Le centre-ville déserté en 1940, photographié par un soldat français
Chroniques de l’opinion publique dans le pays naborien en 1940.
par Cédric NEVEU Extraits de l’article paru dans le numéro 26 du Cahier du Pays Naborien
Comment réagit la population du pays naborien à l’annexion de la province ? Comment considère-t-elle les efforts des autorités du Troisième Reich pour s’attirer son soutien ? Quels sont les principaux centres de préoccupation de la population ? Les Naboriens sont-ils farouchement antiallemands dès les premières heures de l’annexion ou l’opinion évolue-t-elle au gré des étapes de la politique de germanisation du Gauleiter Bürckel ? Autant de questions auxquelles cet article tente d’apporter quelques éléments de réponses.
L’évacuation du pays naborien et l’arrivée des Allemands
Le 14 juin 1940, après avoir percé la ligne Maginot entre Saint-Avold et Sarralbe, des éléments avancés de la 262e division d’infanterie appartenant à la 1ère armée allemande du général Von Witzleben investissent Saint-Avold, trois jours avant la prise de Metz. Les troupes victorieuses pénètrent dans une ville désertée puisque, dès la déclaration de guerre, la population a été préventivement évacuée. Domiciliés dans la zone rouge, bande de territoire entre la ligne Maginot et la frontière, 200 000 Mosellans ont été contraints de partir dès septembre 1939 vers les départements de la Vienne, de la Loire et du Pas-de-Calais, dont une grande partie de la population du pays naborien.
En Moselle, si, dans un premier temps, un système d’administration militaire similaire à celui de la zone occupée se met en place, il s’en distingue par l’adjonction auprès du commandant supérieur de la Wehrmacht d’une administration civile. Sous sa houlette s’amorce secrètement un processus d’annexion de la région confié à l’énergique Gauleiter et Commissaire du Reich de Sarre-Palatinat Josef Bürckel. Spécialiste des annexions – il a été l’architecte de la victoire nazie lors du plébiscite sarrois de 1935 et Gauleiter de Vienne après l’Anschluss –, Bürckel est nommé, dès le 13 mai 1940, chef de l’administration civile (Chef der Zivilverwaltung, CdZ) près le Haut-Commandement de la 1re Armée, ce qui le place de fait sous l’autorité de la Wehrmacht. Le CdZ sert de conseiller, de structure de liaison du commandant de l’armée avec les autorités civiles en place et d’organe d’exécution en matière d’administration civile. Pour l’assister dans sa tâche, Bürckel nomme huit commissaires régionaux (Landkommissaren), à raison d’un par arrondissement. Réunis le 21 juin 1940 à Sarrebruck, ces fonctionnaires reçoivent pour mission de prendre en main l’administration civile après l’éviction des sous-préfets français. Dans le futur cercle de Saint-Avold, deux commissaires sont nommés : le Landrat Dr. Schmitt à Boulay et le Regierungsratassessor Dr. Ross à Forbach. Disposant de pouvoirs similaires à ceux d’un Landrat dans l’Altreich, les commissaires doivent développer une administration régulière, s’assurer du ravitaillement de la population, faire redémarrer la vie économique, veiller à l’ordre public en luttant contre les éléments asociaux et dangereux. Pour le maintien de l’ordre, une section de trente hommes du 122e bataillon de police, cantonné à Peltre, est détachée à partir du 4 juillet 1940 auprès de chacun des huit commissaires. Agissant dans une zone d’opérations de l’armée, les commissaires collaborent étroitement avec l’autorité militaire, à savoir, pour la région de Saint-Avold, les Ortskommandanturen 201 à Faulquemont, 202 à Morhange, 1006 à Altviller, 1009 à Morhange et 1013 à Saint-Avold, toutes issues de la 262e division d’infanterie. À partir du 15 juillet 1940, l’administration civile prend en main la destinée de la Moselle, l’autorité militaire ayant remis ses pouvoirs au CdZ Josef Bürckel. L’annexion peut commencer.
Les réactions des premiers rapatriés confrontés au processus d’annexion
Après la débâcle et la signature de l’armistice le 22 juin 1940 se pose pour les autorités allemandes la question du retour de dizaines de milliers de réfugiés. Dans le pays naborien, les quelques habitants et fonctionnaires restés sur place sont bientôt rejoints par des prisonniers de guerre mosellans libérés progressivement dès la mi-juillet 1940. Jusqu’au début du mois d’août, point de retour massif et collectif, mais des familles isolées qui retrouvent leur foyer au compte-goutte. En effet les retours sont rendus très difficiles par les autorités allemandes, notamment la Wehrmacht qui a promulgué une interdiction formelle de pénétrer dans les villages évacués en 1939 tant que les opérations de déminage ne seront pas terminées, mines, obus et explosifs infestant les nombreuses forêts de la région. Parmi les premiers rapatriés, le maire Barthélémy Crusem, le secrétaire de mairie Eugène Hoff, l’agent de police émile Antoine, ainsi que deux employés de la compagnie des eaux invités à revenir sur demande expresse de la Kommandantur de Saint-Avold pour contribuer au redémarrage des infrastructures et de l’administration. À la mi-août, 160 Naboriens sont déjà de retour en ville, beaucoup venant de communes mosellanes non-évacuées où ils ont trouvé refuge.
Intérieur d’une maison de Saint-Avold pillée par les troupes françaises en 1940
À leur arrivée, ces naboriens découvrent des habitations pillées, des commerces détériorés, des meubles éventrés. La responsabilité de ces exactions incombe bien plus à sept mois de présence continue des troupes françaises qu’aux combats de mai-juin 1940. Certaines unités cantonnées près de la Ligne Maginot, secteur vidé de ses habitants pour faciliter la défense du territoire, se sont livrées sans vergogne au pillage et à différentes dégradations d’édifices abandonnés, surtout lors de la retraite. Au moment de l’évacuation, les habitants n’avaient pu emporter que 30 kilos de bagages et les maisons, les commerces comme les bâtiments publics regorgeaient de mobilier, objets divers et provisions attirant la convoitise des pillards de toutes sortes. Le préfet Charles Bourrat écrit ainsi dans son livre de souvenirs : « Des pillages ont eu lieu, certaines unités ont pensé que, les villages étant libérés de leurs habitants, les biens mobiliers étaient leur propriété. Des officiers, hélas !, ont donné un triste exemple et j’ai dû, sous peine de publicité, interdire l’expédition de colis. » à Saint-Avold, les forces de l’ordre se limitent en tout et pour tout à deux gendarmes bien impuissants devant la soif de rapine des unités stationnées dans la cité.
Les bataillons de police allemands, envoyés en Moselle pour rétablir l’ordre et la sécurité publics, constatent dès leur arrivée les conséquences des pillages. Non sans arrière-pensée, l’attitude déplorable de certaines unités françaises constituant un excellent angle d’attaque pour la propagande allemande, les commandants des bataillons abreuvent l’état-major de la police d’ordre (Orpo) à Sarrebruck de rapports sur les déprédations françaises. Dans son rapport du 12 juillet, Theodor Berkelmann, chef supérieur de la police et de la SS dont dépendent les bataillons de la police d’ordre, constate que, si les dégâts occasionnés par les bombardements sont relativement faibles, les déprédations et les dégradations des troupes françaises sont importantes. Ces rapports restent cependant muets sur les actes de vandalisme des troupes allemandes elles-mêmes – c’est le lot de toute campagne militaire – et surtout les pillages opérés par les Allemands venus de la Sarre voisine et qui, depuis la victoire, se considèrent en terrain conquis.
Ce rapport est le premier à aborder la situation politique dans le pays naborien en quelques phrases. Berkelmann souligne que l’idée d’une réunion de la Moselle à l’Allemagne est considérée avec beaucoup de scepticisme par les habitants. Selon lui, la population, trompée par la propagande française sur la réalité du régime national-socialiste et fatiguée d’être l’enjeu et la victime du 3e conflit franco-allemand, souhaiterait une situation d’autonomie entre les deux ennemis héréditaires. Dans un rapport du 17 juillet, le commandant du 66e bataillon de police, cantonné à Forbach, constate que « seule une petite fraction des rapatriés cherche à entrer en contact avec les Allemands du Reich et manifeste des sentiments amicaux à l’égard des Allemands ». La propagande allemande ne semble pas profiter à plein de l’attitude déplorable des troupes françaises et du choc psychologique provoqués par le succès des armées du Reich. La population, ballotée entre deux pays, deux nationalités, deux cultures, n’aspire qu’au repos et à la paix. Les premiers rapatriés sont avant tout soucieux de retrouver leur maison, leur lopin de terre, de se procurer de quoi subsister et vivre décemment et ne se préoccupent pas encore de politique.
Constat similaire pour les Mosellans – dont de nombreux Naboriens – qui attendent en zone occupée. Ce n’est qu’à partir du 3 août que l’administration militaire en France autorise les retours massifs en Moselle. Les réfugiés sont alors soumis à des contrôles drastiques par la commission de contrôle de la Sipo-SD à Saint-Dizier qui écarte les indésirables (Juifs, Français de l’intérieur, communistes, étrangers, etc.). Pour mesurer l’opinion de ces milliers de Mosellans déracinés qui attendent leur retour dans les régions d’évacuation, nous disposons d’un document très intéressant. Il s’agit d’un rapport intitulé état d’esprit et situation des évacués lorrains dans les départements de Charente, Charente-Inférieure et Vienne, rédigé par le SS-Obersturmbannführer Weinmann, de la section III B (Volkstum) du SD de Metz. Au cours d’un voyage du 13 au 21 août dans la région de Poitiers pour organiser le rapatriement des biens culturels de Moselle, cet officier du SD a profité de l’occasion pour consigner ses impressions sur l’état d’esprit des populations attendant leur rapatriement. De ces conversations avec des maires et des habitants, il ressort que les Lorrains souhaitent retrouver ardemment leur terre : « la question de savoir s’ils deviennent en même temps membre du Reich est pour eux de moindre importance. » Le rédacteur poursuit : « Rien n’est parfaitement clair chez les Lorrains en ce qui concerne leur appartenance future au Reich allemand. C’est ainsi que surgit occasionnellement la question formulée directement : à qui, à quoi appartenons-nous en fin de compte ? Malgré le désir urgent de rentrer le plus tôt possible chez eux, les Lorrains expriment leurs fortes inquiétudes quant à leur destin futur. […] Les Lorrains d’un certain âge, pensant sereinement, s’expriment honnêtement sur les difficultés que le pays frontalier entraîne et ajoutent souvent que l’on ne peut en général pas attendre d’enthousiasme de la part des Lorrains étant donné qu’ils ont été beaucoup ballotés de droite à gauche. Un homme de plus de 70 ans par exemple soulignait qu’il devait changer de nationalité pour la 4e fois. […] Les Lorrains souhaitaient avant tout de l’ordre, de la paix et une évolution tranquille, constante ; ils espéraient avec détermination que le passage maintenant imminent de la Lorraine dans le Reich allemand signifie le dernier changement de nationalité. »
Une préoccupation obsédante : le retour rapide à une vie normale
Au même moment, dans le pays naborien, la situation matérielle est loin d’être idéale. À Saint-Avold, l’accès à l’eau et l’alimentation en électricité sont des plus déficients après la destruction par les Français du château d’eau de la carrière et des deux réservoirs de la gare. En Moselle, 150 routes, 250 ponts ont sauté pendant les combats ou du fait des actions de retardement du génie français auxquels s’ajoutent les dégâts occasionnés aux barrages, ce qui paralyse le transport. À Saint-Avold, ce sont les quatre ponts enjambant la Rosselle qui ont explosé, occasionnant de graves dommages aux maisons et immeubles adjacents, tandis que le poste d’aiguillage de la gare est détruit. Les organisations nazies – notamment des contingents du RAD de Sarre –, l’armée, l’administration civile et son office de la reconstruction (Wiederaufbau) se mettent au travail dès les premiers jours de l’annexion pour permettre un retour rapide à la vie normale. Pour ne citer qu’un exemple, la NSV, l’organisation de solidarité populaire du parti nazi, déploie une grande activité, installant au 31 août 1940 336 centres de subsistances où sont distribués gratuitement près de 7 millions de rations. Comment sont perçus ces efforts par la population locale ?
Tous les rapports se font l’écho des attentes populaires en matière de ravitaillement, de prix des denrées, d’accès à l’eau et l’électricité ou encore du redémarrage des puits de charbon, inutilisables pour cause d’inondation faute d’entretien pendant les mois de la « drôle de guerre ». Les efforts des autorités allemandes sont appréciés, les Lorrains se sentant enfin considérés, la remarquable organisation allemande étant particulièrement saluée : « Concernant l’orientation politique de la population, on constate que la confiance en la cause allemande s’accroît progressivement. Les Lorrains constatent avec quelle énergie les administrations allemandes travaillent pour leur donner le meilleur. Malgré la destruction partielle des fermes, la population villageoise a le fort désir de pouvoir revenir sur son lopin de terre et de pouvoir participer à la reconstruction avec ses propres moyens. »
Cependant, dès le mois d’août, les premières récriminations se font jour. Les critiques se concentrent essentiellement sur les prix élevés des denrées alimentaires. Les soupçons se portent surtout sur les soldats de la Wehrmacht accusés de faire monter artificiellement les prix par des achats massifs facilités par la parité très avantageuse du Reichsmark par rapport au franc : 1 RM = 20 francs. Les classes laborieuses souhaitent que les salaires augmentent pour compenser cette perte de « pouvoir d’achat ». Du côté de la paysannerie, « partie la plus confiante de la population » selon les autorités, on envisage l’hiver avec appréhension, car « avec la guerre, une grande partie de la récolte a été stoppée ». Effectivement, la récolte de 1939 est en grande partie perdue dans les régions évacuées proches de la ligne Maginot. L’armée allemande prend le problème à bras le corps : des unités sont affectées aux travaux agricoles et doivent semer des céréales d’hiver.
Sur le plan politique, c’est l’attentisme prudent qui domine, la population souhaitant une clarification rapide sur le sort réservé à la Moselle. « La nomination de Bürckel en tant que CdZ et la passation des pouvoirs des autorités militaires à l’administration civile ont, d’après les premiers constats, de manière générale, apaisé la population », remarque un observateur du SD. Il signale que la population pense que Bürckel, Gauleiter de Sarre-Palatinat, « comprendrait davantage les intérêts du peuple lorrain ». Seule ombre au tableau « idyllique » dressé par les nouvelles autorités, la fâcheuse tendance des Lorrains à répandre rumeurs et bruits de toutes sortes. Dans un rapport du 27 août du 122e bataillon de police, qui opère dans la région de Saint-Avold, il est constaté que « le bouche-à-oreille précédemment évoqué se répand avec quelques succès ». Parmi les rumeurs diffusées, celle que « l’Alsace-Lorraine sera remise à l’Amérique par le gouvernement français en dédommagement des anciennes responsabilités lors de la guerre 1914-1918 ». Rassurant, le rédacteur du rapport affirme que « peu de gens prêtent attention à ce genre de choses ». Pour les autorités allemandes, l’explication principale de ces bruits est le défaut d’information des civils, résultant d’une carence criante en postes de radio à laquelle il faut remédier rapidement pour contrer « l’influence néfaste du bouche-à-oreille ».
Un premier virage de l’opinion : les expulsions
À partir de la fin août 1940, les rapports sont de plus en plus précis sur l’état d’esprit dans le pays naborien, du fait de l’accélération du retour des populations évacuées de 1939. Angoissés par la perspective de retrouver leurs maisons détruites, leurs villages ravagés par les combats, de nombreux Lorrains s’accordent à reconnaître l’efficacité des nouvelles autorités dans l’œuvre de reconstruction de la région. Les dommages sur les commerces et les bâtiments sont en voie d’être effacés du paysage, la police lutte avec fermeté contre les pillards, l’ordre est maintenu. Cependant, la joie du retour chez soi est tempérée par la physionomie du nouvel ordre germanique, aux antipodes du régime du Reichsland wilhelmien. Rapidement, la population comprend que le nouveau « maître » de la Moselle, le Gauleiter Josef Bürckel, entend regermaniser (Rückdeutschum) et nazifier la région, politique dont l’indispensable préalable est la mise au pas (Gleichhaltung) d’une population lorraine soumise depuis 1918 à l’influence « néfaste » de la France. Préalablement, la Moselle doit être « nettoyée » des éléments hostiles et inassimilables par des opérations d’expulsions à grande échelle.
Le 16 juillet, le signal est donné. L’administration civile fait exécuter par la police « l’action C », autrement dit l’expulsion des opposants politiques (communistes, syndicalistes, membres du clergé, francophiles, etc.), des Français de l’intérieur, des francs-maçons, des étrangers, des juifs. Dans le pays naborien, ces expulsions touchent en proportion moins de personnes que dans les régions de l’ouest, puisque la très grande majorité des évacués ne sont pas encore rentrés. La lecture des rapports allemands révèle alors toutes les contradictions qui traversent l’opinion publique. Dans un document du 21 août, un officier du SD constate que la « population lorraine est tout de même contente d’être libérée des juifs et des Français de l’Intérieur et que, d’autre part, on compare toujours ces mesures avec les expulsions française de 1918 ». Dans un autre rapport, il est signalé que « l’action C, dans la mesure où elle a concerné tous les juifs, est accueillie avec l’approbation la plus complète et la plus joyeuse et que l’approbation est tout aussi complète en ce qui concerne l’acheminement chez eux des éléments français de l’intérieur, surtout des fonctionnaires ». N’oublions pas que beaucoup de Mosellans qui ont connu la cession de 1870 en gardent un souvenir positif, à l’exception des années de dictature militaire à partir de 1914. Encore plus frais dans les mémoires, en particulier dans la Moselle germanophone, sont présents les excès des fonctionnaires français, des « Hussards noirs » de la République, qui ont avec brutalité et maladresse tenté d’extirper la culture allemande de ces régions après le retour à la France. Ces expulsions de Français de l’intérieur et de francophiles sont ainsi considérées comme un juste retour des choses après les 30 000 expulsions d’Allemands du Reich et de Mosellans accusés d’avoir collaboré avec l’Allemagne réalisées de 1918 à 1920. Concernant « l’approbation » exprimée à l’expulsion des juifs, nous ne disposons d’aucun élément complémentaire pour expliquer ces comportements. La plus grande partie de la communauté juive locale avait quitté la Moselle du fait des évacuations ou avait pris la fuite devant l’attaque allemande. Ceux restés sur place n’étaient plus qu’une minorité. La critique des sources constituant l’un des dix commandements de l’historien, on peut donc légitimement penser que le rédacteur du rapport insiste tout particulièrement sur cet aspect constitutif de l’idéologie nazie, qu’il monte en épingle des réactions individuelles ou émanant de milieux pro-allemands, car, en montrant que les Mosellans approuvent ces mesures, il sous-entend qu’ils donnent ainsi des signes de leur volonté d’intégration dans le Grand Reich allemand. A contrario, ces manifestations de « satisfaction » ne peuvent être niées en bloc simplement parce qu’elles sont mentionnées dans des rapports nazis, donc par des bourreaux, auxquels on ne pourrait accorder aucun crédit sauf lorsqu’ils rapportent des actes de résistance et des preuves du patriotisme des Mosellans. Faute d’études à ce jour sur l’opinion et en l’absence de documentation complémentaire pour procéder à un croisement de sources, on doit donc, en historien honnête, rester prudent en se contentant de rapporter ces faits sans les nier ni les exagérer.
Si la population semble faire peu de cas des expulsions de non-mosellans, l’inquiétude de l’opinion est plus palpable dans le cas des mariages mixtes entre mosellans natifs et Français de l’intérieur. Seront-ils expulsés tous les deux? Un seul des conjoints ? Quelle origine doit être retenue pour qualifier le ménage ? Celle de l’homme ou de la femme ? En filigrane, c’est un sentiment de désapprobation qui se dégage des observations du SD dès que les mesures d’expulsion frappent des « natifs » mosellans, surtout si les motivations de l’expulsion demeurent inconnues. La population condamne en outre la brutalité et l’arbitraire avec lesquels ces expulsions sont opérées : « L’impression générale est que plus aucune personne ne se sent à l’abri et que chacun doit craindre d’être atteint par cette action. » Dans le pays naborien, pendant ces inquiétantes semaines de juillet à septembre, on fait le gros dos. Les habitants donnent des gages de façade, notamment en adhérant à la toute nouvelle Communauté du peuple allemand (DVG), organisation au sein de laquelle les Lorrains doivent donner des preuves de leur adhésion pleine et entière au projet d’une Moselle allemande. Les premiers registres d’inscription sont ouverts en Moselle le 27 août 1940. Organisée sur le modèle du NSDAP, selon une structure verticale, allant du bloc d’immeubles au cercle, la DVG est dirigée localement par des responsables bénévoles choisis parmi la population, alors que les chefs de cercle sont recrutés en Sarre-Palatinat. À Saint-Avold, la Kreisleitung de la DVG s’installe le 1er octobre 1940. Dans un rapport du 3 septembre, les autorités allemandes ne sont pas dupes de ces manifestations de « germanité » spontanée : « En ce moment, la situation politique est influencée par les expulsions et la fondation du parti allemand. Ces deux faits font qu’une grande partie de la population essaye de rendre particulièrement visible sa germanité. Ainsi, il est constaté qu’on ne parle exclusivement allemand qu’en présence d’un Allemand du Reich. On constate fréquemment que le français est utilisé de manière explicite dans des conversations privées et on utilise seulement l’allemand à l’approche d’un porteur d’uniforme allemand. Cependant, on voit désormais les premiers Lorrains qui font le salut allemand avec le bras. »
L’achèvement de « l’action C », à la mi-septembre 1940, est accueilli avec soulagement. Cependant, les Mosellans sont convaincus que de nouvelles mesures vont être prises. Dès la fin octobre, l’inquiétude est palpable dans tout le pays naborien. « Des rumeurs circulent sur le fait que de nouvelles expulsions auraient bientôt lieu. Ces rumeurs perturbent tout travail régulier et paralyse la volonté de construction. Il serait approprié de clarifier ce point dans un article de journal ou lors d’un discours public devant un groupe important de personnes. » D’autres rumeurs s’installent durablement dans les conversations. Ainsi, une commission américaine serait arrivée à Metz pour faire valoir les revendications de l’Amérique sur la Lorraine et, du fait de ces revendications, l’Alsace-Lorraine ne serait plus annexée au Reich. Autre bruit : l’armée française se rassemblerait en Gironde pour attaquer la Wehrmacht avec l’aide des Anglais. À Creutzwald, ce sont les mineurs de charbons polonais, revenus de l’évacuation en France, qui colportent ces rumeurs au sein de la population qui les accueille favorablement. Elles traduisent surtout la montée progressive d’un sentiment antiallemand après le choc des expulsions de l’été.
Les Mosellans n’ont pas tort d’être inquiets car, du 11 au 22 novembre, le Gauleiter organise une nouvelle vague d’expulsion, encore plus importante et plus brutale que la première. Selon des critères linguistiques, la Moselle francophone doit être vidée de ses habitants pour laisser place à des colons allemands. Si la Moselle germanophone est relativement épargnée, les répercussions de cette politique sont catastrophiques pour le nouvel ordre allemand. Les expulsions de novembre ouvrent les yeux à la population sur la brutalité et la violence aveugle du nouveau régime. Dans son rapport du 11 novembre, le jour des premières expulsions, le commandant du 122e bataillon de police en fait l’amer constat : « La situation politique est pour le moment sous l’influence de l’expulsion de la Lorraine francophone. La divulgation précoce et les retards accumulés dans la mise en œuvre des expulsions ont causé une grande agitation dans la région de langue allemande. L’action a cependant montré que, dans une grande partie de la population, la germanité démonstrative n’est qu’un simple vernis. La peur de l’expulsion pour soi-même ou pour des parents a souvent conduit à des expressions de sympathie pour la France et à saluer la période française. »
Cinq jours plus tard, alors que les expulsions battent leur plein, le SD de Metz dresse un bilan lucide sur les répercussions de telles opérations, y compris dans l’aire linguistique allemande non concernée par ces mesures : « On constate dans toutes les couches de la population, y compris dans les territoires encore non concernés, une énorme déception. Le Lorrain avait toujours espéré des mesures prises jusqu’à maintenant que, sous le régime allemand, la justice pour le Lorrain serait rétablie et qu’il pourrait enfin avoir tous ses droits dans sa patrie. […] L’action d’apaisement frontalier mise en place maintenant agira sur le peuple comme un coup de massue. […] De manière générale, on dit que tous les discours et promesses faits jusqu’à présent n’ont été qu’une tromperie intentionnelle du peuple lorrain et l’action en cours est ressentie comme une vexation et une infamie toutes particulières. […] La confiance dans la DVG et dans toutes les administrations a complètement disparu. Les Allemands du Reich présents ici ne sont absolument pas d’accord avec la façon d’appliquer ces mesures. Partout, on dit que l’on ne peut pas comprendre comment on peut agir avec une telle dureté ! […] L’application de la mesure actuelle a été surtout critiquée par les Allemands du Reich qui étaient eux-mêmes établis en Lorraine et qui furent en 1918-1919 chassés de leur patrie par les Français. » La fin des expulsions annoncée le 22 novembre est perçue par la population comme une « délivrance ».
Une francophilie de plus en plus affirmée
Les expulsions marquent une rupture. Le régime national-socialiste, intolérant, brutal et policier, est aux antipodes du régime du Kaiser. En réaction, l’attachement à la France se manifeste de plus en plus visiblement en prenant des formes très diverses, souvent naïves. L’un des moyens les plus courants pour manifester son refus de l’Allemagne est l’utilisation ostensible de la langue française en présence des cadres de la DVG ou de l’administration civile. Les habitants détournent ironiquement les symboles du nazisme comme le salut hitlérien. À Freyming-Merlebach, la gendarmerie constate ainsi qu’on se salue depuis des semaines en utilisant l’expression « Heil Elf », soit « Es leben Frankreich » (Vive la France). Certains décident de manifester plus bruyamment leur francophilie, à leurs risques et périls. Un habitant d’Alsting, arrêté le 6 octobre 1940 pour avoir décroché l’étendard nazi d’un bâtiment officiel, est interné jusqu’au 18 avril 1941 dans diverses prisons de Sarre-Palatinat. Libéré, il est contraint de pointer régulièrement au service de police le plus proche. Deux habitants de Longeville-lès-Saint-Avold sont arrêtés le 21 octobre 1940 par la gendarmerie pour avoir chanté la Marseillaise, tenu des propos antiallemands et avoir barbouillé un portrait d’Hitler. Sur ordre de la Gestapo, ils sont condamnés à une peine de trois mois de camp de concentration, purgée à Dachau du 7 avril au 7 juillet 1941.
L’ordonnance de réorganisation administrative du 2 novembre 1940 marque la naissance officielle du Kreis Saint-Avold. Prenant effet le 1er décembre, ce texte décide le regroupement des cercles ruraux de Thionville-Est et Thionville-Ouest en une seule entité et la fusion des cercles de Forbach et Boulay au sein du nouveau cercle de Saint-Avold, comprenant désormais 145 000 habitants. Cependant, les communes du canton de Sarralbe sont soustraites du nouveau Kreis au profit du Kreis Sarreguemines. La Moselle se trouve divisée en six Landkreise (Thionville, Metz, Château-Salins, Sarrebourg, Sarreguemines et Saint-Avold), administrés par des Landkommissare, et un Stadtkreis urbain (Metz) sous l’autorité d’un Stadtkommissar. À Saint-Avold, la direction du Landkommissariat est d’abord entre les mains du Landrat Heinze. Mobilisé sur le front russe au début de l’année 1943, il est remplacé à partir du 31 mars 1943 par le Landrat Karl Roth. Né le 30 octobre 1893 à Ottweiler, il est l’ancien Landrat de Merzig.
À la fin de l’année 1940, le régime nazi a déjà échoué. S’il a pu espérer trouver des soutiens auprès des habitants – en particulier ceux ayant connu le régime du Kaiser –, la brutalité des expulsions de 1940 lui aliène rapidement et définitivement la population. L’année 1941, marquée par la germanisation forcée, la mise en place du RAD, l’expulsion massive de prêtres le 28 juillet et le déclenchement de l’offensive à l’est ne vont qu’accentuer le sentiment de rejet général de la population.
Abréviations :
BdO (Befehlshaber der Ordnungspolizei) : commandant en chef de la police d’ordre CdZ (Chef der Zivilverwaltung) : chef de l’administration civile DVG (Deutschesvolksgemeinschaft) : communauté du peuple allemand HSSPF (Höheres-SS und Polizeiführer) : commandant supérieur de la SS et de la police NSV (Nationalsozialistische Volkswohlfahrt) : association d’entraide national-socialiste RAD (Reichsarbeitsdienst) : service du travail du Reich SD (Sicherheitsdienst) : service de renseignement du parti nazi Sipo (Sicherheitspolizei) : police de sécurité réunissant la Gestapo (police politique) et la Kripo (police criminelle)