Si la bibliothèque de l’abbaye de Saint-Avold ne pouvait pas rivaliser avec celle de Saint-Mihiel (ci-dessus) et ses 9 000 volumes, elle n’en constituait pas moins le “centre du savoir” du pays naborien.
Les livres à Saint-Avold au siècle des Lumières.
par Bernard Becker d’après les études de Gérard Michaux (1) et Denis Metzgzer (2)
La dualité linguistique
Au début du XVIIIe siècle, Saint-Avold compte 825 habitants. Ce n’est alors qu’un gros bourg enfermé dans ses vieilles murailles, qui n’a pas encore surmonté, ni sur le plan économique, ni sur le plan démographique les conséquences funestes de sa quasi destruction pendant la guerre de Trente ans. Trois quarts de siècle plus tard, à l’autre extrémité de la période qui nous intéresse, la ville a triplé sa population, rasé ses vieux remparts, comblé ses fossés et étendu son espace sur deux faubourgs : elle compte désormais 2 800 habitants. La prospérité retrouvée en moins de cinq décennies culmine au milieu du siècle.
Sur le plan culturel, Saint-Avold appartient à l’aire des parlers germaniques ; le dialecte local à consonance francique est la langue vernaculaire. Elle règne dans les familles autochtones, dans la rue, sur le marché et surtout à l’église. En effet à l’opposé des Réguliers des deux monastères de la ville où le français est de rigueur, le clergé séculier est viscéralement attaché à la langue germanique qui préside au catéchisme, à la prière et au prône dominical. Le français pourtant, à l’égal de l’allemand, est enseigné dans les écoles de la ville malgré un contexte défavorable, et progresse insensiblement au fur et à mesure que l’on avance dans le siècle.
La dualité linguistique, se manifeste aussi par la présence d’une minorité francophone, composée essentiellement par les élites administratives et financières, originaires pour le plus grand nombre de Lorraine romanophone, qui occupent les principaux offices et les charges dans l’administration.
Dans le domaine de l’alphabétisation, les progrès sont réguliers tout au long du siècle. En effet, en 1699, 60 % des hommes et 25 % des femmes savent signer leur acte de mariage. En 1790, ils sont respectivement 80 % et 50 %. Pour la même période les graphies gothiques c’est à dire allemandes, qui étaient de 87 % chez les hommes et de 100 % chez les femmes à la fin du XVIIe siècle ne représentent plus, pour l’un et l’autre sexes, que I8 % en 1789. Cette lente acculturation conduit, à la fin de l’ancien régime, une partie de la population naborienne vers un bilinguisme allemand-français très inégal et encore hésitant, à dominante germanique du moins dans l’expression orale, mais où le français, langue officielle, marque son emprise dès que l’on passe à la relation écrite.
Ce que nous savons de la lecture publique ou institutionnelle à Saint-Avold à la fin du XVIIIe siècle, tient en cette phrase prononcée par le Maire Nicolas Spinga devant l’assemblée municipale, le 26 janvier 1792 : « Il n’y a jamais eu à Saint-Avold, d’autres bibliothèques que celle des cy-devant Bénédictins et encore elle n ‘a jamais été publique, quant aux cy-devant Bénédictines (elles) avaient quelques centaines de bouquins, qu’elles ne lisaient point elles-mêmes ».
C’est donc, pénétré de cette ambiance et de ce climat culturel et linguistique, que l’on essaiera de savoir qui, en ce siècle des Lumières, possédait des livres, isolés ou en collections, ou mieux encore des bibliothèques, dont Gilbert Cahen, a, dès 1981, signalé la trace dans les inventaires après décès (IAD).
La bibliothèque de l’abbaye Saint-Nabor
Agrégée à la congrégation de Saint-Vanne le 23 août 1607, l’abbaye Saint-Nabor connut au cours du XVIIe siècle un réel renouveau spirituel, dû au dynamisme des premiers réformés, à leur enthousiasme communicatif et à leur prosélytisme zélé. À l’instar de l’ensemble de la congrégation, les effectifs progressèrent. La réforme monastique draina vers le cloître un nombre croissant de vocations.
Au siècle des Lumières, l’abbaye de Saint-Avold connut une réelle croissance et participa de la prospérité économique générale. En outre, elle s’ouvrit aux idées nouvelles et aux Lumières, à l’instar d’autres monastères bénédictins.
Afin d’administrer la preuve qu’elles n’étaient pas devenues des gouffres et des tombeaux, comme le prétendaient certains philosophes (Montesquieu, Diderot), les communautés régulières devaient réagir et montrer que la culture monastique n’était pas obsolète. Les religieux les plus avisés en prirent conscience et se firent les plus fervents partisans de l’ouverture culturelle au monde. L’étude de la bibliothèque de l’abbaye Saint-Nabor est un bon instrument de mesure de cette volonté. Lieu de rencontre privilégié entre l’homme et le livre, la bibliothèque occupe une place importante dans la société monastique. Parce qu’elle agit sur les sentiments de la communauté et parce qu’en retour celle-ci détermine son contenu, la bibliothèque contribue à façonner l’univers mental des religieux. Les bibliothèques sont le reflet des courants de pensée, dont le style de vie, la tonalité idéologique et la vigueur restent tributaires d’influences diverses.
Le dictionnaire de Moréri en 10 volumes figurait dans la bibliothèque de l’abbaye Saint-Nabor.
Aucun catalogue dressé par les religieux de notre abbaye ne nous est parvenu. Pour connaître le contenu de la bibliothèque, nous devons nous contenter des seuls inventaires révolutionnaires. Mais l’exploitation de ceux-ci est rendue difficile par des inconvénients fâcheux qui invitent à une grande prudence dans l’analyse. Or plus qu’ailleurs, ceux de Saint-Avold sont incomplets.
Le décret de confiscation des biens ecclésiastiques, promulgué le 2 novembre 1789 par l’Assemblée nationale et complété par l’arrêt du 27 novembre 1790, visait à la conservation des livres et des manuscrits. En application de ce décret, des scellés devaient être apposés sur les portes des bibliothèques conventuelles et à partir de mai 1790, des officiers municipaux reçurent mission de dresser l’inventaire de tout ce que contenaient les bibliothèques.
À Saint-Avold, Joseph Becker, un des membres fondateurs du comité patriotique durant l’été 1789, futur député à la Convention, constate, le 28 avril 1790, en entreprenant l’inventaire que les scellés n’ont pas été posés comme le prévoyait la loi. Puis il découvre que des tiroirs ont disparu et que certains rayons sont chargés de faux livres en bois destinés à masquer l’absence des véritables ouvrages qui ont été déménagés. Ces affirmations et les disparitions de livres sont confirmées, en mai 1791, par Nicolas-Pascal Gérardy, chargé alors en qualité de commissaire du district d’achever l’inventaire de la bibliothèque. L’hémorragie est certaine.
Les détournements ne constituent pas le seul obstacle pour tenter de reconstituer le contenu de la bibliothèque. Les rédacteurs ne facilitent guère la tâche de l’historien. Que penser du rapport de Gérardy en 1791 ? Il n’enregistre que les livres « respectables par leur antiquité et par les matières dont ils traitent », car, dit-il, il ne convient pas « d’ennuyer l’Assemblée nationale par des livres qui ne méritent pas d’être lus ». Quelle stupéfaction alors, quand le préposé avance quelques exemples de ces prétendus ouvrages inutiles ! Tous ceux relatifs à la dîme et aux droits féodaux (abolis en 1789), aux affaires jansénistes et à la constitution Unigenilus ! Comment dès lors s’étonner que sur les 3 139 livres qu’aurait possédés l’abbaye en 1789 selon un état généra) conservé aux Archives nationales, seuls 117 titres formant 760 volumes aient pu être identifiés ?
Le caractère fragmentaire de l’inventaire n’autorise guère de conclusion définitive. Il permet toutefois de dessiner les contours de ce qu’étaient les préoccupations intellectuelles de l’abbaye au XVIIIe siècle. À la lecture de ce mini-catalogue, il semble qu’elles ne diffèrent guère de celles des autres abbayes vannistes. On est frappé de prime abord par le caractère éclectique des titres recensés. De nombreux domaines de la connaissance sont présents. Les sciences sacrées y occupent toujours une place prépondérante. On notera sans surprise la présence de plusieurs bibles, des œuvres intégrales des Pères de l’Eglise, d’ouvrages de théologie, parmi lesquels la théologie de Habert, et d’histoire de l’Eglise, ainsi que les œuvres de saint Bernard, de Bellarmin et de Bossuet. Les grands philosophes de 1’ Antiquité (Platon, Aristote), du Moyen Age (saint Thomas) et de la Renaissance (Marsile Ficin) figurent eux aussi sur les rayons de la bibliothèque. Les lettres anciennes, grecques (Demosthène) et latines (Cicéron, Pline, Sénèque, Quintilien), sont également bien représentées.
À côté de ces ouvrages religieux et classiques, les sciences profanes paraissent avoir tenu une large place. Elles se distinguent moins par le nombre des volumes que par la qualité des auteurs et l’orientation des courants de pensée représentés. Le nombre et plus encore la variété des dictionnaires mentionnés (dont le Dictionnaire de Moréri et le Dictionnaire Universel de Furetière) prouvent à quel point les religieux naboriens étaient avides de savoir. Leur goût pour l’histoire (française, étrangère et régionale) et la géographie (ils possèdent une Description de la Chine en 4 volumes) confirme cette inclination. Il s’inscrit dans la tradition d’érudition bénédictine et dans le désir des vannistes de s’ouvrir largement au monde contemporain. Cette ouverture au monde dans lequel ils vivent et leur sens pratique poussent les religieux à acquérir des ouvrages de droit et d’économie. Enfin la présence dans la bibliothèque de Saint-Avold de tous les volumes de l’Encyclopédie témoigne de l’intérêt qu’ils portent à la pensée des Lumières.
On le voit, les bénédictins naboriens se rangent parmi les « catholiques éclairés » qui entendent repenser la religion à la lumière de la philosophie du siècle. Dans une petite ville conservatrice et attachée à la tradition, l’abbaye bénédictine de Saint-Avold constituait à la fin du XVIIIe siècle un pôle réformateur.
Les livres lus en ville
Les inventaires après décès (IAD) sont à peu près les seuls documents permettant de mesurer la possession privée de livres et d’en tirer des enseignements utiles sur l’état de la lecture populaire et son contenu. Pour Saint-Avold, on a recensé près de 600 de ces inventaires déposés aux Archives départementales de la Moselle au titre des papiers provenant de l’ancienne Prévôté ducale de Saint-Avold jusqu’en 1751 et du Bailliage de Boulay pour la période suivante. Dressés par les fonctionnaires du pouvoir ducal puis royal, et non comme ailleurs par les notaires, les inventaires étaient à priori facultatifs et ne s’imposaient que lorsque le défunt laissait des enfants mineurs. Obéissant à des règles précises, ils énuméraient, décrivaient et évaluaient l’ensemble du mobilier et des biens meubles de la succession.
Une première saisie des données quantifiées extraites des inventaires, permet de tracer une première démarcation au milieu du siècle. Il apparaît clairement que les années 1701-1750 sont notoirement moins pourvues en livres que les quatre décennies suivantes. En effet, pour la période initiale, 8 Naboriens réunissent 151 titres ; pour les 40 années qui suivent ils sont 91 à en posséder 896, soit pour l’ensemble de la période une centaine de lecteurs et un bon millier de livres.
Dans un contexte linguistique aussi original que celui de Saint-Avold, il était intéressant de peser la part respective des livres de langue française et des livres de langue allemande, et si possible de déterminer celle des collections bilingues. Cette investigation nous apprend que :
- 21 % des Naboriens possèdent uniquement des ouvrages en français, soit 50 % du total des titres ;
- 26 % possèdent uniquement des ouvrages en allemand, mais seulement 10 % des titres recensés ;
- 15 % possèdent à la fois des ouvrages en français et en allemand soit 16 % des titres. Enfin, les 38 % restants possèdent 24 % des ouvrages dont la langue n’a pu être reconnue.
Chez les francophones, le livre profane domine largement le livre de religiosité avec un rapport de 4 pour 1, alors que chez les tenants de la langue allemande, le livre de piété a la primauté sur le profane, à proportion de 2 pour l. Cette inégale répartition du livre apparaît bien davantage encore à l’examen des quanta individuels. Ainsi, 23 % des Naboriens ne possèdent qu’un seul livre ; 50 % en possèdent entre deux et dix, 10 % détiennent entre onze et vingt titres, 12 % s’inscrivent dans la fourchette de vingt et un à cinquante livres, un seul, Noël-Joseph-Nicolas Chambeau, Contrôleur général des Fermes du Roi en détient plus de deux cents.
Si on examine la possession du livre en fonction des groupes sociaux, il apparaît que l’état, la condition, la culture et la fortune interviennent à des degrés évidemment variables, mais souvent conjugués. En réalité, il n’y a pas de règle. On peut être fortuné et ne détenir qu’un seul livre ; on peut aussi être totalement démuni et posséder une bibliothèque, comme ultime et intime refuge. Il en est ainsi, en 1763, d’Etienne Delesse, marchand et bourgeois le plus haut imposé au rôle de la subvention, dont la boutique sur la place Saint-Nabor, regorge de toutes sortes de tissus, de draps, de soieries et de rubans en provenance de France, de Rhénanie, de Flandres, d’Italie et du Levant, qui a des avoirs considérables mais qui ne possède qu’une Vie de Jésus-Christ en deux volumes. En revanche, Nicolas Cordier, avocat à la Cour, meurt en 1728 en laissant sept orphelins à la charge de l’Hôtel-Dieu ; il ne possède plus ni maison ni meubles. Son unique bien, reste une bibliothèque d’environ 50 volumes où les antiques, Horace et Cicéron, voisinent avec les Ordonnances de Louis XIV et la bible allemande en trois volumes.
Ainsi, les bourgeois du savoir et du talent se démarquent-ils de la bourgeoisie des marchands et des artisans. Les premiers sont tabellion ou notaire, avocat comme Cordier, médecin, chirurgien ou détenteur d’un office ou d’une charge. Les seconds, comme Delesse, tiennent boutique et appartiennent au monde du négoce et des métiers ; ils sont aussi parfois laboureur ou meunier. Les plus en vue, les premiers nommés, sont une douzaine et s’inscrivent parmi les possesseurs privilégiés du livre. Leurs collections se situent dans la fourchette de 21 à 50 titres ; ils sont francophones (à une exception près) et, à eux seuls, totalisent comme nous l’avons vu près de 50 % de tous les livres mentionnés dans les inventaires.
La seule bibliothèque de clerc, est celle du chapelain de l’Hôtel-Dieu, avec trente titres latins, français et allemands. Les petits nobliaux locaux ne pèsent guère (ils ne sont que deux ou trois selon l’époque) et ne possèdent chacun qu’une vingtaine de livres où le thème de la religion l’emporte toujours largement. Quant aux boutiquiers, aux aubergistes, aux maîtres des corporations et des métiers, ils n’étaient que des piètres lecteurs et, mis à part ici ou là un livre d’utilité, ne possédaient, comme Delesse, la plupart du temps, qu’un livre de dévotion que les inventaires nous décrivent avec des reliures ornées d’aplats et de fermoirs en argent ciselés.
Quelques collections remarquables.
Nicolas Cordier, nous l’avons vu, termine sa carrière dans la misère. On ne sait s’il fut ou non un avocat de talent. Sa bibliothèque nous indique en tout cas, que ses goûts le portaient davantage vers la rhétorique et l’éloquence que vers le droit et la jurisprudence. Il possédait Les Epîtres et Les Harangues d’Horace et se nourrissait des traités oratoires et de l’éclectisme de Cicéron. Épicurien, adepte du Carpe diem, Cordier était aussi un chrétien convaincu comme l’attestent parmi ses livres : une Introduction à la pratique religieuse, une Vie de Saint-Nicolas (son saint patron) et L’annoncement de la mort.
Son confrère Louis-Hyacinthe Gérardy fut lui aussi avocat au Parlement de Metz et à la Cour souveraine de Lorraine, avant d’accéder à la charge de maire royal de Saint-Avold de 1774 à 1790. De par sa carrière et sa manière d’être, il se situait à l’opposé de la démarche de Cordier, qu’il n’a d’ailleurs pas connu. La bibliothèque de son cabinet d’avocat est toute de rigueur. À côté du Code Léopold et Les règles du droit français figurent toute une série de Codes, de Traités et de Précis, allant de la Jurisprudence romaine aux Lois ecclésiastiques de Lorraine en passant par les Coutumes de Lorraine, de Metz, du Vermandois, du Luxembourg et de Saint-Mihiel. Parmi les auteurs, que possède ce juriste avisé, Claude Ferrières (1639-1715) est le plus connu avec Le parfait praticien et L’institution au droit ecclésiastique en 2 volumes. À côté de ses livres de droit Gérardy possédait, une collection de 200 volumes d’anciennes histoires, romans et autres, dont la meilleure partie des tomes est égarée. Le peu de considération que les priseurs attachent à ces livres qu’ils évaluent à 5 sols pièce, indique assez qu’il s’agit vraisemblablement d’ouvrages de colportage. Ainsi Gérardy, qui, dans le prétoire comme à l’hôtel de ville, se drapait dans la dignité de ses charges et de ses fonctions d’avocat et de maire, redevenait dans l’intimité de son logis, un simple adepte de lectures populaires, prêtant ses livres à des amis qui ne les lui rendaient pas !
Les 36 titres du notaire Nicolas Becker font ensemble 70 volumes reliés. Plus que la taille de sa collection, c’est son contenu et sa composition équilibrée qui nous intéressent : religion, droit, sciences et arts, belles lettres et histoire y sont, selon la nomenclature de l’époque, représentée à part quasi égale. Nicolas Becker possède bien entendu Le parfait notaire en langue allemande, mais également la première édition de 1687 en français ainsi que Le Traité des contrats de Lappeline, dans son édition ancienne de 1587 à Lyon. À travers les livres du notaire transparaît également, et de manière assez inattendue, sa passion pour les mathématiques. L’histoire et la géographie sont également présentes avec La vie de Charles V, Duc de Lorraine et de Bar par Jean de la Brune, Le Traité et Les cours de géographie par Dellaunay (dans une version allemande), et L’introduction à la géographie par Défait.
On notera que les livres de piété d’usage courant sont séparés de la collection du Cabinet notarial et se trouvent dans l’intimité du poêle : Une vie de tous les saints, La vie de Notre Seigneur Jésus Christ et La Bible. Ces trois ouvrages sont en allemand et montrent une fois encore la primauté de la langue germanique dans la pratique quotidienne de la religion.
Mais Nicolas Becker possède aussi, et c’est une autre surprise, des ouvrages plus savants, où on le voit s’initier à la théologie, et s’intéresser à des courants contestataires comme celui initié par le Jésuite Joseph-Isaac Berruyer, avec son Histoire du peuple de Dieu (1728) en six volumes, qui fut condamnée et interdite par Rome, mais aussi La Théologie du cœur et de l ‘Esprit en cinq volumes, du Père de la Feuille, et L’introduction à la vie dévote par François de Sales.
Révélateurs de ses choix avisés, Nicolas Becker possède trois des ouvrages les plus vendus au XVIIe siècle et qui sont en quelque sorte l’annonce, avec le retard provincial qui sied à Saint-Avold, du proche avènement des Lumières. II s’agit de Les caractères de Théophraste, ou Les mœurs du siècle par La Bruyère, Télémaque de Fénelon qui fut d’abord interdit par Louis XIV avant de connaître après la mort du roi en 1715 et celle de l’auteur en 1717 un succès retentissant. Fénelon on le sait, y condamne la monarchie absolue et en appelle à des temps nouveaux.
Enfin, Nicolas Becker avait acquis l’œuvre maîtresse de Samuel-Auguste Tissot (1728-1797), Avis au peuple sur sa santé (Lausanne 1761) qui fut traduit en sept langues et rééditée dix fois en six ans. Tissot y donne son opinion sur la médecine de son temps : “ Pendant que nous donnons nos soins à la partie la plus brillante dans les villes, la moitié la plus utile périt misérablement dans les campagnes, ou par des maux particuliers, ou par des épidémies générales “.
Mais la plupart des livres du temps des Lumières rencontrés dans les inventaires de Saint-Avold, sont en fait venus d’ailleurs, dans le sillage et dans les caisses des Receveurs et de Contrôleurs du sel ou de la Ferme générale. Il en est ainsi des bibliothèques de Simon-Jude Cabaillot, de Jean-Adam Boler, de Noël-Joseph-Nicolas Chambeau.
Cabaillot comme la plupart de ses collègues était originaire du Saulnois. Les quelque quarante titres de sa collection (57 volumes) étaient essentiellement consacrés au Droit (des coutumiers, des traités de pratique juridique, des ouvrages de jurisprudence…). Voltaire, avec l’Histoire de Charles XIÏ et Merope sa tragédie de 1743, figurait à côté des Caractères de Théophraste, de la Bruyère et de Louis Racine (le jeune 1696-1783) avec son long poème La religion, en 4 volumes, ainsi que l’œuvre de Bernard de Fontenelle.
Son collègue Jean-Adam Boler alignait 46 ouvrages en 60 volumes, dont un bon tiers consacré à la Théologie et à la Religion, mais aussi des livres de piété. L’Histoire antique de Rollin en 14 volumes, l’Histoire de France de Legros, l’Histoire de Lorraine, de Dom Calmet, le Dictionnaire de Trévoux en 5 tomes, un dictionnaire économique donnaient de la consistance à cette collection intéressante. Chez Boler, les Belles-Lettres affichaient une dizaine de titres dont un volume de Voltaire, un autre de Boileau et, l’inattendu Doyen de Killerine de l’Abbé Prévost (1697-1763) l’auteur de Manon Lescaut. Plus surprenant chez ce fermier du Roi, L’Apologie de Cartouche, qui comme les Aventures de Mandrin, exerçait à l’époque une grande fascination sur les esprits.
Ces deux titres figuraient dans plusieurs collections naboriennes.
Noël-Joseph-Nicolas Chambeau, trésorier des guerres et contrôleur général des Fermes du Roi en Lorraine, Barrois et Sarre meurt le 24 février 1782 à Saint-Avold où il résidait en l’Hôtel de l’Abbé de la Galaizière qu’il avait pris en bail en 1778. Chambeau y menait le train de vie d’un grand commis de l’État. L’inventaire de ses biens meubles, dressé à partir du 13 mars 1782, nous en donne une ample idée. La bibliothèque est inventoriée ce jour là “de sept heures du matin à treize heures de midi”. Elle comprenait 210 titres en 325 volumes. Les Belles-Lettres, les Sciences et les Arts dominaient largement les autres matières. Les classiques, Homère, Cicéron, Virgile, Tacite, Suétone figuraient à côté des classiques français : Boileau, La Fontaine, Molière; Racine… Les auteurs de l’époque des Lumières se présentaient aussi en rangs serrés, les plus prestigieux d’abord : Montesquieu, Voltaire, Marivaux, Buffon et les secondes plumes Aubert, Lachaussée, Françoise de Graffigny… L’ensemble de la bibliothèque avait une valeur équivalente à trois années de loyer payé par Noël-Joseph-Nicolas Chambeau à l’Abbé de la Galaizière.
Au terme de ce rapide survol, on constate qu’au XVIIIe siècle à Saint-Avold, en l’absence d’un collège que le Pouvoir a toujours refusé, et d’une bibliothèque que les Bénédictins n’ont pas su ouvrir au public, le livre est presque absent pendant les premières décennies. Toutefois, à partir de 1750, le nombre de possesseurs de livres augmente tout comme la taille des collections. Les Naboriens francophones sont largement minoritaires mais leurs livres sont de loin les plus nombreux et privilégient le savoir et les idées. En revanche, leurs concitoyens dialectophones, démographiquement dominants ne s’adonnent, sauf exceptions, qu’aux lectures religieuses à base de livres allemands. Les collections bilingues sont le fruit d’une double acculturation qui permet à 14% des lecteurs naboriens de posséder à la fois des livres français et des livres allemands. Ainsi, en ces années qui précèdent la fin de l’Ancien Régime, le livre à Saint-Avold épouse l’image et les clivages d’une ville d’entre deux, où l’on parle deux langues, où on lit à deux voix et où on vit deux cultures, à mi-chemin, entre l’indigence des lectures campagnardes d’obédience religieuse et de la culture avérée du livre et de l’écrit propre au monde urbain et citadin d’inspiration française, auquel Saint-Avold désormais, appartiendra de plus en plus.
(1) Gérard Michaux : L’abbaye de Saint-Avold au siècle des Lumières Les Cahiers lorrains - 1997 - n°3 - Septembre
(2) Denis Metzger : Livres, bibliothèques et lecture à Saint-Avold au XVIIIe siècle Académie nationale de Metz - Mémoires 1999