Le château de Hunebourg et le soldat inconnu alsacien-lorrain.

d’après l’article de Jean-François THULL paru dans le numéro 27 du Cahier du Pays Naborien

Le château de Hunebourg surplombe du haut de son éperon gréseux la commune de Neuwiller-lès-Saverne à 425 mètres d’altitude. Mentionné au XIIe siècle dans un document où apparaissent les comtes de Hunebourg, issus des comtes de Dabo-Metz, le château restera aux mains des sires de Hunebourg jusqu’en 1225. Par la suite, le château passe aux mains des Lichtenberg.

Possession de la famille de Hesse-Darmstadt au XVIIIe siècle, mis sous séquestre à la Révolution, il appartient à l’époque napoléonienne au général Clarke qui en fait démolir les vestiges (notamment le donjon) et bâtir en contrebas de la propriété un relais de chasse (devenu maison forestière). Ses héritiers cèdent le domaine qui passe successivement dans les mains d’un marchand de biens puis du percepteur de Neuwiller, de 1821 à 1932. C’est à cette date que l’écrivain et éditeur Fritz Spieser, rassemble les fonds nécessaires pour l’acquérir en vue de son aménagement.

Le bâtisseur

Après des études secondaires à Saverne puis dans le Wurtemberg et en Franche-Comté et un bref passage à la faculté protestante de Strasbourg, Fritz Spieser obtient une licence ès lettres à l’université de Grenoble puis soutient une thèse de doctorat en ethnologie à l’université de Marbourg sur les chants populaires de Lorraine germanophone exhumés par l’abbé Louis Pinck et superbement illustrés par Henri Bacher. Spieser rencontre à Gôttingen, la comtesse Agnes von und zu Dohna-Schlobitten, fille de l’aristocratie allemande, apparentée aux Hohenzollern, qu’il épouse en 1931.

Il fonde le Wanderbund Erwin von Steinbach (1926) ou Erwinsbund, qui, à la suite du mouvement Wandervôgel, exalte le retour à la nature, à une vie communautaire, jalonnée de randonnées, veillées et rassemblements, nourrie par une vision du monde bâtie sur le refus du matérialisme, de l’individualisme et une redécouverte des identités régionales. Spieser a pour ambition, grâce à la renaissance des traditions populaires (chants, danses, contes) de forger une nouvelle élite au sein de la jeunesse d’Alsace.

Il cultive sa passion pour les châteaux du pays de Bitche et des Vosges du Nord, aux confins de l’Alsace et de la Lorraine et, de pérégrinations en pérégrinations, porte toute son attention sur le site de Hunebourg, à proximité de Saverne (Dossenheim-surZinsel). Ce lieu (que Spieser connaît depuis ses jeunes années) devient, dès 1930, pour « Fritz » et « Agnete » un lieu d’excursion privilégié.

À partir de septembre 1932, dès l’achat du terrain, il lance un projet de reconstruction du château de Hunebourg, et sa transformation en Auberge de Jeunesse, destinée aux randonneurs du Wanderbund et, plus largement, à la jeunesse européenne. La première pierre est d’ailleurs posée, en août 1934, en présence de Marc Sangnier, fondateur de la Ligue française pour les auberges de jeunesse, et de son homologue allemand, Richard Schirrmann. Dans un deuxième temps, cette Jugendburg (château de la jeunesse) est appelée à devenir, en parallèle, la résidence familiale des Spieser (1935).

Le château

Fasciné par la puissance évocatrice du style médiéval qui attise son tempérament romantique, Spieser imagine un nouvel ensemble néo-roman où le grès rose des Vosges se marierait au bois de la forêt environnante. En recourant à des matériaux nobles et des techniques traditionnelles, il souhaite conserver l’esprit du lieu, en affirmant son ancrage historique et en conservant l’harmonie avec le paysage qui, tel un écrin, doit mettre en valeur la hiératique beauté du site. À cette fin, Spieser confie le projet à l’architecte Karl Erich Loebell (1905-1993), élève de Paul Schmitthenner (1884-1972), « représentant d’une architecture traditionnaliste de la modernité allemande ».

Le plus inconnu des soldats

L’idée d’un mémorial dédié aux soldats alsaciens-lorrains qui ont combattu dans l’armée allemande en 1914 - 1918 puisque l’Alsace et la Moselle étaient allemandes germe dans l’esprit de Fritz Spieser.

Dans la nuit du 10 juillet au 11 juillet 1937, 700 personnes se retrouvent dans la cour du château pour rendre hommage au « plus inconnu des soldats », le Feldgrau alsacien-lorrain de 1914 - 1918. À cette occasion, le Mosellan Louis Benmann (1894-1966), officier dans l’armée impériale pendant la Grande Guerre, s’exprime ainsi : « Si dans les pays civilisés du monde l’on a pensé aux morts de la Grande Guerre, personne jusqu’ici n’a encore officiellement rendu hommage aux nôtres : on les a oubliés comme s’il y avait lieu d’en avoir honte ! ( … ) Les autorités, dont c’était le devoir de garder vivant le souvenir de nos morts, ont failli. C’était à d’autres morts qu’elles rendaient hommage en d’innombrables cérémonies, et ceux que notre propre sol avait portés, sur ce même sol elles les avaient reniés ! C’est pourquoi, nous les vieux soldats qu’un sort différent de celui de nos camarades morts a frappé, nous sommes remplis d’une joie mêlée de mélancolie, parce qu’une imposante troupe de jeunes gens a considéré de son devoir de consacrer, maintenant et régulièrement dans l’avenir, une digne cérémonie commémorative à ceux qui jadis marchèrent avec nous au même pas, persévérèrent avec nous dans la boue des tranchées et des entonnoirs, et qui avec nous furent exposés aux pluies de feu des mitrailleuses et des obus. Pour ces morts qui ne peuvent plus parler, nous vous disons notre gratitude chers et jeunes camarades ! ».

Pendant cinq années (de février 1933 à septembre 1938), et malgré de nombreuses entraves, une intense activité est déployée au château de Hunebourg. À mesure que prend forme l’idée d’un monument en l’honneur des Feldgraue alsaciens-lorrains qui viendrait compléter le dispositif architectural de Hunebourg, deux perceptions antagonistes se développent : auberge de jeunesse, vecteur du rapprochement franco-allemand pour les uns, monument à la gloire du germanisme en Alsace-Lorraine, pour les autres. Il n’est donc pas surprenant que le site soit perquisitionné dès 1935 par le commissaire de police Antoine Becker, qui s’est spécialisé dans la chasse aux autonomistes, ou que l’administration des Eaux et Forêts, qui administre le domaine autour de Hunebourg, fasse mille difficultés à Spieser, en bloquant momentanément l’avancée du chantier.

Le Friedensturm, tour-mémorial du château de Hunebourg.

En 1938, un an après la cérémonie d’hommage, le monument à la mémoire du « soldat le plus inconnu » est érigé. Bâti d’après les plans de Martin Schmitthenner, ce mémorial a l’apparence d’un donjon néo-médiéval de forme pentagonale, appelé Friedensturm (Tour de la Paix), fixé sur l’éperon rocheux du site.

L’accès à cette tour d’honneur ou « tour-mémorial » se fait par une porte monumentale. Le cénotaphe en grès sculpté, « cuve rectangulaire à parois épaisses et large bordure ( … ) posée sur quatre pieds massifs ( … ) décorée sur trois faces de panneaux rectangulaires à médaillons circulaires gravés ( … ) fortement inspirés de motifs protohistoriques issus de l’antique tradition germanique », qui renferme de la terre en provenance de tous les champs de bataille sur lesquels les soldats alsaciens et lorrains mosellans ont combattu, est installé dans « la halle d’honneur en forme de chapelle» du rez-de-chaussée dont les murs sont décorés d’une frise ornée des signes zodiacaux. Au-dessus du cénotaphe, une simple croix a été fixée, bientôt remplacée par la Croix de fer [millésime 1914) sculptée dans la pierre.

Un ouvrage relié recensant, dans chaque commune, les soldats alsaciens-lorrains morts au champ d’honneur sous uniforme allemand, est déposé à proximité du cénotaphe. Enfin, en 1938, dans la cour d’honneur aménagée au pied de la tour, une épitaphe aux « soldats les plus inconnus de la Grande Guerre » bordée d’une frise à spirales, est apposée sur l’un des murs d’enceinte. 

Un pont à arche de pierre enjambe le fossé et relie la tour à l’autre partie du domaine de Hunebourg. Pour Spieser, qui ne croit pas à la double culture dans le cadre d’une France républicaine et jacobine, le Friedensturm doit néanmoins symboliser le rôle unificateur et pacificateur de l’Alsace entre la France et l’Allemagne et sa vocation européenne. Dans cet esprit, il décide d’organiser le dernier dimanche de juillet une cérémonie (au cours de laquelle le livre d’honneur est exposé) dédiée au souvenir du soldat alsacien-lorrain et à la paix.

Le cénotaphe dans la chapelle du Friedensturm (état en 1938)

L’épitaphe au soldat alsacien-lorrain (cour d’honneur)

Le château abritant des réunions d’associations alsaciennes autonomistes, une vague de perquisitions, menées par le commissaire Becker, s’abat sur Hunebourg de septembre 1938 à janvier 1940. L’Elsas-Lothringer Partei et le Bund Erwin von Steinbach sont dissous par décret le 21 avril 1939. Spieser quitte alors le château et se réfugie dans le domaine des Schlobitten, en Prusse orientale.

Après l’offensive éclair de mai 1940, les troupes allemandes font leur entrée à Strasbourg. Les autorités du nouveau Reich national-socialiste, qui prennent possession de l’Alsace, obtiennent la libération des « Nanziger » (autonomistes alsaciens-lorrains incarcérés à Nancy depuis septembre 1939). Spieser, de retour en Alsace, relance ses activités d’éditeur et entreprend la poursuite de l’aménagement de Hunebourg.

C’est alors que le Gauleiter Wagner décide de faire de ce lieu le théâtre d’une cérémonie solennelle et triomphale le 19 juin 1941, date anniversaire de l’entrée de l’armée allemande dans la capitale alsacienne, en y célébrant le retour du corps du Freiheitsheld (héros de la liberté) Karl Roos.

Cette opération de propagande, relayée par les publicistes, est destinée à instrumentaliser et à rassembler la population alsacienne autour de la mémoire de l’ancien Feldgrau (adjudant au 26e bataillon du Landsturm de Trèves, titulaire de la Croix de fer, puis lieutenant en Belgique et au Luxembourg) et chef autonomiste alsacien Karl Roos (1878-1940), secrétaire général du Heimatbund puis président de la Landespartei arrêté pour « espionnage » en février 1939, condamné à mort par le tribunal militaire de Nancy en octobre de la même année et fusillé à Champigneulles en février 1940.

Le château devient un lieu de pèlerinage obligatoire pour les écoliers mosellans et alsaciens.

L’abandon et l’oubli

Après 1945, le domaine est confisqué à Spieser qui est sous le coup d’une condamnation à mort pour haute trahison et doit trouver refuge en Allemagne du Nord au mois de novembre 1944 avec sa famille, puis, dans la clandestinité, au château de Lich (Hesse). Pendant deux ans, brièvement occupé par les troupes américaines, le site est livré au vandalisme de pillards qui dérobent une partie du mobilier de la maison d’habitation, les ouvrages de la bibliothèque constituée par Spieser et arrachent les parquets en marqueterie des étages supérieurs de la tour. Le cercueil de Karl Roos disparaît.

Il s’agissait, en le profanant, de vider le lieu de sa substance symbolique et de son magnétisme. Un projet de maison de « rééducation » française, sous l’égide de l’inspection générale des mouvements de jeunesse et d’éducation populaire, est même imaginé puis écarté car trop coûteux. Confisqué puis placé sous séquestre (1947-1949), le site devient propriété de l’administration des Domaines. Acquis en 1949 par la Mutuelle des Agents des Impôts, Hunebourg est transformé en Maison de vacances (à destination des membres de la Mutuelle) qui accueille également touristes et randonneurs au cœur du parc régional des Vosges du Nord. Le château est devenu aujourd’hui un hôtel, géré par la société Vacanciel.

Il faut noter l’état d’abandon dans lequel le Friedensturm est tombé depuis cette période : Le livre mémorial a disparu, le cénotaphe en grès a été déplacé, posé à même le sol et transformé en vulgaire bac à fleurs, tandis que l’épitaphe dans la cour d’honneur a été martelée.

Hunebourg, symbole d’un « pays disparu » ?

Qu’incarne aujourd’hui la tour-mémorial de Hunebourg ? Symbole du particularisme alsacien-lorrain pour certains, fanal du germanisme en Alsace-Lorraine pour d’autres, ce monument n’est-il pas, pour reprendre la belle formule utilisée par François Roth, l’emblème d’un « pays disparu » ? Ou plus encore, ne faut-il pas voir dans le destin contrarié de ce haut lieu le reflet de la trajectoire singulière de deux générations d’Alsaciens-Lorrains, tiraillées entre la France et l’Allemagne, et d’un territoire qui conserve, aujourd’hui encore, l’empreinte de cette histoire complexe ?

La plaine d’Alsace vue du château de Hunebourg.