumanie. Le comte Emmanuel de Mensdorff-Pouilly (Nancy 1777-Vienne 1852) est présent à Valmy à l’âge de quinze ans. Général de cavalerie, il est vice-président du Conseil de guerre aulique en 1834. Il a épousé une princesse de Saxe-Cobourg, sœur du futur roi des Belges. Ses des­cendants sont toujours établis à Boscovice, en Moravie.

Charles-Louis de Ficquelmont (Dieuze 1777-Venise 1857) s’est engagé au Royal-Allemand en 1792, à l’âge de quinze ans. Général, ambassadeur d’Autriche à Saint-Pétersbourg puis ministre, il devient chancelier en 1848, en pleine révolution. Il ne doit le salut qu’à sa démission. Ce n’est pas le cas de Théodore Baillet-Latour (Linz 1780-Vienne 1848), son cousin germain, qui, devenu ministre de la Guerre en 1848, est lynché par la foule sous les yeux de sa famille. Enfin, Marc de Bombelles (Bitche 1744-Paris 1822), ambassadeur du Roi à Venise, devenu prêtre à son veuvage, est l’aumô­nier de la duchesse de Berry puis évêque d’Amiens. Deux de ses fils sont intimement liés à la famille impériale. Henri (Versailles 1789-Savenstein 1850), officier autrichien, diplo­mate et ambassadeur, est le gouverneur des archiducs François-Joseph et Maximilien. Charles (Versailles 1785-Versailles 1856), officier, quitte à nouveau la France en 1830. Metternich l’envoie à Parme en qualité de grand maître de la Cour de Marie-Louise dont il devient le dernier compagnon et le troisième époux.

Ainsi, d’une archiduchesse à l’autre, la Révolution marque une rupture et une clarification. De tous temps, les Lorrains ont été écartelés entre Bourbons et Habsbourg. Le malaise a été patent après la cession des duchés à la France, surtout sous le règne nominal du Roi Stanislas, et on a observé, jusqu’à la Révolution, la persistance du sentiment lorrain, Mais, en 1815, il n’y a plus de Lorraine. Les Lorrains sont maintenant définitivement fondus dans la nation française. À l’inverse, de nouvelles familles ont rejoint, à la faveur de l’émigration, les familles lorraines établies dans les posses­sions des Habsbourg tout au long des dix-septième et dix-huitième siècles. Pour celles-ci, la Maison d’Autriche incarne désormais la continuité historique et la légitimité dynastique et porte, comme le montrent ses armoiries frappées des trois alérions, l’obscure mémoire d’une nation disparue.