Michel Ordener, général de cavalerie du 1er Empire.
par Noël GABRIEL (article paru dans le numéro 26 du Cahier du pays naborien)
Le général Michel Ordener, comme son fils, fut un fidèle serviteur de l’Empereur. Il est surtout connu pour sa participation à l’arrestation du duc d’Enghien. Son fils, un cavalier lui aussi, sera colonel à la fin du premier Empire.
Les origines de Michel Ortner, qui deviendra le général Ordener
Son aïeul, d’origine illustre, est né d’une liaison entre Gustave Adolphe de Suède et une comtesse autrichienne. Des discordes civiles le font partir de sa terre natale ; réfugié en Hongrie, puis en Allemagne. Il vient, après le traité de Ryswick (1697), s’établir à l’Hôpital, en Lorraine. À cette époque, le duc de Lorraine Léopold fait venir des immigrants d’Autriche et de Hongrie pour repeupler ses terres, dévastées et désertées pendant la guerre de Trente Ans (1618-1648).
Le père de Michel Ortner, Jean, naît vers 1710. Après un premier veuvage, il épouse, le 10 janvier 1747, Eva Schabot dont il aura deux filles et trois fils, Jean-Charles (en 1750), Nicolas (1752), et Michel (le 2 septembre 1755), nés à l’Hôpital où le couple s’est d’abord installé.
Cette localité proche de Saint-Avold compte à l’époque 380 habitants ; comme elle est une annexe de Saint-Avold, Michel a longtemps été considéré comme natif de cette ville, erreur rectifiée depuis peu. Plus tard, avec le développement de l’extraction du charbon, puis de l’industrie chimique, l’Hôpital devient une ville à part entière.
La carrière militaire
Les débuts
À 17 ans, Michel Ortner s’oriente vers le métier des armes et s’engage à Metz, le 1er janvier 1773, au régiment de dragons « Condé ». Il servira toute sa carrière dans la cavalerie. Nommé brigadier le 7 novembre 1776, il passe, avec un escadron de son régiment supprimé, dans la légion de Boufflers, puis, en 1779, au 4e régiment de chasseurs, qui devient le 10e régiment de chasseurs, unité qu’il rendra célèbre et qu’il ne quittera, bien plus tard, que pour entrer dans la garde consulaire.
Maréchal des logis le 16 juin 1783, chef le 1er septembre 1785, il est adjudant depuis le 23 mai 1787 au début de la Révolution. En garnison à Huningue (Haut-Rhin), il y a épousé Anne-Marie Walther en 1785.
À l’armée du Rhin
Avec la Révolution et l’émigration des nobles, il peut accéder aux grades supérieurs. Sous-lieutenant le 25 janvier 1792, lieutenant cinq mois après, le 23 juin, il sert à l’armée du Rhin sous Kellermann et combat à Valmy.
Le 18 octobre 1792, avec 25 cavaliers, il repousse jusque dans la citadelle de Verdun un groupe ennemi fort de 360 hommes ; peu après, le 22 octobre, il capture dix gardes du corps du comte d’Artoi, le futur Charles X. A Étain (Meuse), il capture 40 chariots d’équipage ennemis, puis marche de nuit sur Spincourt, traverse l’Othain à la nage et surprend 27 émigrés de marque, semant la panique dans la colonne prussienne de droite qui se retire sur Longwy. Son cheval est tué sous lui, il est blessé de deux coups de feu.
Sa réputation est dès lors bien établie et il est nommé capitaine le 1er mai 1793. Chargé de missions d’observation en avant de l’armée, il s’enfonce loin en Sarre, jusqu’à Wadern, à 25 km au nord-est de Saarlouis, sans perdre un seul homme. En juin 1793, parti de Wissembourg, sur ordre du général de Landremont, à la tête d’un demi-bataillon d’infanterie et de 300 chasseurs, il tombe à Annweiler sur des équipages prussiens, détruit ce qu’il ne peut emporter et ramène au camp 200 chariots de provisions de bouche ; bien que harcelé sans cesse, il n’a laissé personne derrière lui. Cette action d’éclat est récompensée par le grade de chef d’escadron le mois suivant.
Devant Mayence, son énergie secoue les dragons palatins sur le point de submerger les lignes françaises. Mais Michel Ortner est inquiet et fort malheureux : dans les rangs ennemis se trouvent ses deux frères aînés, Charles et Nicolas, qui ont émigré avec le prince de Condé. Ils se retrouvent un jour face à face et Michel les fait prisonniers. Il les soustrait et les cache à Neuf-Brisach, chez son beau-frère François Walther. Charles s’évade, reprend les armes contre la France, est à nouveau capturé ; Michel le fait embarquer pour les États-Unis après avoir pourvu à ses besoins. Pour se distinguer de ses frères, il francise son nom et devient Ordener.
À l’armée d’Italie
Il sert aux armées du Rhin et de la Moselle, sous Lückner, Kellermann, Custine, Beauharnais puis Pichegru, avant d’être affecté avec son régiment à l’armée des Alpes. Il prend part à la fabuleuse campagne d’Italie avec Bonaparte.
Le général de Beaumont le charge d’éclairer la position devant Lodi. Nos troupes hésitent devant le pont de cette ville ; Ordener s’en aperçoit, passe l’Adda à la nage à 300 mètres au nord du pont, avec 300 chasseurs du 10e et l’escorte de l’état-major, et s’élance pour tourner les Autrichiens, ce qui permet au reste de l’armée de prendre le pont et de gagner la bataille. On peut lire dans l’historique du 10e régiment de chasseurs, alors commandé par le chef de brigade Leclerc : «t C’est au passage du pont devant Lodi, que […] le chef d’escadron Ordener, à la tête de 300 cavaliers, enlève dans la ville un canon, traverse l’Adda, pendant que les fantassins se font jour sur le pont hérissé d’artillerie, poursuit les Autrichiens sur la route de Crema et leur enlève encore une pièce d’artillerie ». Cet exploit est apprécié par Bonaparte qui, plus tard, permettra à son auteur, nommé comte, de faire figurer dans ses armoiries un pont à trois arches, celui de Lodi.
“Dans le lointain, sur fond d’arbres bleus dans la lumière de la fin du jour, les 300 chasseurs du 10e régiment et les cavaliers d’escorte de l’état-major, aux ordres du chef d’escadron Ordener promis à un brillant avenir, passent à gué la rivière au-dessous de l’île des Oisiers à 300 mètres au nord du pont, pour se rabattre sur l’ennemi et précipiter sa fuite.”
D’autres actions d’éclat se succèdent. Le 19 mai, l’ennemi battu à Crémone, se retranche dans Pizzighetone. Avec sa troupe, Ordener escalade les barricades et, sabre à la main, prend la ville. Au combat de Borgheto, le 30 mai, sa charge fougueuse met à mal un fort carré autrichien ; il poursuit et prend, seul avec le capitaine Jacquin et le chasseur Triare, un canon placé sur les hauteurs. Il passe le Mincio, se porte sur Valeggio où il enlève deux autres canons, aux applaudissements de Murat. Bonaparte, victorieux, occupe la Lombardie et entre dans Milan. De sa main, il écrit, au sujet d’Ordener : « C’est le meilleur officier de cavalerie de l’armée et je souhaite six généraux de cavalerie comme lui ». Son colonel, Leclerc, nommé général, est remplacé par Ordener, comme chef de brigade à la tête du 10e chasseurs, le 16 septembre 1796. Les états de service d’Ordener, à l’époque, indiquent : « En électrisant l’âme de ses soldats de l’ardeur dont il était lui-même enflammé […], il en fit des héros ».
Il reçoit la direction de l’avant-garde ; il harcèle, bouscule et poursuit l’ennemi. Le 14 mars 1797, les Autrichiens sont fortement retranchés sur le plateau de Piano del Forco. Masséna se porte en avant pour examiner la position. Ordener lui propose de traverser la Piave avec cent cavaliers pour tourner l’ennemi, pendant que l’infanterie l’abordera de front. Masséna approuve le plan, Ordener franchit la rivière, attrape les hussards d’Arledy, les met en déroute et les poursuit jusqu’à leur quartier général de Longarone. Ils lui abandonnent leur drapeau, leurs équipages et de nombreux prisonniers. Lusignan, aux prises avec Masséna, coupé de sa ligne de retraite, doit se rendre ; son corps tout entier est pris. Sa capture a un grand retentissement et Bonaparte y attache une grande importance. Le journal du 10e chasseurs précise : « Sur la Piave, Ordener reconnaît la position adverse, rend compte et attaque en tête, ce qui permet au 1er de ligne d’ébranler le gros autrichien. En soutien, Ordener se place entre deux feux, manœuvre qui produit l’anéantissement des hussards autrichiens. La poursuite immédiate des fuyards n’a pas permis à la réserve d’intervenir. Résultat : le général Lusignan, ses fantassins et ses cavaliers captifs ainsi que leurs équipages ».
Le 18 mars 1797, au passage des gorges de Fettatore, Ordener se glisse, avec 100 chasseurs, en dessous d’un pont, aborde les palissades, y pénètre et y répand l’épouvante ; l’ennemi, une nouvelle fois, se rend. Au combat de Tardis, l’adversaire se redresse, mais Ordener est là. Masséna engage l’infanterie, donne l’ordre au colonel du 10e chasseurs de charger à fond pour le soutenir. Les Autrichiens lâchent pied et se débandent. Leur débâcle est complète. Le journal de marche signale : « Jamais combat ne fut plus acharné, ni conduit avec plus d’art de part et d’autre. La victoire fut due à l’incroyable élan de nos troupes que rien ne put arrêter. Elles étaient déchaînées ».
À Klagenfurth, l’affaire est chaude, mais tourne à l’avantage des Français. En marchant sur Freysach, à l’entrée des gorges de Neumarkt, un coup d’arrêt inattendu : les troupes françaises hésitent, les Autrichiens écrasent leur avant-garde. Le feu est meurtrier. Ordener prend avec lui quatre chasseurs résolus : Violet, Martinet, Petit et Marie. Ils se placent au travers d’un pont, passage obligé, et font aux fuyards un rempart de leurs corps. Une grêle de balles pleut, deux chasseurs tombent. Ordener tient, des fantassins arrivent en renfort, la situation est rétablie. Par cet acte de dévouement, il a tenu la position, préparant aussi le succès du lendemain. Toujours à l’avant-garde de la division Masséna, il renouvelle à plusieurs reprises ces exemples d’impassible intrépidité.
À Judenbourg, le 4 avril 1797, il épaule, avec quelques chasseurs, un détachement ami en mauvaise posture. Ce petit groupe arrête les Autrichiens et permet de reprendre l’avantage. Le journal de marche du 10e chasseurs note : « Se distingue comme à l’ordinaire, le sabre à la main, il fonce et acquiert de nouveaux titres à l’estime de l’armée ». Chef de corps, parvenu à un âge relativement avancé aux grades supérieurs, il a acquis par une longue pratique la connaissance complète de son métier. C’est aussi un patriote avec un sentiment intense du devoir. De taille élevée, deux mètres, d’une prestance peu commune, il est admirable aux dires de ceux qui l’ont vu dans l’ardeur du combat. Sa figure franche et ouverte brille d’enthousiasme, ses soldats, qu’il traite comme ses enfants, l’aiment comme un père. Le baron Ménelas le décrit ainsi dans ses souvenirs : « Sa brusque franchise fait sourire quelques fois les dames de la cour mais c’est un de ces hommes d’une organisation de fer, au moral comme au physique. Bourru, un peu inculte, mais d’une loyauté sans alliage, de principes rigides, rompu à une austère discipline ».
La campagne de 1799 en Suisse
Pour attaquer l’Angleterre est constituée l’armée de l’Atlantique. Le 10e régiment de chasseurs en fait partie. Mais, sentant la difficulté d’envahir l’Angleterre, Bonaparte y renonce et entreprend, en 1798, son expédition d’Egypte pour gêner le trafic anglais vers les Indes. Ordener n’en fait pas partie. Il promène son régiment en différentes garnisons de Belgique, d’Allemagne et d’Italie. En dernier, à Haguenau, il est attaché à l’armée de Danube commandée par Jourdan, au corps de Gouvion Saint-Cyr. La guerre reprend, Ordener part une nouvelle fois.
Il s’agit de faire face à une forte coalition austro-italo-russe, commandée par le général russe Souvorov, stratège réputé. Ordener est cette fois en arrière-garde, mais lors des replis successifs, c’est la place la plus exposée. Son régiment, très diminué, est attaqué par 1 200 hussards autrichiens appuyés par 14 canons à Liebtinger, fin mars 1799. Ordener rassemble son régiment, le poste en avant dans un pli de terrain et résiste, au prix de lourdes pertes. Son cheval tué sous lui, lui-même blessé et frappé de surdité, il continue de commander. Il dispute le terrain de 7 heures à midi, permettant au parc d’artillerie et aux équipages de s’échapper.
Il permet ensuite à Masséna, qui a pris la suite de Jourdan, de se maintenir et de réparer les premiers désastres. Près de Zürich, à Baden, le 14 août 1799, Ordener s’engage dès le lever du jour, à la faveur d’un épais brouillard, au-delà de la Limmat, enlève les grands-gardes adverses, pénètre dans les cantonnements ennemis qu’il maltraite, et tourne la position du Grimsel. Dans le même temps, Soult attaque Hotze et le pousse au lac. À Wolfram, tout près, Ordener barre pratiquement seul la route à 25 cavaliers autrichiens engagés dans un chemin creux. Il reçoit cinq coups de sabre, donnant à ses hommes le temps de se reformer et de venir à son secours.
Ordener se remet rapidement de ses blessures. Le 30 août, la division Soult a sa droite à Reichenburg, avec Ordener comme chef de brigade. Soult lui donne le commandement de la 36e demi-brigade avec laquelle il bouscule plusieurs centaines de Russes désemparés. Dans la poursuite, il remporte une nouvelle victoire près du lac de Constance, avec la prise de cette ville, la capture d’un drapeau, de 300 prisonniers dont un général et plusieurs officiers supérieurs, et 700 ennemis hors de combat.
La campagne d’Allemagne de 1800
Au printemps 1800, Ordener redresse à nouveau la situation en reprenant le village perdu de Welschigen. Il récidive le 5 mai à Maaskirch (ou Moeskirch). Quelques jours plus tard, il rentre avec 75 hommes dans les faubourgs de Landshut, contraignant les Autrichiens à la reddition. Il poursuit l’ennemi, lui prend deux canons, tombe sur des hussards qui se regroupent, les met en déroute et les reconduit, le sabre dans les reins, trois lieues durant, la nuit seule arrêtant la poursuite ; 80 chevaux sont capturés.
L’époque du Consulat
La victoire de Hohenlinden clôture la campagne ; la paix est signée. Bonaparte devenu Premier Consul réorganise la France. Il crée entre autres l’ordre de la Légion d’Honneur, dont Ordener est un des premiers dignitaires. L’acte le nommant énumère ses états de services : onze blessures (huit par coups de sabre, trois par coups de feu), sept chevaux tués sous lui, sept drapeaux, vingt canons, 400 voitures d’équipages, 2 400 chevaux, 6 000 prisonniers, pris à l’ennemi. Sans commentaire.
Cependant une modestie innée le porte maintenant vers les douceurs du repos et du plaisir de retrouver sa femme et ses enfants.
Bonaparte le nomme, le 19 juillet 1800, commandant de la cavalerie de la garde consulaire. Celle-ci compte alors cinq escadrons de deux compagnies, trois de grenadiers à cheval et deux de chasseurs à cheval. Cette composition sera modifiée en 1803 par la séparation du corps en deux régiments de quatre escadrons : un de grenadiers à cheval, sous les ordres du chef de brigade Ordener, colonel, et un de chasseurs à cheval, sous les ordres d’Eugène de Beauharnais, lui aussi chef de brigade, colonel. C’est Ordener qui sera chargé de cette réorganisation.
Le commandant Lachouque écrit de lui : « Solide troupier qui sait ce que signifie le mot discipline, il met immédiatement dans l’ambiance de la Garde les trois cents cavaliers choisis dans les régiments de carabiniers, de cavalerie et de dragons pour étoffer ce qui reste de la Garde à cheval du Directoire. […] Les grenadiers à cheval paraissent sévères, avantageux et un peu hautains ; la fantaisie paraît bannie de leur existence. […] Ils doivent cependant avoir quelques faiblesses contre lesquelles Ordener prend des précautions. Il ne sera admis d’autres femmes pour faire la soupe à la troupe, que celles qui auront 40 ans… » Sa marque apparaît dans la journée d’Austerlitz. Il met aussi au point le règlement de la cavalerie qui restera en vigueur jusqu’en 1829.
Bonaparte apprécie les résultats obtenus. Il l’écrira plus tard, empereur, le 13 mars 1806, au prince Eugène de Beauharnais : « C’est dans la grosse cavalerie que doit résider, au plus haut point, la science de l’homme à cheval. La cavalerie, qui m’a rendu de si importants services, a besoin d’être instruite et on peut dire que l’instruction fait tout. La cavalerie russe ne manquait pas de courage et, cependant, elle a été massacrée et ma Garde a perdu peu de monde ». Napoléon voue une affection particulière à Eugène, son fils adoptif. Son éducation militaire s’impose. L’apprentissage des armes nécessite une direction sérieuse. Nul maître ne paraît plus propre à ce rôle que le chef de sa garde à cheval. C’est dans l’exercice de ses fonctions de chef d’escadron aux chasseurs à cheval de la Garde que le prince apprécie les qualités de son précepteur. Ils conçoivent l’un pour l’autre une amitié sans faille. En 1803, Eugène pourra prendre le commandement du régiment des chasseurs à cheval de la Garde.
Ordener se préoccupera ensuite de l’instruction militaire du prince Borghèse, beau-frère de Bonaparte, qui sera par la suite nommé chef d’escadron des grenadiers à cheval en juillet 1805. Il est aussi chargé de mission en Espagne et au Portugal. Le 12 avril 1802, Bonaparte écrit à Talleyrand, ministre des relations extérieures : « Je vous prie de faire partir les armes destinées au roi d’Espagne par le citoyen Ordener chef de brigade à cheval. Je vous prie d’écrire à notre ambassadeur pour qu’on donne ordre de nous mettre en possession de la Louisiane. Vous me ferez connaître quand cet officier pourra partir et vous me l’enverrez, je le chargerai d’une lettre pour le roi ».
Le 5 septembre 1803, Ordener est nommé général de brigade. Le 14 juin 1804, il est fait commandeur de la Légion d’Honneur, ordre dont il devient membre du conseil.
L’affaire du duc d’Enghien
À la même époque s’ourdissent des conspirations dont l’instigateur paraît être Louis Antoine Henri de Bourbon, duc d’Enghien. Bonaparte décide de le faire arrêter en Allemagne où il réside et de le faire ramener en France. Pour l’exécution de cette décision, il faut un homme aussi discret que dévoué. Cet homme sera Ordener.
Il part secrètement à Strasbourg, le 11 mars 1804. Caulaincourt l’y rejoint chez le gouverneur militaire de cette ville. La mission est de se rendre à Ettenheim , en pays de Bade, avec 300 dragons du 26e régiment, en garnison à Sélestat, et des gendarmes, pour y cerner la résidence du duc, procéder à son arrestation et se saisir de ses papiers. Ordener ne discute pas les ordres ; il n’est juge ni de l’opportunité de la mesure ni des questions de droit qu’elle soulève. Il est militaire, son rôle est d’obéir.
Dans la nuit du 14 au 15 mars, accompagné des dragons et d’une trentaine de gendarmes sous les ordres du commandant Charlot , il passe le Rhin à bord de bateaux préparés, se rend à Ettenheim, arrête le duc d’Enghien, l’abbé Weinborn et le marquis de Thumery (confondu « phonétiquement » avec le général Dumouriez), et s’empare des papiers du duc. Il y a douze captifs au total. Ordener repasse le Rhin à 9 heures, prévient Caulaincourt du succès de sa mission, et achemine son prisonnier sur Strasbourg où le duc arrive à 5 heures du soir. De son côté, Caulaincourt a franchi le pont de Kehl, le 14 au soir, avec 200 dragons du 26e, a poussé jusqu’à Offenbourg où il s’est emparé de nombreux documents concernant les émigrés puis, apprenant l’expédition d’Ordener, est reparti sur Strasbourg le 15 au matin.
Ordener fait partir le duc pour Paris le 18, sous bonne escorte. Traduit devant un tribunal militaire, celui-ci est condamné à mort et fusillé le 30 mars. Leur participation à cette affaire sera toujours reprochée à Ordener et Caulaincourt, que Napoléon soutiendra toujours, y compris dans son testament.
La campagne de 1805, Austerlitz
La guerre couve à nouveau. L’Angleterre, l’Autriche et la Russie se coalisent contre la France. Ordener repart au feu : il part de Boulogne le 28 août 1805 et franchit le Rhin le 1er octobre pour se lancer en avant-garde sur Burgau avec quatre escadrons et six pièces d’artillerie. Les forces françaises tournent l’ennemi qui, alors, passe à l’offensive. Il est terrassé, Ulm capitule. Une folle poursuite commence.
Sur le plateau de Pratzen, le 2 décembre 1805, les forces russes sont prises au piège que Napoléon leur a tendu. Malgré leur courage, leurs lignes sont enfoncées. Elles se redressent, la garde impériale russe, en masses profondes, s’élance et ébranle les Français. Rapp contre-attaque, l’ennemi réagit avec vigueur, menace un moment les colonnes françaises. À ce moment, Ordener met ses escadrons en marche, leur fait prendre le trot, ils passent devant les fantassins de Vandamme épuisés. À un nouveau commandement, les escadrons obliquent à droite, la charge commence. Foudroyante, elle balaie et renverse tout. La garde russe est dispersée. L’infanterie française se reprend, et ce sera la brillante victoire d’Austerlitz. Ordener est grièvement blessé.
La charge des grenadiers à cheval de la Garde à Austerlitz, composition de L. Rousselot, peintre de l’armée. Collection T. E. Kojev
Certains, dont le général Rapp, aide de camp de l’Empereur, essaient de dérober à Ordener sa victoire. Napoléon ne s’y trompe pas ; il nomme Ordener général de division, par décret signé le 5 décembre à Schönbrunn.
Bessières, toujours méthodique et économe de la vie de ses hommes, envoie d’abord le colonel Morland avec seulement deux escadrons de chasseurs de la Garde, qui enfoncent l’infanterie du régiment de Semenovsky, mais sont repoussés par la charge des chevaliers-gardes russes, le colonel Morland étant mortellement blessé. Bessières, qui a enfin compris, envoie coup sur coup Ordener avec trois escadrons de grenadiers à cheval, puis le prince Borghèse avec deux autres de chasseurs.
Dans le même temps, les Russes voient arriver, provenant de Girzikowitz, la division d’infanterie de Drouet d’Erlon qui fauche leur garde sous une nappe de mitraille. Pris entre ces fantassins et les cavaliers de Bessières, les chevaliers-gardes, furieux, enragés, se décuplent, attaquent à la fois les lignards et les cavaliers. Deux carrés de fantassins sont enfoncés, l’attaque des grenadiers à cheval stoppe net. Un équilibre étrange s’établit quelques minutes au milieu d’un vacarme indescriptible ; c’est un duel de géants.
C’est un ordre de Napoléon qui fait pencher la balance. Un quart d’heure avant, mécontent de la façon dont Bessières a engagé ses cavaliers, il s’est tourné vers Rapp, qui est intervenu avec le poids décisif de deux escadrons de chasseurs et de l’escadron de mameluks. Rapp manque d’être fait prisonnier, il est libéré par une charge de chasseurs de la Garde. Pendant ce temps, la situation se résout brutalement; aventurés trop avant au milieu des nouveaux arrivants, le colonel Repnine et 200 de ses chevaliers-gardes sont capturés, ainsi que toute l’artillerie de la garde russe. Le reste des Russes se retire, emmené par le grand-duc Constantin.
Peut-on résumer en disant qu’il s’agit d’une querelle entre rivaux de gloire, entre les chasseurs à cheval de la Garde qui, d’abord, se font repousser, puis interviennent en renfort pour donner l’assaut décisif, et les grenadiers à cheval qui font le plus dur du « travail » en se heurtant au déchaînement des chevaliers-gardes pris au piège ? Il fallait bien des hommes comme eux pour leur tenir tête et les briser.
À Austerlitz, Ordener avait auprès de lui, comme aide de camp, son fils aîné Michel, jeune lieutenant en second dans son régiment.
Après Austerlitz, l’année 1806
En plus de la querelle évoquée ci-dessus, certains détracteurs prétendent qu’Ordener se fait vieux et manque d’énergie. D’autres, à l’inverse, lui reprochent d’avoir tué un général russe ; il réplique que ses coups de sabre sont souvent mortels. Amer, il présente sa démission. Elle est refusée et il est maintenu dans son commandement dans la Garde.
Le 26 février 1806, il est fait commandeur de l’ordre italien de la Couronne de Fer, en raison de son comportement lors des campagnes d’Italie. Le 20 mai 1806, le roi de Bavière lui remet l’ordre du Lion du Palatinat, distinction accordée pour la première fois à un Français.
Par décret du 19 mai 1806, Ordener est élevé à la dignité de sénateur. Ce document précise à la Grande Armée qu’elle doit voir dans ce choix que l’Empereur a toujours présent le souvenir de ses glorieux services. Ce poste apporte un traitement de 25 000 francs par an et une résidence avec honneurs militaires suivant un cérémonial bien précis.
Le retour à la vie civile
Ordener à la cour impériale
Agé de 51 ans, souffrant d’infirmités dues à ses multiples blessures, le général Ordener quitte l’armée le 25 octobre 1806. Ne pouvant se séparer de ce serviteur franc et sincère autant que dévoué, l’Empereur l’appelle aux brillantes fonctions de premier Écuyer de l’impératrice. Effrayé d’abord par la vie de cour, habitué qu’il est à celle des camps, il est rassuré par l’accueil affable et bienveillant de Joséphine et de son ami le prince Eugène, fils de l’impératrice et vice-roi d’Italie. L’Empereur veut « dans le salon doré des Tuileries, au milieu d’un cercle brillant de courtisans, cette figure de soldat, cette âme loyale et pure, ignorante du mensonge et des flatteries de salons. À voir passer Ordener, de son pas pesant et avec ses allures empruntée, personne ne sourit et à personne ne vient l’idée d’une moquerie. Cet admirable serviteur de la patrie en impose aux plus grands et le Maître est là, d’ailleurs, qui parle lui-même au grenadier avec ce ton de tendresse… »
Éclairée par l’affection que son fils voue à son ancien colonel, Joséphine met en lui sa confiance. Elle lui fait part de ses chagrins, lui demande conseil. Discret et loyal confident, absolument dévoué, il assiste l’impératrice et la suit en tous lieux, même aux eaux de Plombières. Il loge au Palais impérial aux frais de l’impératrice et perçoit un traitement de 30 000 francs.
Les signes de gratitude de la famille impériale ne manquent pas. À la naissance de son troisième enfant, une fille, le parrain est le prince Eugène, et la marraine l’impératrice elle-même ; l’enfant se prénomme, en conséquence, Joséphine-Eugène. Napoléon, à l’apogée de sa gloire, distribue honneurs et titres. Ainsi, Ordener est fait comte d’Empire, le 1er mars 1808, avec dotation de biens en Westphalie et en Italie, détenant ainsi des titres d’action sur l’État. Certains biens, tels les majorats (c’est le cas de la propriété de Trousseaux, près de Ris-Orangis) ne sont pas aliénables ; il s’agit de la résidence de madame Ordener.
Le comte Ordener a un blason ; ces armoiries sont décrites comme suit : « Ecartelé : au 1er de comte-sénateur ; au 2e d’or à la tête de cheval coupée de sable ; au 3e d’or, au pont de trois arches de sable, maçonné du même et soutenu d’une rivière d’argent, le pont chargé au-dessus de l’arche d’un écusson d’or, l’L de gueules ; au 4e d’azur au badelaire en pal d’argent, monté d’or ». Cette lettre L se rapporte au haut fait décrit ci-dessus de Lodi (certains prétendant qu’il s’agit de Landshut). Le titre héréditaire de comte, qui se porte de mâle en mâle et par ordre de primogéniture, est à présent éteint.
Le divorce du couple impérial en 1809 cause un profond chagrin à Ordener, qui désire suivre Joséphine à la Malmaison pour lui apporter cette dernière marque de reconnaissance et d’attachement. L’Empereur en décide autrement. Tout d’abord, il lui renouvelle, dans une lettre particulière du 24 février 1811, l’assurance de sa satisfaction pour les services passés. Le 1er mars suivant, il le nomme gouverneur du château de Compiègne ; il y habite, tout en partageant ce logement avec sa résidence parisienne, du fait de sa charge de sénateur. En cette nouvelle fonction, il a pour mission de recevoir la nouvelle impératrice, l’archiduchesse Marie-Louise, lors de ses séjours au château de Compiègne.
La mort du général-comte Ordener
À la naissance du Roi de Rome, en mars 1811, Ordener se sent déjà malade ; il a 55 ans. Le 27 août 1811, il reçoit l’ordre de mettre en état le château de Compiègne pour accueillir le couple impérial. Le 29, au soir, il reçoit Napoléon et Marie-Louise ; Napoléon le complimente sur sa bonne mine. Mais, dans la nuit, son état devient grave, les médecins le soignent, en vain. Il expire quelques heures plus tard, le 30 août, après avoir jeté une faible plainte. Ainsi disparaît, dans son lit, fort paisiblement, de maladie, ce sabreur qui a été exposé si souvent, en première ligne, sur les champs de bataille . L’acte de décès est inscrit à la mairie de Compiègne.
La consternation est générale. Embaumé selon l’usage, le corps est ramené à Paris. La cérémonie funèbre a lieu le 14 septembre 1811. Le Sénat, rassemblé à 11 h 15 en son palais du Luxembourg, se rend, à midi, en corps constitué, au domicile place du Corps Législatif, aujourd’hui place du palais Bourbon, pour y retrouver la famille, les amis et les personnalités.
Le corps est porté en l’église Saint-Thomas pour la cérémonie religieuse. Ensuite, le cortège se dirige vers l’église Sainte-Geneviève, c’est-à-dire vers le Panthéon. Le maréchal-duc de Dantzig y évoque, au nom du Sénat, le souvenir du disparu. La dépouille est déposée dans le caveau destiné à la sépulture des sénateurs, non sans difficulté, du fait de la taille du défunt. Aux côtés de Marie Walther, sa veuve éplorée, se trouvent ses fils Michel et Gaston. À l’aîné, Michel, l’Empereur écrit : « J’ai perdu mon premier officier et un de mes plus chers amis et vous déplorez un père excellent. Je veux le remplacer ».
Le souvenir et la postérité
Dans les couloirs du palais du Luxembourg, un buste en marbre rappelle le souvenir du général Ordener. Le compte-rendu d’exécution de cette œuvre d’art indique que ce buste ressemble peu aux portraits qu’on a de lui et où la face est pleine. Le nez est très mince, la figure allongée, sans doute effet de la mort, le travail ayant été exécuté d’après le masque en plâtre réalisé post-mortem selon l’usage.
Le nom du général est inscrit sur la face ouest de l’Arc de Triomphe. L’Hôpital, sa ville natale, perpétue sa mémoire : une rue porte son nom et une plaque est apposée sur la façade de l’hôtel de ville.
De son épouse Anne-Marie Walther, le général a eu quatre fils et deux filles : l’aîné, Michel (1787-1862), Joséphine-Eugénie (1807-1861), Louise-Amélie, Antoine dit Gaston (1793-1815), Auguste-Camille (1809-1883), Charles-Thomas. Michel mourra général, Gaston lieutenant, Charles-Thomas également officier (de cavalerie, sans autre précision). Son épouse décèdera en 1836.
Le jugement de l’Histoire : comme beaucoup d’autres généraux de cavalerie, Ordener n’était ni un stratège ni un tacticien, mais un exécutant, et un très bon. Intégrité, honnêteté, fidélité à Napoléon, totales et sans faille. Bravoure incroyable. Traits de caractère : précis, méthodique, obéissant, froid, discret, redoutablement efficace, ne laissant rien au hasard.