Lithographie de Lübeck vers 1572, par F. Hogenberg © Wikimedia commons
De Hombourg à Lübeck, l’étonnante ascension sociale de Simon Batz au XVe siècle.
par Vincent Vion (extraits de l’article paru dans “Le Cahier du Pays Naborien” numéro 23)
Erfurt et sa prestigieuse faculté de droit
C’est sous le nom de Baechtz (le patronyme apparaît sous diverses formes selon les époques ou les lieux de son activité, Bathts, Baet, Bachtz, Bacz et surtout Batz) que l’étudiant Simon entra dans l’histoire en intégrant l’université d’Erfurt. En se faisant immatriculer pour le semestre d’hiver 1438, Simon, natif de Hombourg, (Bischofs Homburg), entama un cursus universitaire exemplaire. Il se consacrera à l’étude puis à l’enseignement pendant près de vingt ans au sein de la même université.
L’âge d’or des universités se situe dans les derniers siècles du Moyen Âge. Une des créations médiévales la plus originale, l’université, était une communauté qui se régissait elle-même sans relever du droit commun, où régnait la scolastique, « cette structure en monde clos de la pensée » , de l’enseignement très dogmatique basé sur la lecture commentée, l’essai d’interprétation, de clarification et d’harmonisation des textes.
Cinquième université installée sur le sol du Saint-Empire après Prague, Vienne, Heidelberg et Cologne, celle d’Erfurt fut créée en 1392. Présentant les matières communes à toutes les facultés du Moyen Âge, elle devint cependant fameuse pour l’enseignement du droit où se distingua une élite d’éminents maîtres et de docteurs illustres.
En intégrant cet établissement, Batz ne paya que 12 groschen de droit d’entrée et ne régla les 11 groschen restants qu’en 1441 lorsqu’il soutint, pendant le semestre d’été, son Bakkalaureus in artibus. Le fait de ne pouvoir payer son admission qu’en deux termes souligne que Batz était de petite extraction sociale alors que la majorité des étudiants à Erfurt étaient issus de la bourgeoisie aisée ou de la petite noblesse . Ce baccalauréat dit des « sept arts libéraux » sanctionnait en quelque sorte les études de culture générale que l’on peut comparer, toutes proportions gardées, à celles du secondaire dans un lycée moderne. Il rassemblait les connaissances nécessaires à « l’honnête homme » du Moyen Âge, C’était le marchepied obligatoire menant à la poursuite de toute étude supérieure. . Ces années d’études achevées ouvraient sur les trois facultés supérieures, la théologie, la médecine et le droit.
Batz se distingua en soutenant sa maîtrise en philosophie durant le semestre 1444, se classant troisième sur neuf candidats. Il était désormais en droit d’enseigner et de vivre des honoraires que lui versaient les étudiants. Cinq ans plus tard, en 1449, il ajouta le Baccalaureus utriusque juris à son palmarès. Il se spécialisa dès lors dans l’étude puis dans l’enseignement qui détermina toute sa carrière, celui du droit sous ses deux formes, le droit canon et le droit civil.
L’ascension de celui qu’on appelait communément magister Symon de Homburch allait se poursuivre. Il fut élu recteur de la faculté de philosophie pendant le semestre d’été 1453, mais ce n’est qu’en 1455, pendant le semestre d’été, qu’il obtint sa licence en droit.
Il assuma ensuite la charge de recteur pour toute l’université pendant le semestre d’été 1457, à la suite d’un autre juriste éminent, Arnold Sommernat, qu’il représenta pendant le semestre d’hiver de la même année en tant que vice-recteur. Pendant son rectorat, on le nommait encore Magister symon baecht de hoienborg In utr. jure licentiatus mais pendant son vice-rectorat il atteignit le sommet de la hiérarchie universitaire, appelé désormais « Doctoris Symonis de Homborch ». Ce titre ne nécessitait alors qu’un simple examen, découlant de la licence, relevant plus de la cooptation, sorte d’hommage rendu aux capacités du nouveau promu ; tous les licenciés n’acceptaient pas ce titre, car les festivités et cérémonies liées à la nomination étaient fort coûteuses.
Selon la tradition médiévale, les universitaires, comme le faisaient d’ailleurs les gens du commun lorsqu’ils s’éloignaient de leur ville natale, se désignaient le plus souvent selon leur lieu d’origine plutôt que sous leur patronyme ; une fois établi à Lübeck, le docteur Batz se fera encore appeler communément meester Simon von Homburg et ce jusqu’à sa mort.
L’appel de Lübeck
En 1458, Batz abandonna l’université, car une opportunité exceptionnelle se présenta alors à lui. Son ancien camarade de faculté, lui aussi docteur en droit, Arnold Sommernat, de Brême, résilia sa charge de Ratsyndikus auprès du conseil des échevins de Lübeck et favorisa certainement l’installation de Batz. Peut-être aussi que Simon vit là l’occasion de fuir enfin la monotonie liée à la vie sédentaire et confinée de l’enseignant, fût-il de haut niveau. Les édiles du conseil lübeckois estimaient d’ailleurs les juristes d’Erfurt au point d’utiliser leurs services pendant 60 ans d’affilée, car le successeur de Batz, Johannes Osthusen, fut lui aussi de l’université de Thuringe, comme l’avait été son prédécesseur, Arnold Sommernat.
Le Ratsyndikus faisait fonction de conseiller juridique et diplomatique pour la ville. Ce poste détermina une position sociale de premier plan pour Simon Batz. Celui-ci prenait en effet le rang du bourgeois le plus considéré de la cité après les maires qui pouvaient être au nombre de quatre, assimilé à un échevin.
Simon se trouva, sans doute pour une première prise de contact, à Lübeck en 1457, car d’après la chambre des comptes de la ville, on lui offrit à cette occasion un cadeau en plus des 33 marks et 1 schilling et demi alloués pour son hébergement. Au début de l’année 1458, il s’installa durablement dans sa nouvelle fonction. Les questions de son salaire et de son logement furent rapidement réglées ; Batz habitait une maison dans la Johannisstrasse que le conseil avait rachetée à son prédécesseur Sommernat. Son salaire fut fixé à 200 marks mais demeura fluctuant, de 150 à 190 marks selon les années ; à cela se rajoutaient en cadeau des dons occasionnels non négligeables du conseil, comme 40 florins du Rhin en 1461 ou encore 50 autres florins remis en 1463.
Le nouvel emploi de Batz n’était pas une sinécure. Sa ville, en effet, allait le dépêcher vers des cours et chancelleries lointaines pour défendre ses intérêts. De longs et aventureux périples allaient s’en suivre. Le premier voyage, peu après son installation, conduisit Simon, « avec trois chevaux » vers la cour de l’empereur, Frédéric III de Habsbourg. La chronique du conseil de Lübeck n’en dit pas grand-chose, mais ce voyage fut immédiatement suivi par un autre : cette fois-ci la destination en était Rome.
Rome et Mantoue
La mission impartie à Batz était de trouver une issue au long conflit dit der Prälatenkrieg, la guerre des Prélats, qui dressa le conseil de Lunebourg contre les religieux de la ville quant au commerce du sel et qui dura deux décennies. C’était une guerre économique qui dégénéra en conflit religieux et qui se traduisit notamment par des révoltes sociales.
Ce commerce était vital pour Lübeck ; le pape, qui défendait les intérêts des ecclésiastiques bien sûr, menaça d’excommunier les conseillers de Lübeck s’ils commerçaient avec les Lunebourgeois. L’attitude de Lunebourg entraîna également sa mise au ban du Reich, dont les instances prirent aussi fait et cause pour les prélats. Cette sanction ne sera levée qu’en 1471. Batz fut reçu par le pape en personne.
Installé depuis peu sur le trône pontifical, Pie II jouissait déjà d’un grand prestige avant son élection. En effet, le Toscan Enea Silvio de’ Piccolomini était un intellectuel de premier plan, latiniste réputé, un des premiers humanistes italiens. Menant une vie mondaine, il fut secrétaire de l’empereur Frédéric III et laissa une œuvre littéraire de qualité. Puis il entama une carrière ecclésiastique brillante, fut tour à tour évêque de Trieste, de Sienne, enfin cardinal, ce qui le mena au siège suprême.
Batz mena cette négociation à bien, obtenant du pape un délai supplémentaire de sept mois pendant lequel les Lübeckois pouvaient accueillir les marchands de Lunebourg sans encourir les foudres du Vatican. Il obtint aussi la confirmation de tous les privilèges que les prédécesseurs de Pie II avaient accordés à Lübeck.
L’empereur Frédéric III et le pape Pie II, gravure sur bois de la Weltchronik de Harmut Schedel, Nuremberg, 1493
Batz eut une seconde occasion de se rendre auprès de Pie II.
Le Saint-Père avait en effet lancé un appel aux princes de toute la chrétienté pour les exhorter à mener une croisade contre les Turcs. Après la prise de Constantinople en 1453, leur expansion vers le reste de l’Europe semblait inéluctable. Il fallait aussi briser leur hégémonie sur la Méditerranée orientale et reprendre Jérusalem. L’assemblée devait se tenir à Mantoue. Lübeck désigna à nouveau Batz, lui demandant de saisir cette opportunité pour tenter de régler définitivement la guerre des Prélats qui empoisonnait toujours les relations du nord de l’Allemagne avec l’Empire et la curie romaine. En compagnie de son serviteur et de l’énigmatique magister Heinrich von Homburg, il arriva le 29 août à Erfurt. D’aucuns pensent que maître Heinrich était également originaire de Hombourg l’Évêque et qu’il était peut-être même un parent de Batz.
Le 3 septembre, au moment de quitter la ville d’Ilmenau dans la forêt de Thuringe, Batz fut appréhendé avec ses compagnons par dix soldats et vingt paysans armés, sur ordre du comte Heinrich von Schwarzburg. Ils furent traînés vers la prison d’Arnstadt - Batz écrivit plus tard « ainsi que les juifs l’avaient fait de Notre-Seigneur » - où croupissaient déjà d’autres émissaires. Simon fut fouillé, ses affaires et sa sellerie visitées. C’était encore un effet de la guerre des Prélats, car le comte, chaud partisan de ces derniers, pensait que Batz et les autres émissaires devaient profiter de leur voyage en Italie pour intriguer contre les prélats et, donc, contre lui-même.
Preuve de l’estime qu’ils lui portaient, le conseil de ville et l’université d’Erfurt, dont d’anciens amis, comme son prédécesseur à Lübeck, Arnold Sommernat, agirent immédiatement auprès du comte, soutenus par les propres enfants de ce dernier qui étudiaient alors à l’université. Un messager fut envoyé à Lübeck, mais, avant qu’une réponse ne parvînt de sa ville, Simon fut libéré, ayant passé « comme Jonas, deux nuits et trois jours dans le ventre de la baleine » et prit la direction du sud par Bamberg, où il apprit que l’hostilité de la cour impériale envers le conseil de Lunebourg s’amplifiait, puis il continua par Nuremberg . Ses compagnons en revanche furent retenus jusqu’à Noël.
Le congrès de Mantoue échoua lamentablement ; le pape voulut ouvrir la séance le 1er septembre 1459, mais aucun souverain ou prince de haute volée ne fut présent. Le congrès fut ajourné jusqu’au 26 du même mois, mais personne d’importance ne s’y présenta, à la grande déconvenue de Pie II dont l’idée d’une croisade, trop aventureuse et totalement anachronique en cette seconde moitié du XVe siècle, ne convainquit personne. Comme les autres délégués, Batz rentra chez lui bredouille quant aux affaires de Lübeck et Lunebourg. En effet, il n’était pas parvenu à arracher une prolongation du délai que la curie avait consenti à sa ville l’année précédente dans l’affaire des prélats : revenu à Lübeck, il apprit qu’on avait jeté l’interdit sur les maires et conseillers de la ville.
Cette longue affaire se termina enfin par un compromis, adopté à Reinfeld le 23 décembre 1462, auquel Batz ne participa pas, car il fut appelé par les conseillers à défendre les intérêts de leur ville comme plénipotentiaire accrédité pour les procès et affaires relevant de l’Empire avec une procuration lui laissant toute initiative. Le diplomate s’était déjà rendu à la cour impériale en 1458 et 1459 et à trois reprises en 1460.
Avant de se mettre en selle pour le sud de l’Empire, le syndicus participa, à Rostock, aux négociations pour apaiser une querelle qui opposait Lübeck et Wismar à Kolberg . Le destin de Batz allait désormais se jouer en Autriche.
Le diplomate en Autriche
De 1461 à la fin de l’année 1463, Batz ne vit guère son logis lübeckois. En effet, désigné par le conseil comme procurateur pour toutes les affaires ayant trait à l’Empire, il chevaucha une nouvelle fois vers le sud via Brunswick et Nuremberg. Il lui fallait rejoindre la cour impériale alors installée à Neustadt (Wiener Neustadt). Les autres résidences de Frédéric III étaient également situées en Autriche, à Graz et à Linz.
Depuis Lübeck, un tel voyage durait de vingt-cinq à trente jours et ce délai pouvait être allongé selon la sûreté des territoires traversés ou par d’autres intermèdes guerriers qui ne manquaient pas de survenir.
Les missions imparties à Batz étaient multiples. D’abord, ne plus rien concéder quant au Turkensteuer. Il va de soi que le prélèvement dit du « trentième denier », instauré par Frédéric III pour financer la croisade chère à Pie II, ne pouvait plaire aux villes du Reich. En outre, Simon devait essayer de trouver une solution à un conflit qui durait depuis une cinquantaine d’années entre l’ordre Teutonique en Prusse et des marchands de la Hanse et, de plus, aborder une fois encore l’épineuse question de la guerre des Prélats.
Nous observons Batz, en fin diplomate, tirer profit de ses déplacements en Allemagne méridionale pour tisser des liens étroits et se créer ses réseaux à travers toutes les rencontres avec qui pouvait lui être de quelque utilité. Ainsi, nous le voyons dialoguer avec les émissaires d’autres villes, souvent des personnes qu’il connaissait déjà, ici, les maires de Nuremberg, de Strasbourg, d’Augsbourg, là, le duc Louis de Bavière, ailleurs encore, négocier avec le conseiller impérial Ulrich Rider. Il savait tirer profit de ses rencontres ; ainsi, à Nuremberg, il lui fallait obtenir une copie du privilège que l’empereur avait accordé en secret à cette ville, privilège inouï qui mettait Nuremberg à l’abri de toute convocation devant quelque cour de justice que ce soit. Simon finit par obtenir la copie de ce privilège tant convoité au bout de deux ans de tractations, grâce aux bonnes relations qu’il entretenait avec le maire de la ville. En contrepartie, Lübeck, et Batz en particulier, devaient apporter leur appui dans les procès qui opposaient Nuremberg à l’Empire. Les capacités du docteur Simon Batz étaient-elles donc connues et reconnues jusqu’en l’Allemagne du sud ?
L’argent devait également jouer son rôle : pour obtenir le même privilège que la ville de Franconie, Lübeck mit 4 000 à 5 000 gulden à sa disposition par l’entremise de ses relations bancaires à Nuremberg.
Le but ultime de son voyage était cependant de parvenir à négocier avec l’empereur en personne. La période n’était cependant pas faste, car Frédéric III (portrait ci-contre) était alors en conflit avec son frère, Albrecht VI de Habsbourg, qui lui disputait l’Autriche. Tout le règne du flegmatique Frédéric se déroula d’ailleurs sur fond de guerres et luttes continuelles sur lesquelles nous ne pouvons nous étendre ici, mais qui affaiblirent le pouvoir des Habsbourg. Duc d’Autriche, roi des Romains de 1440 à 1486, Frédéric III fut le dernier empereur sacré par un pape à Rome, en 1452.
Tout au long de ses années autrichiennes, Batz fut confronté à la guerre, louvoyant entre camps retranchés et villes assiégées.
Durant l’automne 1461, il bénéficia de voyager, sous escorte armée, avec le duc Louis IX de Bavière en personne jusqu’à Ingolstadt où se trouvait sa Wagenburg - cette fortification mobile faite de chariots cuirassés en vogue à partir des guerres hussites -. Une armée de 6 000 Bohémiens et autres soldats campaient devant la ville. Les Wittelsbach étaient alors impliqués dans une guerre avec Albert Achille de Brandebourg, soutenu par le roi de Bohême, Georges Podiebrady. Le conseiller du duc le munit d’un sauf-conduit et mit à sa disposition un chevaucheur qui le mena jusqu’à Salzbourg où il rencontra notamment certains maires de villes impériales libres qui avaient le même but que lui, obtenir une session du Kammergericht – la chambre impériale, l’instance juridique suprême du Reich - à Graz.
Quelle déconvenue à leur arrivée ! L’empereur n’avait même pas pu réunir les juges et assesseurs nécessaires…
Batz prit le chemin de Prague quand il apprit, depuis Lübeck, que le procureur impérial Spaen avait réuni les princes du nord de l’Allemagne à Wilsnack pour leur signifier leur mise au ban du Reich s’ils commerçaient avec Lunebourg ; cette affaire était décidément interminable…
En septembre 1462, Batz réussit à convaincre le conseiller impérial Ulrich Riderer que l’avenir de Lübeck dépendait du commerce du sel avec Lunebourg. À ce moment, la ville de Vienne, longtemps assiégée, était retombée provisoirement entre les mains de l’empereur. Simon put regagner Nuremberg sain et sauf, car toutes les routes menant vers la Bohême ainsi que le Danube étaient coupés. Dès le lendemain, il chevaucha vers Ratisbonne pour assister au Reichstag et en profiter, avec opiniâtreté, pour convaincre une nouvelle fois les conseillers impériaux de le mener à l’empereur. Il y rencontra aussi de nombreux princes allemands et des délégués des autres villes libres d’Empire, réunis pour mettre fin aux guerres intestines ravageant l’Empire. Entre-temps, l’empereur fut capturé à son tour par les Viennois et retenu prisonnier dans leur ville, « in der musevalle to Wyen », comme l’écrivit Batz. Il réussit à copier une lettre du roi de Bohême Georges Podiebrady qui appelait les princes à se porter à son secours pour délivrer Frédéric. Il en conclut, avec raison, que la délivrance n’était plus qu’une question de jours. Dans le sillage des conseillers impériaux, Batz finit par arriver à Neustadt. Empêtré dans les conflits, l’empereur n’accorda pas encore d’entrevue à Batz. Mais les quatre semaines qui suivirent furent sans doute un sommet dans la carrière de Simon. En effet, une cour de justice extraordinaire fut rassemblée pour juger la révolte des Viennois et pour les châtier, en mettant la ville au ban de l’Empire. L’empereur en personne siégeait, entouré d’une foule de princes et hauts dignitaires et parmi eux, lui, Simon Batz ! Que de chemin parcouru et quelle ascension pour notre Hombourgeois !
Un messager vint le rappeler aux dures réalités du métier de diplomate. Il fallut qu’il se rende rapidement à Graz où un messager avait déposé des courriers à son attention. La première tentative pour quitter Neustadt échoua : Batz et son compagnon de route furent repoussés par un parti de soldats en maraude. Ce n’est que le surlendemain qu’il put quitter la ville. Il ne resta pas longtemps à Graz et se dirigea vers Bruck an der Mur où une nouvelle inattendue lui parvint : l’empereur venait de réunir le Kammergericht dans l’intention de traiter notamment les affaires de Lübeck. Il n’avait quitté la cour que depuis quelques jours et voilà qu’un message personnel de l’empereur le rappelait à Neustadt ; allait-il enfin, après près de trois ans passés dans le sillage de la cour, obtenir satisfaction ?
Mais la désillusion fut cruelle, une nouvelle fois les affaires de Lübeck ne furent pas jugées…
À part un crochet par Nuremberg, Batz resta dans l’entourage du Kaiser jusqu’à la fin de l’année pour rejoindre enfin Lübeck en janvier 1464.
Le travail méritoire de Simon de Hombourg, pourtant habile, patient et persévérant, ne fut pas couronné de succès ; le climat d’insécurité généré par les troubles et la guerre en Autriche en furent la cause. Le destin ne le laissa pas poursuivre son œuvre, car il ne lui restait que sept mois à vivre.
Mais les jalons étaient posés pour favoriser le succès des futures négociations que les syndiker, ses successeurs, menèrent à leur terme.
Le premier semestre de l’année 1464 fut plus calme ; en effet, il fut dépêché à Mölln par le conseil pour trouver une solution au conflit découlant de l’attribution de prébendes contestée par le duc de Saxe-Lauenburg. Un accord définitif ne fut pas obtenu mais l’attitude personnelle positive du duc fut considérée comme une victoire pour Lübeck.
La fin de Simon Batz
Déjà fortement frappées par les épidémies de peste au XIVe siècle - Lübeck fut notamment touchée entre 1367 et 1400 -, les villes portuaires du nord de l’Allemagne ne furent pas épargnées entre 1461 et 1464. L’épidémie se répandit depuis la vallée du Rhin jusqu’aux parties méridionale et orientale du Reich.
Quelques remarques conservées dans sa correspondance montrent que Batz, à l’instar de ses contemporains, craignait la peste noire, mais sans trop d’effroi. Il y voyait la main vengeresse de Dieu et avoua néanmoins, lorsqu’il était à Nuremberg en 1463 où sévissait déjà la maladie, qu’il en perdait le goût de la plaisanterie, tout en restant sarcastique comme à son habitude : il disait à propos des gens d’Eger ou d’Erfurt qui se réfugiaient à Nuremberg, qu’on y mourait aussi facilement que dans les endroits qu’ils venaient de fuir/
Il ne croyait pas si bien dire car peu de temps après que la ville eut reconduit son contrat pour quatre ans, le 23 juin 1464, preuve que ses employeurs estimaient beaucoup son travail, le 3 août, il fut emporté à son tour par la peste, dans la fleur de l’âge.
Un ultime honneur fut accordé à Simon Batz ; il fut enterré dans la chapelle de la confession de l’église Sainte-Marie de Lübeck, celle où reposaient les grands de la ville. Avant d’être réutilisée comme beaucoup d’autres à la fin du XIXe siècle pour paver le cimetière, la stèle tombale a été décrite : d’une largeur d’1 m 48, elle comportait le portrait en pied de Simon tenant une cédule à la main, et comprenait les inscriptions suivantes : « Anno domini MCCCCLXIIII die veneris post ad vincula Petri obiit excellens artium et utriusque juris doctor Symon Batz de Homborch sindicus Lubicensis » et en épitaphe, « miserere mihi » (L’an de grâce 1464, le vendredi suivant Saint-Pierre-aux-liens, mourut l’éminent docteur en arts et dans les deux droits, Simon Batz de Hombourg, syndic de Lübeck) . Ainsi, par-delà la mort, le nom de Hombourg resta accolé à celui de Simon…
Le testament en latin de Simon Batz du 14 août 1459 © Archiv der Hansestadt Lübeck
Par une de ces étranges coïncidences que l’histoire nous réserve parfois, Simon mourut le 3 août, le jour où l’on célèbre la Découverte du corps de Saint-Étienne, la fête patronale de sa ville natale. Ses exécuteurs testamentaires furent maître Albert von Reten, curé de l’église Sainte-Marie et le plus jeune des maires de Lübeck, Bertold Witig. Ce dernier remit, selon la volonté du conseil de ville, 25 florins du Rhin à un prêtre afin qu’il lise une messe pendant deux ans à la mémoire de Simon Batz.
Quel homme était Simon Batz ?
Au physique, notre homme était visiblement doté d’une solide constitution et ne semble pas avoir été marqué par les dizaines de milliers de kilomètres qu’il parcourut à cheval et en toutes saisons dans la dernière phase de sa vie. Sa fonction de diplomate exigeait de la souplesse, bien sûr, mais il semble avoir bénéficié d’un caractère ouvert et conciliant. Si la documentation le concernant est riche, suffit-elle pour autant pour en dresser un portrait psychologique ? Il est difficile de répondre… Cependant, quelques traits de son caractère se devinent en filigrane parmi ses propres écrits et dans ceux qu’il collectionnait et particulièrement son goût pour un humour plutôt sarcastique.
Deux mentions dans ses rapports suffisent-elles pour le qualifier de bon vivant, du moins de personne appréciant les bonnes choses de la vie ? Après avoir été en froid avec un fonctionnaire de Lübeck en poste en Autriche, Arnold von Loe, il se réconcilia avec ce dernier en « allant boire un coup », ce qui lui semblait si important qu’il le précisa dans sa lettre au conseil. La veille de Noël 1462, il envoya encore un rapport à sa ville : on aurait pu attendre d’un clerc érudit qu’il écrive « la veille de la naissance de notre Sauveur » ou quelque formule de ce genre, digne d’un lettré. Non, pour lui, la veille de Noël est le « jour où l’on rôtit les oies » !
Batz témoigne de qualités humaines certaines comme le prouve son intervention dans une affaire concernant de petites gens. Le serviteur du conseil Wetendorp se trouvait près de lui en novembre 1463 quand un appel au secours parvint de la femme de ce dernier qu’on priait de déguerpir de sa maison en profitant de l’absence de son mari, la pauvre ne sachant pas où aller avec ses enfants pendant l’hiver. Batz intervint depuis l’Autriche auprès du conseil de Lübeck pour garantir l’emploi et le logis de leur serviteur, avec succès, car ce dernier conserva sa fonction pendant au moins six ans de plus. Pendant son séjour en Autriche, il vint aussi au secours de son messager qui s’était fait une fracture du genou en le dispensant d’une longue course vers Lübeck qui aurait été d’une grande souffrance pour le chevaucheur et en trouvant le moyen d’acheminer le message par un autre biais.
Nous ignorons tout de sa vie personnelle sinon qu’il était célibataire. La mention de « clerc du diocèse de Metz » n’implique pas forcément qu’il était un religieux car cette mention était aussi réservée aux lettrés laïques ou aux savants en général dès le XIVe siècle.
Nous sommes cependant persuadé que Simon hésita après son baccalauréat in artibus quant au choix de sa future carrière. Car pour quelle raison aurait-il donc gardé dans ses papiers une copie d’un règlement nouveau établi en 1380 concernant le chapitre de Hombourg ? En effet, cette charte de l’évêque de Metz prévoyait que les chanoines pouvaient désormais bénéficier d’autres revenus tout en jouissant de leur prébende normale, sans être astreints à résidence . En outre, l’époque se caractérisait par la course effrénée aux bénéfices -beneficium- qui s’ajoutaient à l’officium - le revenu découlant d’une fonction cultuelle -, ce qui n’est rien d’autre qu’un cumul organisé de revenus. Ainsi, Simon aurait pu jouir d’une prébende de chanoine dans sa ville natale tout en briguant un poste auprès de l’official de son diocèse, par exemple. Mais la carrière de notre homme prit un autre tour…
Simon est d’abord et sans conteste un homme de son temps. Formé dans le moule de la scolastique, le raisonnement et les références basés sur les Saintes Écritures ne doivent donc pas nous étonner : n’a-t-il pas convaincu le conseiller impérial Riderer que la survie de Lübeck dépendait du commerce du sel avec Lunebourg, en utilisant des arguments tirés de la Bible ? … Cependant son ouverture d’esprit est grande comme l’atteste son goût humaniste pour le latin classique par l’entremise des auteurs de l’antiquité qu’il collectionnait. Sans doute marqué par le monde estudiantin dans lequel il évolua durant pratiquement toute sa vie, il appréciait les chansons à boire, les poèmes moqueurs, les écrits satiriques qu’il a en tout cas collectionnés. Simon de Hombourg relève de tout cela à la fois : c’est un homme du Moyen Âge certes, baignant dans une tradition et une convivialité estudiantine souvent triviale, mais il est ouvert sur le monde et sur l’humanisme qui commence à se répandre depuis l’Italie, ce « premier humanisme qui ajoutait la vraie Antiquité latine à la fiction médiévale ».
Batz est allemand, allemand jusqu’au bout des ongles. Il n’a jamais quitté l’aire germanique si l’on excepte deux incursions en Italie. Les étudiants et professeurs du Moyen Âge parcouraient l’Europe en tous sens, d’une université à l’autre ; rien de tel chez Batz qui n’a connu qu’un seul établissement depuis le début de ses études jusqu’au doctorat. Mais il présente néanmoins une facette européenne, profitant, sans doute avec gourmandise, de la diffusion de toute la production livresque de l’Occident grâce notamment au latin, cette lingua franca qui permettait seule l’accès à la connaissance dans l’Europe intellectuelle au Moyen Âge.
Quant aux langues, peut-être n’a-t-on pas assez mis l’accent sur les facilités que Batz possédait dans ce domaine, d’abord parce que la sélection était basée alors sur l’apprentissage du latin qui lui fut sans doute facile, mais on oublie qu’il a traversé de multiples aires dialectales allemandes aux parlers radicalement différents d’une contrée à l’autre, depuis sa langue maternelle, où se mêlent le Moselfränkisch et le Rheinfränkisch, aux parlers de la Thuringe, du Niederdeutsch de sa patrie d’adoption en passant par les zones bavaroise et autrichienne du Mitteldeutsch ; Batz était à l’aise partout. On est étonné de le voir maîtriser le Niederdeutsch à peine installé à Lübeck.
Simon Batz fit partie de ces trois mille à quatre mille lettrés supérieurs de l’appareil universitaire européen qui formaient l’élite intellectuelle du XVe siècle . Comme syndic-diplomate, il se fit une excellente réputation, non seulement en Allemagne du nord, mais aussi dans le sud-est du Reich et fréquenta sans complexe les puissants de son époque. Et cette réputation s’étendit plus loin encore, car les échevins messins dépêchèrent leur messager vers Lübeck pour embaucher le seul juriste de talent capable à leurs yeux de défendre leurs intérêts contre l’Empire, Simon de Hombourg.
Hombourg cherchait son grand homme, nous le tenons !…