Napoléon et Poniatowski à Leipzig par January Suchodolski

Le typhus à Saint-Avold en 1813.

Extraits de l’article de Denis SCHNEIDER paru dans “Le Cahier Naborien” numéro 8

Il y a dans l’évolution démographique de Saint-Avold au début du XIXe siècle une catastrophe bien datée : subitement, en novembre 1813, la mortalité s’élève et dépasse très largement le nombre des naissances. C’est d’ailleurs la seule de cette ampleur pour tout le siècle. Cette crise démographique résulte d’une épidémie communiquée aux habitants de la ville par les malades et blessés de l’hôpital militaire de Mayence évacués sur Metz lors de la débâcle de la grande armée, consécutive à la défaite de Leipzig à l’automne 1813.

Saint-Avold ville étape

Le ministère de la Guerre avait désigné un certain nombre de villes ou localités situées le long de la route de Mayence à Metz et chargées de l’hébergement et du transport des évacués de l’hôpital militaire de Mayence. Saint-Avold est, avec Sarrebruck, Forbach et Courcelles-Chaussy, l’une des dernières étapes avant leur arrivée à Metz.

Dès le 3 novembre 1813, le maire de Saint-Avold, le général Kister, nommé à cette fonction par le préfet de la Moselle Vaublanc le 31 décembre 1812, reçoit des administrations territoriales et des commissaires des guerres des instructions pour organiser le logement et la subsistance des malades et blessés et prévoir les moyens de transport nécessaires à la poursuite de l’évacuation vers Metz. Les autorités demandent au général Kister de faire préparer des granges garnies de paille, de trouver des chaudières pour cuire de la viande et aussi des couvertures, des voitures garnies de paille pour l’étape suivante, jusqu’à Courcelles-Chaussy.

Parti de Mayence le 4 novembre, le premier convoi de malades et blessés arrive à Saint-Avold le 10. Au début les convois sont importants, 300 à 400 personnes. Le zèle du maire est stimulé par l’envoi d’un employé du commissaire des guerres pour surveiller les opérations et par des mesures financières annoncées dès le 6 novembre pour régler les premiers frais occasionnés par les réquisitions. Celles-ci sont en effet des contrats établis entre la mairie et des fournisseurs à des prix « raisonnables » et qui engagent des dépenses pour les communes. Ainsi, le 23 novembre, puis le 13 décembre, le boucher Grimon, fournisseur de toutes les rations de viande distribuées en novembre aux malades, touche un acompte de 400 francs de la caisse municipale, et l’adjoint Nicolay prélève 200 francs pour verser des acomptes aux employés engagés pour réaliser toutes les tâches à l’ambulance de Saint-Avold. Cependant, ce sont les seuls versements effectués « à chaud ». Le règlement financier définitif se réalisera beaucoup plus tard, du fait des événements politiques qui en retardèrent l’exécution jusqu’en septembre 1817.

Un brouillon d’état numérique resté à Saint-Avold permet d’observer le rythme du passage des blessés. Pressés par l’ennemi, les Français ont évacué Mayence dans la précipitation. La plus grande partie de l’effectif de l’hôpital a été évacuée entre le 4 novembre et 5 décembre. Durant cette période de 32 jours, plus de 10 000 soldats ont dû partir vers Metz. Ils sont arrivés à Saint-Avold sept jours après leur départ dans l’ensemble, soit entre le 10 novembre et le 11 décembre. Il est probable que les plus valides ont été évacués les premiers. Du 6 décembre au 21, les derniers malades ont dû partir de Mayence; l’effectif des convois est maintenant nettement plus faible, environ 90 personnes par jour, il correspond aux quelque 1400 malades accueillis à Saint-Avold entre le 12 et le 26 décembre. Puis du 27 au 29 décembre, durant trois jours, aucun malade ne se présente plus à l’ambulance de Saint-Avold. Enfin, à partir du 30 décembre, les Alliés s’apprêtent à traverser le Rhin. Alors, certains malades en panne sur le trajet, car trop atteints ou faute de moyens de transport (environ 200 sont ainsi restés à Saint-Avold plus de 24 heures), sont évacués en hâte, si bien que l’on voit arriver à Saint-Avold une dernière vague de 900 personnes, du 30 décembre au 10 janvier. Dès le 11 au matin, les tout derniers ont dû partir et le matériel de l’ambulance est « cassé, brisé et détruit à l’approche des armées alliées » comme le mentionne incidemment une pièce comptable.

La retraite des troupes françaises après la défaite de Leipzig

C’est donc durant la première période et dès le premier jour que le maire de Saint-Avold a dû faire face à l’urgence. 310 personnes en moyenne, et jusqu’à 410, se présentent chaque soir aux granges aménagées par les soins du maire et des adjoints. Un maçon a monté cinq chaudières et des cheminées achetées à un marchand de fer et à un ferblantier de la ville. Des chandelles, des fagots de bois, de la houille ont été achetés de même que du sel, du vin, de la viande et des ustensiles de cuisine, ainsi que de la vaisselle de terre cuite. La mairie a enfin engagé à divers moments 18 personnes qui ont fourni ensemble 350 journées de travail. Ces journaliers ont été employés à charger et décharger les malades des voitures, à préparer et distribuer la nourriture, comme infirmiers, cinq enfin ont enterré les morts en compagnie du fossoyeur habituel. Quant au pain, il a été directement pris en charge par le fournisseur de la troisième division militaire. Mais au repli des blessés et aux nouvelles militaires défavorables, s’est rapidement ajouté un troisième motif d’inquiétude.

Le typhus

II semble que les habitants de la ville n’aient pas été effrayés en novembre par la mortalité qui sévissait parmi les malades. Après tout, un certain nombre de morts dans cette population pouvait paraître naturel. Et il n’y avait pas plus de deux à sept décès par convoi de 200 à 400 personnes, environ un pour cent, rien qui puisse frapper les imaginations.

Pourtant, dès le 14 novembre, apparaissaient des décès supplémentaires, ceux qui devaient affecter les soldats qui se repliaient de Mayence avec leurs unités. Un problème se pose à ce propos : le nombre des décès enregistrés à l’état civil ne correspond pas du tout à celui qui est indiqué sur les statistiques de l’ambulance de Saint-Avold. De plus, les soldats dont la mort est enregistrée à l’état civil semblent être morts chez l’habitant. Nous en déduisons qu’il faut additionner ces nombres. Il y a d’une part les morts de l’hôpital en transit, non comptabilisés à Saint-Avold et vraisemblablement enterrés dans une fosse commune; d’autre part, les soldats isolés, morts ici, enregistrés à l’état civil et peut-être enterrés séparément. Il y a enfin les morts parmi les habitants de la ville, atteints par l’épidémie dans la deuxième quinzaine de novembre.

Les premiers morts, dès le 10 novembre; sont donc ceux de l’hôpital en repli. La maladie sévissait déjà, en effet, à Mayence où le capitaine Coignet, chargé de l’enterrement des victimes, dut recruter des « forçats » et « les menacer de la mitraille » pour qu’ils accomplissent ce travail. D’autre part, à l’ambulance de Saint-Avold, la mortalité des blessés de Mayence est d’emblée de l’ordre de 1 % de l’effectif; elle varie peu jusqu’au 11 décembre, puis double jusqu’à Noël et retombe à zéro dès le 26 décembre.

Cela montre bien que l’épidémie décimait les soldats depuis le début du repli. Lorsque ce repli fut accéléré, sous la pression de l’ennemi, les derniers malades précipités sur les routes étaient les plus moribonds, partis entre le 6 et 21 décembre de Mayence et arrivés entre le 12 et le 25 décembre, au moment où l’épidémie parmi les soldats se conjugue à celle qui atteint les habitants. Après Noël enfin, ceux qui arrivent à Saint-Avold sont vraisemblablement des malades qui, immobilisés sur la route et ayant survécu à la maladie, repartent convalescents vers Metz.

Il est donc probable que l’hôpital a perdu en moyenne 1,5 % de ses effectifs par jour de repli entre Mayence et Metz, où l’épidémie a repris de plus belle, lors du regroupement des malades dans les hôpitaux sédentaires. On peut estimer le nombre des malades partis de Mayence à 13 200, le nombre des morts sur la totalité du trajet à 1 230, les survivants parvenus à Metz à 12 000 environ. Mais parallèlement à cette décimation des malades de l’hôpital, l’épidémie se propage dans la troupe en retraite qui vit dans les mêmes conditions d’hygiène. 73 décès de soldats ont été enregistrés par l’état civil. On connaît dans l’ensemble leur âge, leur lieu de naissance et leur unité militaire. Ils viennent des quatre coins du pays, 45 départements sont représentés. Leurs unités sont très diverses. Environ un tiers est issu de l’infanterie de ligne et de l’infanterie légère, mais d’une quinzaine de régiments différents. Un deuxième tiers provient de la garde impériale, mais là encore, d’un grand nombre de régiments de dragons, tirailleurs, voltigeurs, grenadiers. Enfin, un dernier tiers provient d’autres unités : deux régiments de hussards, des artilleurs, cinq marins, marsouins et artilleurs de marine, des chasseurs, des soldats du train enfin. Rarement deux personnes ou plus proviennent du même régiment. L’épidémie est donc endémique dans l’armée en repli.

Longtemps le typhus, maladie provoquée par une bactérie transmise par le pou, a été confondu avec la peste et Coignet parle, lui, de fièvre jaune. Si à l’époque les médecins savent reconnaître les symptômes, personne ne soupçonne alors le mode de transmission de la maladie. Aussi la prophylaxie adoptée est-elle inefficace. Ainsi, le baron Marchant, maire de Metz, qui est aussi médecin, préconise des fumigations dans les chambres où sont logés les soldats, par un avis du 25 novembre, publié le 30 novembre dans le Journal du département de la Moselle.

La propagation de l’épidémie à Metz et à Saint-Avold

Officiellement, l’épidémie est longtemps niée. Les autorités semblent essentiellement préoccupées d’arrêter les « rumeurs ». Le 25 novembre, un avis du maire de Metz affirme qu’il n’y a « aucune maladie contagieuse parmi la garnison… qu’il n’en existe point qui ait un véritable caractère de malignité parmi les malades qui sont évacués sur Metz ». Il évoque « les longs bivouacs… les longues routes… les pluies continuelles qui règnent depuis six mois, joints aux privations », pour expliquer des « diarrhées fâcheuses », rappelle la nécessité de nettoyer convenablement les chambres où ont séjourné des militaires atteints. Cet avis est publié dans le numéro du 30 novembre du Journal du département de la Moselle. À ce moment, l’épidémie a déjà tué trois personnes à Saint-Avold et fait probablement ses toutes premières victimes à Metz.

Dans le numéro suivant du Journal du département de la Moselle, le 5 décembre, le baron Marchant, pour appuyer ses affirmations, ordonne la publication des pertes enregistrées parmi les malades du 22 au 29 novembre inclus : 47 décès dans les 24 heures pour 2 072 malades arrivés à Metz, 2,3 % de l’effectif. Mais à ce moment-là, le Journal ne nie plus la réalité de l’épidémie : dans sa rubrique « observations nosologiques », il observe : « on ne parle ici que des maladies qui ont pris leur origine dans le département de la Moselle ». D’ailleurs le 5 décembre, il y a déjà 15 morts à Saint-Avold, probablement autant à Metz, dans la population civile et dès le 6, l’épidémie s’accentue nettement. Il y a donc déjà beaucoup de personnes malades et, dès ce moment, il est trop tard pour éviter le pire.

Vendredi 10 décembre, le Journal du département de la Moselle se tait pudiquement sur l’épidémie qui, alors, fait rage. Dans le numéro suivant, par contre (15 décembre), la moitié du journal est consacrée à des « observations sur les miasmes contagieux, sur les moyens de l’éviter et sur l’emploi des agents chimiques pour les détruire ». Mais le maire de Metz, toujours lui, ajoute : « mon intention n’est pas de répandre l’alarme ». Finalement, le numéro du 25 décembre publie une circulaire préfectorale aux maires du département en date du 14 décembre dans laquelle le secrétaire général de la préfecture, Viville, annonce l’arrivée de médecins des hôpitaux et facultés parisiennes, rappelle les termes d’une circulaire de 1812 à propos des fumigations, qu’il faut isoler les logements des malades militaires, éviter de les placer chez l’habitant, éloigner les habitants de ceux qui sont atteints. Il rappelle enfin que le commerce des effets des morts est dangereux et illégal, invite les sous-préfets à actionner les tribunaux pour l’arrêter.

Rien n’a empêché l’épidémie de se propager librement dans la population. À Saint-Avold, 19 personnes, appartenant à 16 familles, ont été directement en contact avec les malades et les morts de l’ambulance de Saint-Avold. Ces journaliers n’ont été engagés que pour des périodes limitées, le plus souvent 12 ou 14 jours, quelques-uns plus longtemps, 38 à 48 jours. Ils ont donc déjà largement diffusé la maladie.

Mais les soldats de passage ont dû propager plus en profondeur le fléau, en logeant chez l’habitant ou dans les auberges. Cette propagation est de caractère foudroyant. Les trois premiers morts apparaissent le 28 novembre. Jusqu’au 5 décembre, la mortalité reste faible, deux à trois personnes par jour, puis, en 10 jours, le typhus tue 70 personnes. Le maximum est atteint dès le 12 décembre. Le rythme de l’épidémie à Saint-Avold se déroule en trois temps. Tout d’abord, du 10 novembre au 5 décembre, la mortalité suit un parcours très linéaire, car l’épidémie est déjà installée dans la population militaire quand celle-ci atteint Saint-Avold. À partir du 5 décembre et jusqu’au 23 décembre environ, l’épidémie trouve un nouveau réservoir : la population locale. Elle redouble donc d’intensité. À partir du 23 décembre, la population militaire qui traverse la ville se tarit progressivement. L’épidémie ne fait plus alors que se propager dans le milieu local, au ralenti, jusqu’en février 1814.

Les victimes ont été essentiellement les enfants de moins de 10 ans et les adultes de plus de 40 ans. En ce qui concerne les couches sociales, le typhus semble avoir nettement frappé les plus pauvres et les familles nombreuses. Sur 234 décès enregistrés, 59 cas sont indéterminés et 172 socialement repérables. L’artisanat et le petit commerce (boulangers, bouchers ou cabaretiers) sont plus touchés car numériquement nombreux et la promiscuité y est grande du fait de la taille des familles. Les journaliers sont aussi fortement touchés car il y a parmi eux un grand nombre de veuves assez âgées, mais leurs familles sont plus petites donc moins victimes de la maladie. Le plus frappant c’est la faiblesse du nombre des décès parmi les catégories sociales les plus aisées, dont la moyenne d’âge est pourtant élevée. De même les servantes ne comptent aucune victime. Cela s’explique par plusieurs facteurs qui agissent conjointement. Ce sont des femmes, généralement jeunes, elles bénéficient de plus de l’hygiène des familles assez riches dans lesquelles elles vivent ; enfin, ces familles sont fréquemment à effectif réduit donc à faible promiscuité.

En février 1814, l’épidémie s’arrête progressivement : 25 décès ont lieu en février, 17 en mars, 11 en avril, 6 en mai. Le surcroît de mortalité causé par le typhus peut être chiffré à environ 230 personnes. Le manque à naître peut, lui, être chiffré à une vingtaine de naissances compte tenu du rattrapage démographique qui a eu lieu en 1815. L’épidémie a donc causé un trou de 250 personnes, environ 9 % de la population, ce qui représente quelques années. d’excédents démographiques annulés.