Les Henning : L’exemple d’une fidélité familiale aux ducs de Lorraine.

Extraits d’un article de Pascal Flaus et Jean-Yves Pennerath paru dans “LOTHARINGIA” - Tome IX - 1999

Saint-Avold, ville marchande entre France et Empire, a depuis longtemps des relations avec la zone occidentale de l’Empire, de la vallée du Rhin moyen et de Francfort à la Hollande. Mais aux XVIIe et XVIIIe siècles, avec les vicissitudes liées aux guerres et aux changements survenus en Lorraine, qui entraînent l’occupation française et l’exil des ducs, ces relations s’amplifient.

Un grand nombre de Naboriens comme d’autres habitants de Lorraine allemande trouvent refuge à Trèves, Coblence, Mayence ou Luxembourg et certains, officiers ou simples soldats, suivent Charles V et servent dans les régiments lorrains de l’Armée Impériale. Après la Paix de Ryswick et le retour du duc Léopold dans ses États, les relations avec les Habsbourg et les Pays héréditaires s’intensifient. Léopold fait appel à des Tyroliens pour repeupler le Bailliage d’Allemagne dévasté par quatre-vingts ans de guerres, et les élites lorraines se tournent de plus en plus vers Vienne pour accomplir une carrière dans l’administration ou l’Armée Impériale. Le mariage de François-Étienne et de Marie-Thérèse représente pour les Lorrains de Vienne mais aussi pour les Lorrains qui ont choisi la cause impériale et leur clientèle une opportunité extraordinaire d’ascension sociale rapide et assurée. Des carrières se font ainsi en quelques années et concernent à la fois des militaires, des médecins, des scientifiques et des artistes.

À Saint-Avold, certaines familles, pour la plupart en relations d’affaires avec les Henning, et quelques personnalités, « créatures » des barons de Henning, font le voyage de Vienne. Mais ces expatriés ne rompent pas pour autant leurs liens avec leur famille restée en Lorraine. D’Autriche, ils continuent à gérer une partie de leurs biens à Saint-Avold ou, fortune faite, y prennent leur retraite, apportant au passage des dévotions nouvelles.

C’est à travers une étude systématique du notariat naborien, des archives de la famille de Henning et des fonds viennois que l’on peut tenter de prendre la mesure de ce mouvement qui ne s’est pas limité au règne de Marie-Thérèse. Il est ainsi possible de reconstituer quelques carrières de ces officiers médecins ou petites gens dont les faits n’apparaissent pas dans la grande Histoire mais qui démontrent l’intensité, la profondeur et l’ancienneté des liens unissant les pays lorrains à la Maison d’Autriche.

Les sources

L’étude du destin des membres de la famille de Henning est révélatrice des relations tissées entre la Lorraine et Vienne en même temps qu’elle pose le problème des sources disponibles. Les Henning sont une famille de petite noblesse possessionnée dans le Bailliage d’Allemagne avec une maison-fief et un hôtel à Saint-Avold. Leurs archives, belles, abondantes et bien classées sont déposées au Landesarchiv de Karlsruhe où elles constituent le fonds de Henning. Elles permettent l’étude de la vie d’une seigneurie au XVIIIe siècle à travers les différents comptes, procès et travaux effectués mais elles contiennent aussi des diplômes, des lettres de naturalité, d’anoblissement ou d’avancement pour les différents seigneurs.

Ce riche fonds doit être complété par l’étude des archives militaires conservées au Kriegsarchiv de Vienne. Les registres matriculaires mais aussi les différentes histoires des régiments permettent d’affiner l’étude des carrières. Ces registres sont eux-mêmes complétés utilement par les sources des Archives municipales de Vienne malheureusement mutilées par un incendie à la fin des années 1920. Les questionnaires de conscription, les registres de décès ainsi que les convocations pour héritage permettent de repérer les individus. Les manques sont en partie compensés par l’utilisation du catalogue biographique systématique de Portheim qui donne des renseignements d’état civil et renvoie à d’autres outils de recherche.

Les archives notariales viennoises, en revanche, sont encore un terrain vierge pour le chercheur à cause de leur extrême complexité et de leur dispersion. Il n’existe en effet pas de dépôt général et systématique et pour retrouver les actes d’une personne, il faut connaître sa qualité, son ordre ainsi que sa paroisse de résidence. Ceci explique que ces archives n’ont été que très peu consultées.

Une dernière source, une des plus riches, des plus prolifiques et qui ouvre le plus de voies est celle du notariat naborien car il permet de voir le rayonnement et les relations d’une famille. Le fonds notarial de Saint-Avold est complet pour le XVIIIe siècle et son analyse permet de bien cerner les relations qui unissaient les Henning aux bourgeois de Saint-Avold, en même temps qu’elle fournit des indications sur leur situation personnelle, celle de leur fortune ainsi que leur manière de gérer leurs terres en Lorraine. L’étude de ces différents fonds et le recoupement des renseignements obtenus permet ainsi d’approcher l’histoire de cette famille qui fit partie des fidèles des ducs de Lorraine depuis Charles III. Elle permet ainsi de mettre en lumière des destins individuels mais aussi l’importance des liens de clientèle et de fidélité nobiliaire. Les rapports entre les Henning et leurs « créatures » sont ainsi mieux connus, ce qui nous renseigne un peu plus sur la vie de la petite noblesse provinciale.

Une ancienne famille naborienne

La famille de Henning s’installe dans la région de Saint-Avold à la fin du XVIe siècle. En effet en 1570, onze ans avant l’achat de l’avouerie épiscopale de Hombourg - Saint-Avold par le duc de Lorraine, leur ancêtre Steff Navier, capitaine des gardes du corps écossais du roi de France achète le fief de Téting. Il entre alors au service de Charles III et devient successivement gentilhomme de la chambre, gouverneur de Phalsbourg et conseiller d’État avant d’acheter la terre et seigneurie de Heining en 1617 et d’en prendre le nom. Il acquiert ainsi une maison-fief à Saint-Avold, rue de Hombourg. Ses quatre fils se mettent tous au service du duc Charles IV durant la guerre de Trente Ans. Le premier, Charles, devenu lieutenant-colonel fait une levée de 500 lansquenets lors du second armement lorrain en 1627. Il reçoit pour ses bons services une pension de 1000 francs par an et est fait baron de Henning le 27 mars 1629.

L’engagement de cette famille envers la famille ducale ne se dément pas par la suite. Charles de Henning loue en effet deux régiments, un de cavalerie et un autre d’infanterie, à ses frais, et les met au service du duc. Son frère, François de Henning, est envoyé par Charles IV au service de l’empereur. Devenu général de cavalerie, il est tué à Olmùtz en commandant un corps de troupes contre les rebelles de Moravie. Un autre frère, Dominique de Navier, devient lieutenant-colonel dans l’Armée Impériale et enfin le dernier, abbé de Longeville, participe à la libération de Charles V prisonnier des Espagnols par lesquels il est assassiné en mer en 1655. Charles-François de Henning, fils aîné de Charles, baron de Henning et d’Arme de La Chaussée devient page au service de Charles IV puis de Charles V qui lui donne une compagnie dans le régiment de Vaudémont. Il ne suit pas le duc en exil mais il en donne l’ordre à trois de ses fils : Mathieu-Charles (26.04.1659 / 10.04.1720), Antoine (10.06.1667 / 16.04.1754) et Charles (10.07.1677 / 19.04.1728), le quatrième, François (08.09.1665 / 14.08.1743) entrant au service du roi de France. Ceci n’empêche pas les Français d’emprisonner Charles-François de Henning et de saisir ses biens.

La famille de Henning privilégie la fidélité au duc et ses liens avec la famille ducale se renforcent puisque Charles V est le parrain de Charles, troisième fils de Henning.

Des carrières militaires

Les Henning entament ensuite des carrières militaires dans les régiments lorrains de l’Armée Impériale. Mathias-Charles, devenu écuyer du Prince de Commercy, devient colonel du régiment de cuirassiers de Stainville et meurt en Transylvanie en 1720. Charles, commandant de la deuxième compagnie du régiment de Wurtemberg est blessé à la bataille de Belgrade le 16 août 1717.

Enfin, Antoine connaît le destin le plus prestigieux. Il entre d’abord comme page chez le prince de Commercy puis est fait lieutenant après la bataille de Luzzara où il est blessé deux fois, le 15 août 1702. Il est fait capitaine au régiment de Falkenstein par le prince Eugène de Savoie, et le duc Léopold lui confère l’état et l’office de Chambellan le 21 novembre 1715. Il devient commandant en 1716 et, le 17 mars 1717, il épouse Marie-Françoise de Béroldingen fille de Wolfgang-Frédéric, baron de Béroldingen et de Marie-Françoise Suzanne, née baronne de Falkenstein. Il passe ensuite lieutenant-colonel au régiment du Prince de Wûrttemberg après la bataille de Belgrade et est choisi pour commander la cavalerie au congrès de Paix de Passarowitz en 1718.

Sa brillante carrière jointe à un beau mariage lui attire la reconnaissance du duc Léopold qui lui cède les dîmes de Lachambre en 1719 pour le récompenser et parce que « seul de ses frères mariés et qui a des enfants (il est) en état de soutenir le lustre et l’éclat de sa maison ». II continue ensuite sa carrière et devient successivement colonel en 1723, feld-maréchal en 1735 et général de la cavalerie de tous les régiments à cheval en 1748. Durant toutes ses campagnes, il s’attire les compliments d’Eugène de Savoie, de Charles VI puis de François-Étienne qui lui confèrent des diplômes de bons et loyaux services et louent sa bravoure « contre les Français à Parme et Quasdalla en Italie et en Hongrie contre l’ennemi héréditaire du nom chrétien ». Il est également apprécié des ses officiers et du prince de Wurtemberg qui prennent sa défense dans une affaire concernant les comptes du régiment le 6 août 1734. Enfin François-Étienne l’estime beaucoup et les archives conservent deux lettres du duc à son « affectionné ami » envoyées de Laxenburg et de Vienne à Faenza en Italie où se trouve l’armée en 1734.

Des intermédiaires entre Saint-Avold et Vienne

Les Henning ne se contentent pas de faire carrière dans l’Armée Impériale, ils gèrent également leur domaine lorrain depuis Vienne et retournent régulièrement sur leurs terres. Ainsi Charles de Henning a prêté en obligation à 5% à Saint-Avold devant notaire 5 730 livres de 1721 à 1726. Son frère Antoine a prêté de la même manière 13 232 livres entre 1744 et 1755, et à sa mort, il lègue à sa petite fille, la comtesse de Schauenburg, née de Henning, une argenterie estimée à 30 000 livres. Il donne également 45 000 livres en argent à différents héritiers dont l’église paroissiale et la collégiale de Hombourg.

Son testament, ouvert le 19 octobre 1754, deux jours après son décès, est intéressant à étudier aussi par les fondations de messe qu’il institue. En effet, il prévoit « la fondation d’une grande messe à perpétuité en l’honneur de Saint Jean Népomucène le jour de sa fête et d’un sermon le dernier jour de l’an avec la bénédiction de Saint-Sacrement dans l’église paroissiale de Saint-Avold ». Et dans la requête envoyée à Monseigneur de Saint Simon, évêque de Metz; pour demander son approbation, il est précisé « qu’ayant plu à Dieu de lui donner des marques d’une protection singulière au milieu des plus grands dangers des armes, il méditait depuis longtemps les moyens d’en témoigner au Seigneur sa reconnaissance et pour animer le peuple aux mêmes actions de grâce et en même temps à une confiance particulière que le suppliant a toujours eu en l’invocation de Saint Jean Népomucène, il expose des bontés de votre Excellenae la permission de ce culte nouveau à Saint-Avold ». La ville érige au XVIIIe siècle, une fontaine dédiée à ce saint très populaire en Europe centrale et en Lorraine allemande. Les Henning représentent donc des intermédiaires à tous les sens du terme entre Saint-Avold et Vienne. Entrés dans la clientèle du duc puis de l’Empereur par fidélité ils réussissent à se créer leur propre clientèle et servent de relais pour les carrières des Naboriens dans l’Empire comme pour le règlement de leurs affaires, ainsi que le prouve le testament du sieur Vergance du 7 mars 1747 qui précise qu’on pourra avertir son frère « prévôt au régiment de Hohenembs-Cavalerie au service de Sa Majesté Impériale » par le comte Antoine de Henning. Les Henning ne sont que la partie la mieux connue des liens unissant Saint-Avold à l’Empire.

Le renouveau naborien à l’avènement de Léopold 1er

Après la signature du traité de Ryswick, qui garantit l’indépendance des duchés, Léopold, de retour dans ses États, se lance dans une habile politique de repeuplement déjà amorcée par l’occupant français. Saint-Avold est érigée en chef-lieu de prévôté avec vingt-trois villages qui, d’après Bugnon, comptent deux mille trois cent trente-quatre habitants en 1708, dont neuf cent douze pour Saint-Avold. Les registres paroissiaux, ceux de la subvention et des ponts-et-chaussées, citent pour les années 1711-1730 environ une trentaine d’habitants qui, devenus bourgeois de la ville, se disent originaires de pays germaniques. Une majorité de ceux identifiés sont originaires du Frioul, du Tyrol et de la Suisse, soit environ 24 personnes. Les métiers de ces immigrants ne nous sont pas toujours connus, la plupart des Tyroliens installés à Saint-Avold sont des maçons au service de la ville, qui obtiennent d’importants marchés lors de la reconstruction des bâtiments communaux.

Saint-Avold s’inscrit comme le reste de la Lorraine allemande dans ce vaste mouvement de repeuplement par des Tyroliens ou des Suisses, originaires de régions de montagnes épargnées par les guerres du XVIIe siècle, et attirés par les privilèges de l’ordonnance ducale du 10 octobre 1698, étendue par la suite aux autres bailliages du duché. En effet, les candidats à l’émigration obtiennent de plein droit la nationalité lorraine ainsi que « la franchise et exemption de toutes impositions, tailles ordinaires et extraordinaires, corvées, charrois et logements de gens de guerre pendant l’espace de six années ». Ces mesures d’encouragement au repeuplement attirent aussi un grand nombre de colons originaires de régions romanophones, la plupart issus de diocèses du Nord de la France. Nous en avons découvert une dizaine. Les nouveaux entrants ne sont pas tous de modestes artisans. Certains comme la famille Gerardy, officiers originaires de la région de Trèves-Luxembourg accumulent charges et privilèges et font une belle carrière dans l’administration de la ville et de sa prévôté.

L’apport démographique en provenance des régions alpestres reste une exception unique, qui s’explique pour le Tyrol par les liens privilégiés qui lient le duc Léopold à cette région. Cette relation accrue avec l’Empire des Habsbourg est encore renforcée par les liens entretenus avec une partie de l’aristocratie lorraine depuis Charles IV. Ainsi lorsque le lieutenant de la prévôté, Sébastien Vergance (originaire de Marsal) installé à Saint-Avold depuis 1706, rédige son testament le 7 mars 1747, il verse à son frère Jean Nicolas au service de l’Empereur, prévôt au régiment de Hohenembs-Cavalerie, une somme de 25 francs. Comme nous l’avons déjà mentionné les relations avec l’Empire des Habsbourg ne sont pas seulement le fait d’officiers mais aussi de simples bourgeois qui font de surprenantes carrières au service du duc François-Étienne devenu Empereur. Les exemples ne manquent pas. Citons la famille Kayser; bel exemple d’une ascension sociale au sein de l’Empire et le peintre Valentin Metzinger.