Saint-Avold carrefour économique du XIVe au XVIe siècles.

par Pascal Flaus (extraits de l’article paru dans le numéro 23 du Cahier du Pays naborien)

Possession des évêques de Metz depuis au moins le XIe siècle, la ville de Saint-Avold a été le chef-lieu économique d’une avouerie comprenant entre 25 et 30 villages et couvrant une superficie de 180 km2. À partir du XIIIe siècle, la cité connaît un développement de ses libertés, octroyées par les prélats messins. En 1360, elle reçoit de l’évêque Adémar de Monteil une autonomie financière progressive avec un droit de prélever des impôts pour, par exemple, l’entretien de ses nouveaux remparts. Un siècle plus tard, l’évêque Georges de Bade les renforce « mit pforten und bollwercken » (« par des portes et des bastions »).

Jusqu’au XVIe siècle, la ville est administrée par les comtes de Nassau-Sarrebruck, seigneurs hauts voués des évêques de Metz. Ce sont eux qui organisent tous les ans les plaids annaux au nom de l’évêque. Localement, ils désignent avec lui un bailli qui réside à Hombourg-Haut. En outre, par un droit de sauvegarde concédé par l’empereur Charles IV (1316-1378) en 1354, les comtes de Nassau veillent à la sécurité des marchands et des biens qui circulent sur la route de Sarrebruck à Metz. Ils souhaitent très rapidement tirer profit de l’essor économique de cette zone de passage. Ils se font représenter dans la ville par le Schultheiss, ou écoutète, qui participe aux procédures d’élection du maire, prélève les impôts et désigne un maître-échevin qui participe à la grosser Hof (Mère-Cour).

Cette structure intercommunale avant l’heure est composée d’un conseil de 24 échevins désignés par chacune des 14 mairies de l’avouerie ; elle est présidée par le Kassmeier, ou haut maire, élu et confirmé par l’évêque, seigneur foncier et banal, secondé par le maître échevin élu et confirmé par le comte de Sarrebruck. Cette cour a des compétences de haute, moyenne et basse justice et elle gère l’immense patrimoine forestier.

À partir du XVIe siècle, les comtes profitent des difficultés financières des évêques de Metz pour développer leur emprise sur Saint-Avold et son avouerie. En 1553, malgré les protestations des bourgeois, ils installent un péage à la sortie de la ville. La ville sait cependant trouver des contreparties à cette situation. Les comtes de Sarrebruck, alliés à l’empereur, demandent à l’armée de Charles Quint de préserver la ville des attaques d’Alcibiade de Brandebourg, au service de l’empereur, alors que les armées qui tentent d’encercler Metz en 1552, se livrent au pillage systématique de l’abbaye bénédictine de Longeville-lès-Saint-Avold. Ce sont aussi les comtes qui prennent le parti des Naboriens dans le procès qui oppose la ville aux religieux bénédictins.

Mais le passage à la Réforme du comte Philippe III, en janvier 1575, provoque de fortes tensions avec les évêques de Metz qui craignent un développement du mouvement sur leurs terres. En réalité, depuis des années, les prélats se méfient de ces seigneurs entreprenants. Ils remboursent leur prêt au comte, récupèrent la seigneurie de Hombourg Saint-Avold et, le 16 mai 1572, Charles, cardinal de Lorraine et administrateur du temporel de l’évêché de Metz, cède en fief l’avouerie de Hombourg Saint-Avold à Henri de Lorraine, duc de Guise. Celui-ci vend au duc de Lorraine, le 24 novembre 1581, « les terres et seigneuries de Hombourg Saint-Avold assises des confins du Pays d’Allemaigne […] » pour 280 000 livres tournois . Le 27 octobre 1582, les habitants de la ville et de la seigneurie prêtent serment de fidélité au duc de Lorraine et à ses officiers qui s’installent. Le danger d’un développement de la Réforme semble ici écarté. En quelques siècles, Saint-Avold est donc passée de la tutelle évêchoise à celle des ducs de Lorraine. Tiraillée entre les influences messine, nassauvienne et ducale, elle a été un enjeu politique important dans cette région. Il ne s’agit pas pour ces États de simples querelles territoriales, mais de la volonté de prendre le contrôle d’un point de passage essentiel entre l’Europe rhénane et la Lorraine.

L’essor d’une place économique

Saint-Avold est un carrefour routier important. Elle est l’un des points de passage obligés pour toutes les relations entre la France et l’espace germanique. Située près de centres économiques importants comme Metz, Sarrebruck, Vaudrevange, elle a su s’inscrire dans un vaste mouvement de développement des échanges qui concerne une partie de l’Europe rhénane. La ville est traversée par la route Francfort-Kaiserslautern-Metz, appelée au XIIe siècle Via Regalis , ou route royale. Elle contourne la forêt du Warndt, passe à Forbach, Hombourg, Narbéfontaine, Helstroff, franchit la Nied française à Pontivy pour continuer à Metz. Une tangente contourne Saint-Avold, se dirige vers Sarrebruck par le Warndt, vers Völklingen par L’Hôpital et Boucheporn ; elle rejoint la Via Regalis à Narbéfontaine. En ce qui concerne l’axe sud-nord, plusieurs routes rejoignent l’avouerie de Hombourg Saint-Avold par Dieuze, puis par Vergaville, Pontpierre ; une autre alternative se présente aux marchands du sud de la Lorraine qui, de Nancy et Saint-Nicolas-de-Port passent à Valmont pour rejoindre Saint-Avold.

Du XIIe au XIVe siècle, ce sont surtout des marchands de l’Empire, de Ratisbonne, Augsbourg, Nuremberg, qui passent à Saint-Avold pour se rendre aux foires de Champagne. Nous n’avons pas, en l’absence de sources locales, trouvé d’indices précis de l’impact de ces échanges sur le commerce local. Après 1340, ce sont les foires de Francfort qui attirent deux fois par an des marchands lorrains et français. Selon les travaux de Jean Schneider, les Messins y sont régulièrement présents à partir de cette date. Des marchands de chevaux, des tisserands, des pelletiers, des imprimeurs et des apothicaires retrouvent à Francfort, à la foire d’automne, leurs homologues venus de Lombardie ou des Flandres. Ils y achètent des tissus flamands, de la soie d’Italie, des livres, des produits pharmaceutiques, des bijoux, des métaux et des produits tinctoriaux . Le développement des salines et le rayonnement de Saint-Nicolas-de-Port activent le commerce avec le sud de la Lorraine.

Les comtes de Nassau-Sarrebruck tentent, entre 1281 et 1354, d’attirer vers Sarrebruck et sa région une partie du commerce de transit. L’empereur Charles IV leur concède le droit d’escorte sur la route de Sarrebruck à Metz, ainsi que le droit d’y installer des hauts-conduits à péages. Un commerce de transit important anime donc la ville de Saint-Avold. Ce sont les évêques de Metz qui mènent une politique active pour favoriser l’essor économique local. Il s’agit de transformer la ville : d’un simple point de passage, elle devient un centre d’échanges, un lieu de rupture de charge dont profitent les bourgeois et la fiscalité locale.

L’organisation des foires

La première mention d’une foire à Saint-Avold date du 12 janvier 1259 : à cette occasion, le chevalier Colard de Phlin renonce à toutes les amendes perçues lors de la foire de Saint-Avold . Le 3 octobre 1360, l’évêque Adhémar de Monteil concède aux bourgeois le droit dit « des marchands et de place », aussi appelé Krämerumgeld ou Standumgeld : chaque marchand doit payer un droit de place, ou d’étal, d’une obole par foire visitée . Le 11 novembre 1486, l’évêque de Metz, Henri de Lorraine, octroie des statuts aux marchands et accorde une franchise totale à tout marchand étranger qui participe à la foire de Laetare, le lundi de Mi-Carême . Il s’agit bel et bien de favoriser les échanges extra-régionaux, de fixer le grand commerce de transit, et non de développer les transactions locales qui s’effectuent dans les marchés hebdomadaires. C’est pourquoi chaque marchand étranger à la ville qui désire vendre des produits aux marchés du lundi doit verser ½ livre de cire et 12 pots de vins au han des marchands . Les droits des petits marchands et artisans naboriens sont ainsi préservés. Devant l’afflux des marchands, notamment sarrebruckois, le 30 août 1537, lors de la foire de Laetare, Jean de Lorraine, évêque de Metz, étend les franchises à la foire du lundi suivant la Décollation de saint Jean-Baptiste. Cette foire, aussi appelée Neumarkt, est déjà attestée dans un compte de Morhange en 1473-1474. Elle suit les festivités de la fête patronale du 29 août, ou Kirchweihfest, et dure trois jours. Elle concurrence directement celle de Sarrebruck qui se tient le 29 août.

Au milieu du XVIe siècle, il y a cinq foires à Saint-Avold au cours de l’année. Celle du 20 janvier, après l’élection du maire, celle de Laetare, celle du lundi de Quasimodo, celle du lundi de Pentecôte, celle du lundi suivant la Décollation de saint Jean-Baptiste.

Le cérémonial des foires est immuable. Le coutumier de la ville, dont la rédaction est achevée en 1583, nous fournit de précieuses indications. L’organisation des foires incombe à la ville et au han des merciers qui, au cours du temps, voit son rôle croître. C’est cette corporation qui vérifie les poids et mesures lors des grandes foires avant de rendre son rapport sur cette question au maire. Le maître de ce han inspecte aussi les pièces de viande de mouton. Quant à elle, la ville organise, au moment des foires importantes de Pâques et de Pentecôte, des plaids annaux à la porte de Hombourg. Elle désigne deux bourgeois chargés de venir en aide au han, de lever le droit d’étal et de faire la police de la foire.

Les échanges se déroulent sur la place du marché, c’est-à-dire sous et autour de l’ancienne halle située en face de l’église paroissiale Saints-Pierre-et-Paul. Aux yeux des Naboriens, la halle est souvent confondue avec l’Hôtel de Ville. Ce bâtiment est cité dans un document de 1395 . C’est un vaste ensemble de 77 pieds de long sur 53 de large, construit en bois sur deux étages et flanqué d’une tour. Il est le lieu de rendez-vous favori des habitants lors des grands moments de la vie locale : les bourgeois y élisent le maire, on y adjuge les impôts de ville . À l’étage, une salle sert de lieu de réunion au conseil des échevins présidé par le maire. C’est là que sont déposés les archives et le sceau de la cité, jalousement conservés par les échevins. Cette pièce est aussi le siège de la Mère-Cour, tribunal commun à vingt-quatre villages de la région de Saint-Avold, qui disparaîtra en 1699.

Les transactions commencent le matin de bonne heure, au lever du soleil, à l’heure où le maître des marchands apporte à la halle les poids et mesures. Accompagné par le sergent de ville, il fait le tour de l’étal et contrôle les mesures utilisées en punissant les contrevenants. C’est lui aussi qui se sert d’une cloche et accroche les gantelets de fer à un mur, signe d’une paix générale (« Marktfrieden ») et du début des transactions. Les affaires prennent fin à la tombée du soir, avant le tocsin de la « Bubenglocke » dont la sonnerie annonce le couvre-feu, vers 21 heures. Les meilleurs emplacements sont ceux situés le plus près de la halle. Les archives nous fournissent les noms de quelques marchands qui s’y installent. À la Mi-carême de 1610, on y trouve Anton Serpan de Trèves, Georg de Bouquenom (Sarre-Union), un ferrailleur de Montmédy, Peter de Sarrebruck et d’autres marchands allemands. Les marchands étrangers connaissent donc parfaitement les meilleures modalités du commerce de Saint-Avold. Le manque de place et l’exiguïté des lieux posent d’ailleurs de nombreux problèmes d’organisation. En 1610, des marchands de Troyes n’ayant pas trouvé de place sous la halle s’installent près de la « Hallbronnen », fontaine proche, qu’ils abîment en enlevant leurs étals. Ces foires attirent prêteurs et changeurs. Des marchands lombards sont attestés dès 1348. Au XVe siècle, ils sont remplacés par des marchands juifs qui procurent les liquidités nécessaires et assurent toutes les opérations de change. Pour faciliter leur tâche et conserver leur présence en ces lieux, Conrad II, évêque de Metz, leur accorde un droit de protection spécial ainsi qu’à tous leurs coreligionnaires qui voudraient vivre à Saint-Avold .

Devant le succès des foires naboriennes, le duc de Lorraine, qui prend le contrôle de la cité en 1581, décide de tirer profit de ces échanges. Il établit une fiscalité pesante sur les produits et les marchands. C’est ainsi que les commerçants étrangers se voient dès lors imposer une taxe. La ville suit le mouvement et augmente ses propres taxes. Son droit de place sous la halle est doublé en 1587. Il est concédé pour une année ; les acquéreurs payent 4 deniers pour un étal. Le droit des marchands est augmenté. Chaque Naborien paye 1 sou, les étrangers 1 denier. Lors des foires, le prix est doublé.

Une ville qui s’enrichit

De cette vitalité des échanges profitent les aubergistes et cabaretiers naboriens. Leurs noms apparaissent de manière régulière dès le début du XVe siècle . En 1555, ils sont plus de 18 cabaretiers à acquitter la somme de 233 florins au profit du comte de Nassau. Certains de leurs établissements ont des adresses connues : « zum Schwan » (au cygne), « zum Pflug » (à la charrue). Les comptes citent aussi un brasseur (« Bierbrauer »), dix huit bouchers et sept boulangers vendant du pain blanc (« Weissbäcker »), en 1562 leur nombre passe à 12 . Ce succès des foires permet-il l’enrichissement de la ville en tant que corps constitué ? La réponse ne peut être obtenue qu’indirectement en comparant la croissance de la population et celle des revenus des dix principales taxes prélevées sur les produits vendus à Saint-Avold, comme le sel, les bovins, les ovins, la toile, le cuir. En 1552, la ville compte 249 feux, soit environ 1 200 habitants . Une liste dressée en 1600, cite deux nobles, dix affranchis, 299 mariés et veufs, 28 jeunes gens, 14 manouvriers, 7 mendiants, 4 pâtres, 17 personnes sont dites absentes au moment de la rédaction de la liste , soit environ 1400 personnes.

Saint-Avold est donc comparable à l’agglomération de Sarrebruck Saint-Jean avec ses 278 feux, mais surpasse largement Vaudrevange, capitale du bailliage d’Allemagne, avec 166 feux, ou Sarreguemines avec ses 100 feux. Cinquante ans plus tard, la population naborienne est estimée à 1 500 habitants. La croissance est réelle mais de faible ampleur. En revanche, pendant la même période, les revenus fiscaux quadruplent, preuve de l’intensité accrue des échanges locaux. L’existence d’une mesure naborienne souligne l’importance de la ville dans les échanges inter-régionaux.

Les hommes et les produits de l’échange

Les produits échangés

Les renseignements sur les produits échangés à Saint-Avold sont fournis par les données du péage, pièces conservées aujourd’hui au Landesarchiv de Sarre et aux Archives départementales de Meurthe-et-Moselle. À l’origine, il s’agit de celui établi par les comtes de Nassau, que le duc de Lorraine a conservé. Après 1582, les droits de péage sont admoniés pour un an, puis au XVIIe siècle pour 6 ans. Grâce à ces archives, on peut avoir une idée assez précise de la situation en 1557 et 1600. L’analyse des sommes prélevées permet de constater une augmentation constante qui va de paire avec le développement des échanges et du commerce. Le revenu de ce péage est de 150 livres de Lorraine en 1557, mais de 420 vers 1600. Les produits cités dans les archives sont essentiellement le bétail, les cuirs, les tissus, le vin, le sel et les poissons (harengs). Des marchands en provenance de la région de Metz vendent une partie de leurs cargaisons aux nombreux cabaretiers de Saint-Avold . Les comptes des différents receveurs de la région sont le reflet de la diversité des produits qui passent à Saint-Avold. En 1604, celui de Sarreguemines observe que les convois se dirigent vers Metz via Saint-Avold, chargés de laine et de drap . Son collègue de Hombourg Saint-Avold, note en 1617 : « toutes sortes de marchandises chargées sur chars et charrettes de France, Verdun, SaintMihiel, Metz pour aller à Francfort ou ailleurs en Germanie passent à Saint-Avold et Forbach où les voituriers paient le nouvel impôt ou fredaut sur toutes les marchandises qui traversent la Lorraine sans être d’ailleurs ». De nombreux villages du Warndt profitent de cette intense circulation. À Merlebach et Rosbruck, on ne trouve pas moins de 4 auberges.

Deux comptes presque complets du péage de Saint-Avold nous sont parvenus : celui de 1590, année de crise, période de prospérité. En 1590, la recette totale s’élève à 152 francs de Lorraine. Ces résultats médiocres s’expliquent par le ralentissement du commerce suites aux guerres qui perturbent la région. L’années 1594 est moins atypique et peut-être considérée comme la bonne période économique. La recette s’élève alors à 400 francs de Lorraine. Ces comptes sont lacunaires.

Courants d’échanges de la ville de Saint-Avold d’après le registre du péage de 1594

Les Naboriens à l’étranger

Les Naboriens ne sont pas seulement témoins de ces courants d’échanges, ils y participent pleinement. Il est difficile d’apprécier la zone d’influence du commerce de Saint-Avold car toutes les sources n’ont pas été analysées. Dès le début du XIVe siècle des marchands de cette ville sont signalés à Trèves. Ainsi les comptes du péage trévois, indiquent qu’un certain « Groiss Hans von Senterfore » (de Saint-Avold) acquitte une livre de Trèves pour avoir rendu ses tissus à la foire annuelle de la Saint-Mathieu les 24 et 25 février. Ce marchand est nommé dans une autre source, les registres du han des fabricants de tamis de Puttelange dont il est membre. Grâce à ce document nous apprenons qu’il fréquente les foires d’Anvers et de Bergen-op-Zoom. En compagnie de Hannes Belis et de Hans maire de Saint-Avold, ils se rend aussi à la foire de Cologne en 1441.

Pour savoir ce que transportent ces marchands naboriens, nous avons consulté les archives de certains péages. Elles sont à prendre avec beaucoup de précautions, à cause de leur état parfois lacunaire et de la contrebande. Pour la période 1452-1538, sept registres très riches comme ceux du receveur de Vaudrevange, passage obligé de la Sarre pour la Rhénanie, citent environ une trentaine de marchands naboriens . Ces commerçants exportent surtout des pièces de tissus et du sel en quantité très importante. Sur les sept années de péages étudiés, nous avons compté 83 chargements de drap de lin, dont 20 pour la seule année 1486 et 330 chargements de sel, dont 174 pour la seule année 1486, en partance pour la Moselle et le Rhin. Il peut s’agir de plusieurs charretées par passage. Cette denrée est libre jusqu’en 1590, date de l’instauration du monopole ducal.

Les Naboriens reviennent avec 60 tonneaux de harengs ou des produits manufacturés. Ainsi, le 24 février 1493, Remy de Saint-Nabor passe avec deux charrettes de sel à Vaudrevange « in richtung Niederlandt » ; son compatriote Hans de Saint-Nabor, venant des Pays Bas, le précède de deux jours au même péage avec plusieurs barriques de harengs « von der Niederlandt » qu’il vend à Saint-Avold. Souvent les mêmes noms de marchands apparaissent dans ces registres : le commerce du sel est concentré entre les mains de trois familles, les Hans, les Bolender et les Remy. Ils s’approvisionnent aux salines de Dieuze et vendent leur produit dans l’axe mosellan et rhénan. Quelques anecdotes permettent de suivre leur commerce. En 1486, une querelle opposant l’évêque de Metz et le duc de Lorraine, trois marchands naboriens revenant de Dieuze sont arrêtés et leur marchandise, d’une valeur de 85 florins, saisie . Ce commerce est florissant et les Naboriens sont signalés en Allemagne du Sud, à Kallenfels sur la Nahe, en 1486, avec trois charrettes et à Wartenburg, en 1517, avec la même quantité. Ils ont donc réussi à devenir des intermédiaires entre la Lorraine romane, productrice de sel, et le monde. La consultation des archives des péages de Sarreguemines et de Saverne nous permet d’apprécier le rayonnement économique de Saint-Avold vers le sud, l’Alsace. Les Naboriens s’approvisionnent en vin d’Alsace . De 1507 à 1532, environ quinze marchands passent le péage, souvent plusieurs fois par an. Il semblerait que les Naboriens convoient du poisson, des harengs et des tissus. Folmar le barbier convoie du blé. Nos investigations nous ont conduit à Saverne, où sont signalés des marchands de tissus naboriens à la foire de l’Annonciation, dans la semaine du 8 au 14 septembre.

Les harengs sont très prisés, en particulier lors du Carême. Certaines familles comme les Reder ou les Pitz se partagent ce commerce. Ainsi Reder acquitte la somme de 13 florins, le 28 mars 1486, pour du « poissonge qu’ilz ont même au quarême ». Lors du passage de troupes à Saint-Avold, en février-mars 1591, la ville distribue aux soldats plus de 2 850 harengs, ce qui représente une somme de 170 francs de Lorraine. Une telle quantité sous-entend l’existence de stocks qui ne sont pas destinés à la seule consommation locale, mais qui devaient être revendus dans le sud lorrain. Les échanges sont complémentaires. Les Naboriens partent vers le nord de l’Europe avec du tissu, du sel, des peaux, des bovins, pour importer des harengs, des céréales, du fer. Le marinier Jost Hass transporte ainsi, en 1581, au passage de Saarburg sur la Sarre, 40 quartes de blé destinées à Saint-Avold.

Le commerce des bestiaux

Les comptes font clairement apparaître qu’un produit est essentiel dans le commerce transitant par Saint-Avold : le bétail. De la mi-mars à la fin du mois de mai, des propriétaires originaires de Lorraine du sud et des Vosges, du Barrois, de Nancy, de Toul, de Nomeny ou de Mousson, conduisent leurs troupeaux vers les foires allemandes. Le 28 mars 1509, Tappenhans de Saint-Avold, convoie 100 moutons au passage de Vaudrevange. Il y acquitte un droit de douane de 15 florins . Ce commerce des bestiaux est très important. Il est attesté dans de nombreux documents du XVe siècle. Des marchands de Saint-Jean-lès-Sarrebruck affirment que, jour et nuit, 800, 1000, voire 1 500 têtes de bovins sont convoyés vers L’Hôpital par le Warndt ou à Saint-Avold et au-delà, vers Metz, « zum Spidal in dem Warende oder zu Russeln und darumb ».

En 1590, malgré l’insécurité qui règne sur les routes, passent 1 841 moutons, 1 372 porcs, 96 bœufs et 11 chevaux. En 1594, les chiffres sont encore plus impressionnants et les Naboriens voient arriver d’immenses troupeaux. De gros marchands de bestiaux de Toul conduisent 2 950 brebis depuis le sud de la Lorraine vers l’Allemagne. À lui seul, Antoine Dimanche, lieutenant de Toul, convoie 1 300 moutons. Le 12 mars, Nicolas Lallemand convoie à Saint-Avold un troupeau de 1 150 moutons pour la foire de Laetare. Des marchands nancéens escortent plus de 3 000 moutons. Toutes ces bêtes paissent dans les grandes bergeries situées autour de Saint-Avold.

Saint-Avold a alors un triple rôle. Elle est d’abord un simple point de passage pour certains troupeaux qui poursuivent leur route vers le nord. Mais elle est aussi une zone d’échange. C’est essentiellement durant les foires de printemps que propriétaires lorrains du bétail et marchands du monde germanique se rencontrent. L’argent passe de main en main et les bêtes changent de conducteurs. Des marchands naboriens réussissent à s’infiltrer dans ces échanges, prenant pour leur compte des animaux qu’ils destinent aux proches marchés de la vallée du Rhin ou de la Moselle. Enfin, la présence de ces troupeaux stimule les activités des hans liées au cuir. Arrivent dans la ville des animaux vivants, mais en repartent des bêtes toujours sur pied, des carcasses de viande, des produits du cuir… Les comptes du péage de 1509 sont très révélateurs de cette complexité du commerce naborien. Le tanneur Rémy paie deux gros pour 200 peaux de moutons transportées vers l’Allemagne. Il a l’intention d’aller les revendre dans les cités de la vallée de la Moselle . Non seulement les foires de Saint-Avold favorisent le commerce, mais elles sont une des bases de la prospérité des artisans locaux.

La foire du lundi de Pentecôte semble s’être spécialisée dans la vente d’ovins et de bovins. À côté de cette occasion annuelle, tous les lundis se tient un marché appelé Kessmarkt, ou marché aux fromages, dans lequel sont échangés des produits laitiers. Il attire les paysans des villages des alentours et de l’avouerie dont Saint-Avold est la capitale économique. Mais des agriculteurs de Lorraine romane y viennent aussi. Le coutumier de 1551 de Thicourt précise que les habitants de cette localité refusent de faire des corvées le lundi pour pouvoir se rendre au marché de Saint-Avold.

Le commerce du bétail est supervisé par les autorités municipales. Le Stadtrecht précise que la justice, c’est-à-dire le maire et ses échevins, font l’inspection de la viande de mouton avant sa vente, le dimanche de la Pentecôte . Tout propriétaire de viande avariée paye une amende de 60 schillings et 1 heller. La ville dispose aussi en biens propres d’un petit troupeau de moutons. Elle salarie un paysan pour tondre ces animaux. À l’automne, les 15 kg de laine ainsi produits sont vendus pour 20 florins à la foire locale.

Le duc de Lorraine favorise ces foires aux bestiaux. En 1588, il offre d’exempter les marchands de Metz qui achètent chevaux, brebis et moutons aux foires de Saint-Avold, si les mêmes conditions sont accordées aux Naboriens qui font du commerce sur les foires messines. Les autorités ducales surveillent aussi les allées et venues de ces troupeaux qui parcourent la région. Elles n’hésitent pas à sévir en cas de besoin. C’est ce que fait Odet de Thuilly, gouverneur de Hombourg et Saint-Avold, en 1585 : il fait arrêter des marchands messins à la foire de la Pentecôte de Saint-Avold, car il les accuse d’avoir fait de fausses déclarations à propos de leurs bêtes.

Ce succès des foires et leur rayonnement au-delà des frontières du duché donnent des idées aux princes voisins, notamment aux comtes de Nassau-Sarrebruck évincés de l’avouerie depuis 1575, mais économiquement très liés à Saint-Avold . Les relations entre Saint-Avold et Sarrebruck ont été très bonnes, mais elles se crispent à partir de la fin du XVIe siècle. Le comte Philippe III de Nassau-Sarrebruck crée deux nouvelles foires en 1593. La première, une foire aux moutons qui concurrence directement celle de Saint-Avold, puisqu’elle se tient en général quinze jours auparavant, a lieu le lundi de Reminescere, c’est-à-dire le deuxième dimanche de Carême. La deuxième est créée le 24 août, à la Saint-Barthélemy : il s’agit d’une foire aux bestiaux. Dans un courrier adressé au duc de Lorraine le 1er janvier 1594, les Naboriens se plaignent de ce procédé « vu qu’un nombre important de marchands d’Allemaignes (sic) ont accoustumés faire profession de trafficques en marchandises aux foires de Saint-Avold ».

Le duc réagit promptement et, le 25 février 1594, il envoie une lettre au comte de Nassau-Sarrebruck pour lui rappeler les bonnes relations de voisinage. Il fait un petit historique des foires de Saint-Avold et plus particulièrement celle de la Mi-Carême « où des marchands bouchiers de mes pays et autres voisins d’iceulx ont accoustumés faire la distribution en détail pendant l’année en traffiques qui leur vient de moutons et brebis mieux acommodités » . L’affaire en reste là.

Les débuts de l’exploitation minière

Depuis le Moyen Âge, la région de Saint-Avold fait l’objet d’exploitation minière. À Saint-Avold, on exploite du plomb, sur la colline du Bleiberg. Cette compétence fait la réputation de mineurs naboriens qui sont sollicités en Alsace, dans les Vosges. À la Saint-Médard 1492, sept mineurs de Saint-Avold, Friedrich Goldschmit, Endreß Biermacher, Friedrich Hesiber, Jörg Hoffner, Henerich Herbert von Heidesfelt, Lorentz Minover, Claus von Siegen et Balthazar Armbroster, sont sollicités par Caspar Böcklin, bailli de « Buckßvilre », au nom de Philippe, comte de Hanau Lichtenberg, pour exploiter la mine de Westhoffen. Ce contrat est renouvelé en 1494.

L’exploitation de la mine à Saint-Avold se poursuit au XVIe siècle, de manière parfois très irrégulière. En 1551, personne n’y travaille. Il est dit « Plomb Nihil, parce que ceste année, personne na labourée en la myne de plomb proche de Saint Nabor » . En 1587, la mine rapporte environ 10 kg de plomb. Cette exploitation prendra un tour plus industriel à la fin du XVIIIe siècle.

Conclusion

Saint-Avold participe au mouvement général de croissance économique qui caractérise les années 1450-1550. Elle profite des libertés apportées par les évêques de Metz qui stimulent son commerce et ses foires au moment où s’animent et se développent les foires de Francfort et de Saint-Nicolas-de-Port. Les prélats font de la ville une place où s’échangent des marchandises et troupeaux d’ovins du sud de la Lorraine, le poisson, les blés ou les vins en provenance de la vallée du Rhin ou de l’Europe du Nord. Non seulement la cité s’affirme comme un point de passage obligé entre la Lorraine et le monde germanique, mais elle sait aussi profiter de ce trafic pour développer des activités de transformation. Des hans de marchands puissants traitent le cuir ou travaillent la laine. La ville s’enrichit, ce que prouve la croissance des revenus fiscaux. Cela permet l’émergence d’une bourgeoisie active qui dirige les institutions municipales. Elle affirme ce pouvoir vers 1590 en faisant rédiger le Stadtrecht, coutumier où sont consignés toutes les « libertés naboriennes ». En 1581, au moment d’entrer dans le giron du duc de Lorraine, Saint-Avold est un carrefour économique en pleine expansion.