États Généraux : 5 mai 1789 Les représentants des trois ordres sont chargés de présenter les cahiers de doléances, rédigés dans tous les villages et villes de France, pour expliquer au Roi ce que le peuple français voudrait voir changer.

La région de Saint-Avold vers 1789 d’après les cahier de doléances.

Extraits de l’article de Denis SCHNEIDER paru dans le « Cahier Naborien » numéro 7

Le secteur étudié

Le secteur géographique étudié ici comprend la plupart des communes du canton de Saint-Avold (au XIXe siècle) et un certain nombre de communautés adjacentes.

En 1789, les villages de ce secteur relèvent de trois bailliages différents, ceux de Boulay, Vic et Sarreguemines, dont le découpage est passablement enchevêtré. De plus, ces bailliages relèvent de deux généralités différentes, celle de Metz pour le bailliage de Vic, celle de Nancy pour les bailliages de Sarreguemines et Boulay.

Sur le plan douanier ces deux généralités lorraines sont réputées étrangères et séparées du reste de la France (hormis l’Alsace) par un cordon douanier. Cependant, la fiscalité appliquée en Lorraine n’est pas la même suivant les territoires. Une simple ou double barrière de péages sépare des bailliages dont le découpage multiplie déjà les enclaves. Aussi, les transports d’un village à l’autre et le commerce sont entravés par des tracasseries douanières. On trouve enfin dans ce secteur un ensemble de villages de 13 à 110 feux, ce qui devrait correspondre à des populations de l’ordre de 80 à 650 personnes.

En position médiane et sur un axe est-ouest se situent Hombourg (192 feux soit 900 habitants), Saint-Avold (503 feux soit 2360 habitants) et Longeville les Saint-Avold (256 feux et 1200 habitants).

En 1789, l’exode rural à l’échelle de la Lorraine n’est pas encore commencé ou demeure insignifiant. Le poids des grandes villes (Metz et Nancy) ne déséquilibre pas la répartition de la population qui reste remarquablement homogène dans cet espace lorrain. Sur le plan agricole, le secteur est situé sur deux entités agronomiques : d’une part la cuvette du Warndt sablonneuse et humide, domaine des forêts et des mauvaises terres où les superficies cultivées sont restreintes; d’autre part les plateaux environnants dont les terres marneuses sont propices à la céréaliculture, espaces voués à l’openfield et à la vaine pâture, au mouton et à la céréale tandis que le Warndt est plutôt le domaine du porc, du seigle et de la pomme de terre.

Les assemblées et la rédaction des cahiers de doléances

La première différence qui apparaît dans les cahiers de doléances semble tenir à la taille des communautés.

Les plus petites (moins de 70 feux, moins de 400 habitants) n’ont pu qu’éprouver des difficultés à rédiger leurs cahiers; Carling par exemple ne l’aurait pas rédigé. En effet, la population locale parle l’allemand, le plus souvent exclusivement, surtout dans les campagnes. Si l’on ne trouve pas un propriétaire francophone, un officier établi localement, on peut être dans l’impossibilité de répondre à l’assignation du bailli qui demande aux communautés de rédiger ces cahiers de doléances. Même les curés, dans la région, sont souvent exclusivement germanophones; ils viennent d’ailleurs parfois de régions telles que le pays de Trèves ou le Luxembourg. Dans le bailliage de Bouzonville enfin, certains cahiers sont rédigés en allemand. Cependant, dans notre secteur, hormis le cas de Carling, toutes les communautés ont rédigé un cahier, et en français.

D’autre part, il faut aussi oser exprimer des revendications, ce qui peut gêner les petites communautés, où, même en se serrant les coudes, on n’est pas bien nombreux pour faire face à l’autorité politique. Peu de gens sont socialement préparés à exprimer ouvertement des revendications. Il faut remarquer que seule la frange socialement la plus influente de la population participe aux assemblées villageoises.

Ce sont d’après les convocations les habitants nés français, âgés de 25 ans au moins et compris aux rôles des impositions. “Tous les habitants et notables de ladite communauté”, précise le cahier d’Altviller. : Dans le bailliage de Boulay, les villages ont parfois indiqué les comparants à l’assemblée et on peut toujours compter les signatures du procès-verbal de l’assemblée et du cahier de doléances. Cela permet d’approcher la question de la participation des habitants à cet acte politique.

Dans quelques villages à population faible, Hoste, Lachambre et Dourd’hal, des croix apparaissent à côté des signatures. Alors on constate une participation de la population qui varie de 50% (Hoste, Lachambre) à 100 % (Dourd’hal). Dans d’autres cas, seuls ceux qui savent signer ont signé (Saint-Avold, Hargarten). Ici la participation est donc supérieure au nombre des signatures et est difficilement évaluable.

Dans le bailliage de Vic enfin, seules les autorités municipales et les élus des assemblées ont signé. On ne peut donc rien en déduire. Par contre, dans le bailliage de Boulay une approche statistique est possible.

Globalement le taux de participation à la rédaction des cahiers semble être de 40 à 50% mais cette participation varie beaucoup entre les petites communes où la quasi totalité des feux peut être représentée et les villes où la participation est beaucoup plus faible. La participation a dû s’établir à un taux proche de 100% dans les petits villages, proche de 50% dans les autres villages, de 10 à 20% dans les villes.

Les femmes sont extrêmement rares dans les procès-verbaux. Dans le village de Saint-Louis (bailliage de Lixheim) on mentionne la présence de 9 femmes à l’assemblée, ceci pour une commune de 72 feux. Dans deux villages des bailliages de Boulay et Vic on nous donne la proportion des veuves dans la population. À Laudrefang il y a 8 veuves pour 52 feux; à Hellering il y a 8 veuves pour 24 feux. Cela correspond à des taux de 12,5%, 15% et 33% du nombre des feux. Enfin un nom de veuve apparaît dans le plus petit village du bailliage de Boulay, Marïenthal, où une certaine Mary Jenne Bohm est présente à l’assemblée mais ne signe pas.

On le voit, les veuves sont souvent nombreuses dans les villages et aussi dans les villes. Pourtant, elles apparaissent très peu dans les procès-verbaux d’assemblées. C’est que tout d’abord elles sont très souvent illettrées et ne signent donc pas (cas de Marïenthal). À Dourd’hal et Folschviller où la quasi totalité de la commune comparaît à l’assemblée, aucun prénom féminin n’apparaît parmi les signataires.

Autrement dit, soit les feux des veuves sont désignés par le nom du mari décédé, soit ils sont représentés par un fils ainé soit ne sont tout simplement pas représentés. Mais cette dernière hypothèse semble moins correspondre aux petites communes qu’aux grandes et permet de comprendre la différence de participation aux assemblées. Dans les petites communes, des femmes ont pu participer, ce qui explique des taux proches de 100% tandis que plus la commune est grande moins on y voit paraître les femmes et plus la participation se rapproche de 50% voire moins. . Ainsi les petites communautés sont plus ou moins totalement associées à la rédaction des cahiers tandis que les notables et les représentants des corporations ont dû intervenir plus ou moins exclusivement à Saint-Avold, mais en présence de nombreux autres habitants.

À Saint-Avold, les signataires du cahier de doléances sont pour beaucoup identifiables et repérables grâce à la densité des archives. Une grande variété de métiers est représentée dans cette assemblée. Deux grands groupes apparaissent : 10 officiers ou anciens officiers municipaux, renforcés de trois militaires dont deux pensionnés, d’une part. D’autre part, de nombreux artisans et commerçants : six marchands, trois aubergistes et vingt artisans représentant quatorze métiers différents du cuir, du textile, du bois et des transports. Deux absences assez remarquables : les maçons et les tanneurs; deux absences moins probables : les tisserands et les boulangers. Enfin et surtout, les métiers de la terre encore nombreux à Saint-Avold (laboureurs, manœuvres) n’apparaissent absolument pas.

Cela nous amène à une première conclusion : l’assemblée de Saint-Avold représente essentiellement les artisans-commerçants, groupe social central de la ville, et d’autre part les officiers municipaux, qui sont en fait les notables, comme les officiers de l’armée royale. Dans ce dernier groupe, on rencontre une dizaine de privilégiés dispensés du paiement des impôts directs.

L’étude des documents fiscaux de la période révolutionnaire montre que l’assemblée communale de 1789 est composée de propriétaires plus riches en moyenne que les autres habitants; les cotes foncières les plus importantes sont sur-représentées, tandis que les plus faibles sont sous-représentées. Cela correspond au fait que ces notables sont assez âgés pour la plupart et ont, par conséquent, déjà accumulé une certaine fortune.

Évidemment sont présents à rassemblée les anciens magistrats municipaux, mais on trouve aussi des personnages d’avenir. Jean André, qui est élu député pour représenter la ville au bailliage, sera maire par la suite. Jacques Louis Delesse, présent à l’assemblée, sera le maire de l’époque du Consulat et de l’Empire. Par contre, Harrouard d’Avrainville, maire de la ville sous la Terreur est absent, car officier d’active, son service l’accapare vraisemblablement ailleurs.

Les thèmes évoqués par les cahiers

Le cardinal Mathieu s’appuyant sur des exemples pris en Lorraine du sud pour la plupart, affirme : “Ordinairement le cahier de village débute par un hommage au Roi”. Dans le pays messin, c’est aussi parfois le cas.

La situation dans le secteur de Saint-Avold est à cet égard très différente. À Saint-Avold même, le greffier Nicolaï commence le cahier dans un style résolument administratif, sans la moindre effusion comme dans une quinzaine de villages. Dans vingt autres, l’introduction est réduite à sa plus simple expression. Seuls six cahiers rendent un “hommage” au Roi et en fin de compte presque seule la communauté de Dourd’hal se confond en révérences : “Comme notre roi bien-aimé, ce bon père de ses enfants, a bien voulu permettre à ses enfants de faire leurs plaintes, doléances et remontrances, nous espérons qu’il aura cette même bonté de pardonner en cas s’ils diront une chose qui pourra offenser ce bon père. Nous avons l’honneur de parler à un père, que le Dieu de science a instruit; il nous permettra de parler le langage des enfants, assez mal instruits de lui parler, mais assez instruits pour connaître les maux qui nous affligent et que ce bon père pourra mitiger et même totalement guérir”.

Mais c’est un cas aussi remarquable qu’isolé. Cette relative indifférence à l’égard du monarque et de sa maison est peut-être significative de l’isolement de la Lorraine germanophone par rapport au royaume. Isolement linguistique bien sûr, mais aussi caractère récent du rattachement à la France, caractère étranger de l’encadrement politique.

On ménage les autorités parce qu’on ne peut pas faire autrement, par prudence mais non par penchant sentimental. Le respect au Roi se retrouve évidemment partout et ce sont toujours les officiers, les fermiers, les commis qui sont incriminés.

Voilà des “Français” qui auront peut-être plus que d’autres peine à imaginer une France sans Roi; ce qui permet de comprendre la popularité de Napoléon; mais qui ne souffriront pas outre mesure de la perte de Louis XVI et de sa maison. Autrement dit, à Saint-Avold, on pouvait être souvent monarchiste mais on sera rarement légitimiste.

Une première lecture des cahiers de doléances ne permet pas de découvrir une originalité quelconque du secteur de Saint-Avold par rapport au département de la Meurthe, aux bailliages de Vic et Thionville, ou par rapport à la Lorraine entière.

Il faut, pour déceler les nuances locales, reconstituer la hiérarchie des préoccupations des communautés villageoises. Pour cela, l’approche statistique ou quantitative nous offre un outil nécessaire. Le tableau des thèmes évoqués par les cahiers de doléances et la fréquence de répétition de ces thèmes fournit une première approche directement comparable avec les études réalisées sur les bailliages de Vic et Thionville.

Les deux premières colonnes de résultats concernent la fréquence des thèmes abordés par 41 cahiers du bailliage de Boulay, la troisième concerne 171 cahiers du bailliage de Vic et la dernière 128 cahiers du bailliage de Thionville.

26 cahiers (62%) n’expriment aucune doléance directement politique. De plus seules trois communes accordent une place notoire aux revendications politiques : Saint-Avold (8 requêtes), Creutzwald (13 requêtes) et Porcelette (8 requêtes). Enfin, la plupart des autres revendications exprimées sont des recopiages des cahiers de Creutzwald et Saint-Avold.

C’est d’ailleurs la plus fiscale des revendications politiques qui est aussi la plus spontanée et la plus recopiée : la revendication d’égalité devant l’impôt. Ainsi les préoccupations fiscales rejoignent la réaction politique contre les privilèges du clergé et de la noblesse. D’autre part, les villages qui ont recopié le cahier de Saint-Avold ont tous (sauf Betting) repris l’article qui proclame la nécessité du consentement de la Nation à l’impôt.

Par contre, de nombreuses revendications purement politiques sur une constitution, les Etats Généraux, leur organisation, sur la nécessaire réforme de la loi, ont été omises dans les cahiers des villages; preuve de leur forte insensibilité à ces thèmes. Les paysans ne réagissent pas encore en citoyens, ils laissent cela aux villes.

À Creutzwald, les revendications politiques sont exprimées sous la forme d’une véritable dissertation argumentée, d’un véritable avant-projet de constitution. Ce cahier n’est pas issu de la communauté des habitants mais du rayonnement d’un notable local qui a imprimé sa marque “philosophique” jusque dans le style du cahier. À Porcelette, le maire, J.P. Couturier, frère du lieutenant général du bailliage de Bouzonville, a résumé intelligemment le cahier de Creutzwald et cela ne reflète pas plus la communauté du village. Disons que ces communes ne sont pas opposées aux revendications politiques.

Enfin, à Saint-Avold, le cahier est certainement plus représentatif. Il faut d’abord remarquer que les doléances de Saint-Avold sont moins marquées par les préoccupations politiques que celles de Creutzwald. Les revendications exprimées sont aussi plus courtes, moins travaillées, moins complètes, moins hiérarchisées et enfin plus “poujadistes”. On se plaint des pensionnaires : “Quoiqu’il se trouve à Saint-Avold plusieurs pensionnaires du Roi qui absorbent, et au-delà, par leur pension le montant de l’imposition de la subvention”. Ces pensionnaires sont sans doute absents de l’assemblée qui regroupe uniquement le tiers état de Saint-Avold. On veut aussi lutter contre “les prévarications des ministres”.

De plus, Saint-Avold a aussi des préoccupations propres. La ville se plaint de la perte de ses fonctions administratives, elle réclame sans le dire positivement l’établissement d’un chef-lieu de bailliage à Saint-Avold. Certains villages reprennent cette revendication (Lixing, L’Hôpital, Betting) mais significativement Hombourg-Haut qui est plus loin de Boulay que Saint-Avold écrit : “Hombourg le Haut et Bas est éloigné de cinq lieues de la ville de Boulay : il ne s’en plaint pas. “ Cela révèle la rivalité qui devait exister entre les deux villes proches par le poids démographique comme par la distance.

Les villages qui ne sont pas dans la même catégorie peuvent réagir plus rationnellement. En effet, un déplacement de l’administration du bailliage de Boulay à Saint-Avold, abaisserait les frais de “piétons” (courrier administratif) de Lixing, Betting ou de l’Hôpital qui s’associent à la revendication de Saint-Avold. De même, Valmont, qui pourtant s’oppose par ailleurs à Saint-Avold, est favorable à un changement de chef-lieu de bailliage.

Par contre, Zimming, qui est à mi-chemin de Boulay et de Saint-Avold omet probablement volontairement cette revendication qui doit lui être indifférente. Mais de nombreux villages ne soufflent mot d’un changement de chef-lieu. Saint-Avold n’a pas su créer un élan en sa faveur.

Au total, il apparaît que les doléances politiques de Saint-Avold sont le reflet d’une solide indifférence aux débats nationaux. Sur huit réclamations, quatre sont liées à la fiscalité, trois sont “régionalistes”, une seulement est purement politique : “qu’il est essentiel et très intéressant qu’à l’avenir on ne puisse arrêter personne qu’en vertu d’un décret du juge”.

Ainsi, la bourgeoisie naborienne n’est pas totalement étrangère au débat philosophique mais celui-ci est loin d’être au premier plan de ses préoccupations. Celles-ci sont par contre très certainement “fédéralistes”. Face aux difficultés évoquées par le cahier, on rêve aux solutions du passé : restauration d’une autonomie municipale et d’États provinciaux. Treize communes réclament l’établissement d’États provinciaux. Cependant trois d’entre elles font seulement allusion à des États provinciaux mais sans clarté et enfin les autres reprennent cette revendication des cahiers de Saint-Avold et Creutzwald. En fin de compte, si 25% de cahiers ont mentionné cette revendication, il faut plutôt s’étonner de la faiblesse de ce score. Les petites villes (Saint-Avold, Hombourg-Haut) sont encore motivées par cette revendication des capitales régionales (Nancy, Metz, Bar le Duc) et quelques villages (huit) acceptent de les suivre sur cette voie.

Cependant des villages comme Zimming ou Boucheporn ont copié les cahiers urbains sans faire allusion aux États provinciaux. Cet exemple est significatif de la situation française. Les villes sont trop faibles pour faire un contrepoids face à Paris. Et les 35 000 communautés villageoises sont plutôt indifférentes dans la lutte qui oppose les fédéralistes aux centralisateurs.

C’est l’incapacité des villes à entraîner l’adhésion des villages aux revendications provincialistes qui explique le succès de la centralisation administrative, confirmée par l’assemblée constituante en 1790 – 1791.

Et dans le secteur de Saint-Avold, l’indifférence aux capitales provinciales qui sont toutes deux francophones est accrue par l’isolement linguistique. D’ailleurs, dans le bailliage de Thionville, la revendication “régionaliste” ne concerne qu’un même nombre de communes (27%) tandis que dans le bailliage de Vie, plus francophone, 52% des communes mentionnent des États provinciaux.

Que conclure ?

Tout d’abord, la participation de la région à la révolution politique qui se réalise à Paris n’est le fait que d’une poignée d’individus comme les rédacteurs des cahiers de Creutzwald et Porcelette.

Ensuite les communautés ne sont pas opposées à cette révolution mais elles n’en sont pas non plus motrices; elles s’associent essentiellement aux revendications financières et secondairement aux revendications régionalistes. Elles désirent confusément revenir aux usages anciens (mais c’est exprimé sans insistance), car face à la faillite financière de la monarchie française qui coïncide de surcroît et de l’aveu unanime avec une pression fiscale sans précédent, le retour aux lois lorraines apparaît comme la solution alternative la plus naturelle.

En ce qui concerne les problèmes religieux, ils apparaissent sous deux formes, dont l’une est beaucoup plus politique que l’autre : la question des abbayes en commende.

On retrouve ici aussi nos deux noyaux contestataires, Saint-Avold et Creutzwald.

Dans le secteur de Creutzwald, on s’en prend essentiellement aux ordres mendiants pour des raisons locales. Le cahier de La Houve (petite communauté voisine de Creutzwald-la-Croix) reprend sur ce point explicitement celui de sa voisine. Falck et Guerting mentionnent également la question des abbayes.

À Saint-Avoîd, on désire “la réunion des abbayes, prieurés et autres bénéfices à la province” et on souhaite que leurs revenus servent “jusqu’à l’entière extinction des dettes de l’État”. La nationalisation des biens du clergé est donc bien dans l’air du temps; c’est du reste une mesure qui a déjà été prise par certains “despotes éclairés” étrangers comme l’empereur Joseph II.

Quelques villages recopient cette revendication. Il faut cependant noter que pour deux qui le font, cinq ne le font pas et de même Porcelette, qui a un des cahiers de doléances les plus politiques, ne reprend pas cette mesure. Il y a donc probablement une réticence, une division sur cette question. Dans certaines assemblées, la présence des curés a pu inhiber les habitants. C’est probablement le cas à Macheren où la commune est assemblée autour du curé d’Eberswiller-la-Petite, qui est aussi commissaire de la municipalité, d’un religieux bénédictin de l’abbaye de Saint-Avold et du desservant de Macheren, qui est un chanoine prémontré. Cela donne un cahier strictement fiscal, où l’on chercherait en vain la moindre allusion à une quelconque dîme.

Quoiqu’il en soit, les communautés villageoises sont plus spontanées quand elles abordent les problèmes paroissiaux. Il s’agit cependant ici de problèmes soit spécifiques (conflits de personnes) soit d’administration religieuse. Les deux types de plaintes portent soit sur les casuels des curés jugés trop élevés (Laudrefang) soit sur l’entretien de l’église. Ces questions préfigurent les innombrables plaintes qui émaillent le XIXe siècle en Moselle, en matière religieuse. Certaines communautés ont profité de la rédaction des cahiers de doléances pour répéter une nouvelle fois des réclamations probablement anciennes.

L’exemple de Doud’hal est significatif : les curés ont pu se servir des cahiers pour promouvoir leurs revendications, au moins lorsqu’elles ne s’opposaient pas aux habitants; ils ont pu aussi inhiber certaines revendications religieuses des habitants. Mais les curés n’ont pas toujours assisté aux assemblées, notamment les vicaires non résidents.

En définitive les thèmes politiques apparaissent rarement sauf dans les bourgs (Saint-Avold) ou dans des cas d’espèce (Creutzwald) qui témoignent de la diffusion même isolée de l’esprit des “lumières”. La masse des paysans n’est évidemment pas touchée, mais les notables sont tous plus ou moins frottés d’idées neuves. Le pouvoir de persuasion de ces idées était très grand étant donné le fossé qui séparait Paris et quelques grandes villes, de campagnes encore terriblement endormies. Dans cette apathie générale qui caractérise encore la France dans son immense majorité à la fin du XVIIIe siècle, les idées, les livres qui venaient de la capitale devaient impressionner et séduire les notables locaux qui échappaient déjà à peu près à l’illettrisme. C’est le déroulement de la révolution qui, par la suite, les rendra beaucoup plus prudents quand ce n’est pas franchement réactionnaires. Ainsi, à Creutzwald, le rédacteur du cahier a réduit les doléances locales à la portion congrue : les 30 dernières lignes d’un texte de 170 lignes. Mais les doléances générales recoupent dans une large mesure beaucoup de réclamations plus trivialement exprimées ailleurs.

Dans quasiment tous les cahiers en fin de compte, les revendications sont d’ordre essentiellement fiscal, économique et social. Cela nous montre bien que, même si les notables locaux, les coqs de villages, sont présents, les revendications exprimées sont celles de la grande masse des habitants.